If, de Marie Cosnay

[Note de lecture]

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Hugues Robert, le libraire de la librairie Charybde, sise dans le 12e arrondissement de Paris, est un serial lecteur qui nous fait profiter plusieurs fois par semaine de ses découvertes sur son blog. En accord avec lui, Lundi Matin reproduira une de ses fiches de lectures chaque lundi. Pour commencer en beauté, voici If de Marie Cosnay (aux éditions de l’Ogre) qui fouille la mémoire rapatriée et celle de la colonisation dans une île mythique au large de Marseille.

Faux souvenirs et états-civils fuyants, pour une enquête subtile et mystérieusement poétique dans les toiles ambiguës du rapatriement et de l’accueil des réfugiés.

Le souvenir d’enfance n’existe pas et le château d’If n’existe pas. L’enfance n’existe pas. Le château d’If comme le souvenir comme l’enfance n’existent pas, le temps qui passe, n’en parlons pas.

Il y a là une ville, Marseille, au Vieux Port mal gardé par cet imposant château d’If, qui se rachète néanmoins en lui prêtant toute sa stature de mythe : évasion et vengeance. Ville de départ et d’arrivée, ville de transit, ville principale de débarquement (avec Nice et Port-Vendres) des rapatriés en 1962-1963. De l’autre côté de la Méditerranée, l’Algérie qui fut française. De possibles faux souvenirs d’enfance, une volonté farouche de trouver les filaments d’une fiction, et un homme ordinaire, tendu en apparence entre les deux rives, qui se dérobe à la recherche et à la compréhension : Mohamed Bellahouel.

Le château d’If, la première fois j’avais dix ans, tout y était fiction ; même l’Empereur, ses Cent-Jours, sa rechute. Tous ces personnages enfermés, fiction.

Tous ces personnages enfermés dans des îles ou des tours, personnages enfermés dans des îles des tours des pays de cocagne, tous personnages déportés qui tournaient comme tourne l’Histoire, hurlaient en vain ne hurlaient plus, souffraient de même ne souffraient plus, pleurés d’abord puis plus pleurés du tout, vaincus vainqueurs dans le même panier, vaincus d’abord pleurés puis pleurés plus du tout, ceux qui croyaient, avaient cru, même pas, à peine, si je cherchais leur trace passionnément, trace de leur ongle dans la pierre, de leur nom dans l’archive, je les mettais en doute comme en doute ce qui chaque fois hérissait le temps, le dressait, l’excitait, c’est-à-dire je mettais en doute les affaires des hommes.

Jamais celle des oyats, des dunes, oliviers multicentenaires, jamais celles des ifs des cimetières.
Mais les affaires des hommes en tant qu’ils étaient hommes et vivants.
Les affaires des hommes vivants.
Pas les affaires des hommes morts défaits devenus ifs oyats poussières et humus pour oliviers centenaires.
Mais le temps des affaires des hommes.
Je mettais en doute qu’il y eût un temps, un fil de temps fait de moments consécutifs dans les affaires des hommes, et je mettais en doute qu’il y eût un temps dans mes propres affaires, tant qu’on y était.
L’enfance faisait des phrases mais les phrases ne faisaient jamais l’enfance.
Pareil pour la mort, l’instant de mourir faisait des phrases, c’est tout.
J’en étais là de mon rapport au temps.

Embarquement de réfugiés à Bône (Annaba) en 1962

Autour de la quête méticuleuse de l’identité, de la vérité et de la signification possible du rapatrié Mohamed Bellahouel – dont le statut exact demeurera longtemps mystérieux -, Marie Cosnay a bâti, dans ce récit hybride publié aux éditions de L’Ogre en janvier 2020, l’une de ces enquêtes rares, dont elle a le secret, mais dont elle dissimule souvent les ressorts dans sa fiction poétique (ainsi en était-il, encore récemment, avec « Cordelia la guerre » ou avec « Épopée »). Une enquête qui résonne étrangement, bien que leurs objets diffèrent largement, avec celle conduite par Claro à propos d’une certaine « Maison indigène », naviguant et oscillant elle aussi autour du lien entre France et Algérie, mais se préoccupant moins essentiellement de poésie et de combat que de refuge et d’adaptation, à l’heure où ces mots séculaires ont repris plus que jamais leur brûlante actualité.

Dans l’ombre ambiguë du comte de Monte-Cristo et de souvenirs d’enfance qui n’en sont peut-être pas, d’une mise en fiction qui se dérobe et de registres d’état-civil recélant autant d’impasses et de fausses pistes, Marie Cosnay, en se souvenant aussi de la terrible apostrophe de Gaston Defferre (« Qu’ils aillent se réadapter ailleurs »), tisse une toile surprenante pour, comme l’avaient conduit aussi à leur manière le Mehdi Charef du beau « Le harki de Meriem » ou l’Olivier Martinelli de « L’ombre des années sereines », et selon l’heureuse expression des éditeurs de L’Ogre, « redensifier le réel », à l’heure où le refus, net et sans fioritures, des simplifications permanentes, s’impose à nouveau en matière de refuge et d’accueil. Si les souvenirs fuient en permanence l’enquête dans « If », la mémoire tenace se rappelle aujourd’hui à nos certitudes comme à leurs absences.

Le général de Londres ne répondra pas aux questions qui se posent vaguement, comme les Jouhaud, Zeller et les autres ne répondront jamais à la question que personne ne leur pose mais qui, s’ils étaient moins aveugles ou moins amoureux des mots d’autrefois, devrait s’imposer à eux quand ils constatent la différence entre leur belle et archi-puissante idée d’égalité et le racisme concret qui a structuré jusque-là et structure, plus que jamais au moment où ils se vivent en crise, toutes les facettes de la vie coloniale. Vie coloniale qu’ils bénissent au nom de l’universel et de la fraternité.

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