Le corps, la carte et le geste

Tahar Kessi

paru dans lundimatin#338, le 10 mai 2022

Je voulais, en le composant, expliquer des états que les ṣūfīs s’attribuent et dont la connaissance nécessite l’existence d’un stade au-delà de l’intellect. Les philosophes ignorent ces états. Car ils demeurent prisonniers du défilé étroit qu’habite l’intellect
Ayn al-Quḍāt al-Hamadānī [1]

Je créerai une ile !
Irimiás [2]

­1.








Images :

— 1. 2. Fernand Deligny (quelques cernes et lignes d’erre, radeaux d’après le désastre ),
— 3. 4. Constant Nieuwenhuys ( New Babylone , projet commencé en 1960),
— 5. Pétroglyphe du cadastre de Bedilona daté de 2100 av JC ,
— 6. 7. Guy Debord inter alia ( The Naked City , éditée en 1957 avec le Guide Psychogéographique de Paris. Discours sur les passions de l’amour  par le Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste puis dans l’ouvrage Pour la forme  d’Asger Jorn),
— 8. John Cage ( Water Walk , 1959),
— 9. 10. Jackson Pollock ( Cody/Wyoming 1912 - 1956 Springs-East Hampton/New York , et Number 1, Lavender Mist , 1950),
— 11. William De Koonig ( Excavation reproduction de Grenier , 1949),
— 12. Représentation d’un Rhizome selon Gilles Deleuze et Félix Guattari,
— 13. 14. 15. Trois clichés d’une angiographie coronarienne,
— 16. Robert Rauschenberg ( Half a Grandstand , 1987),
— 17. Hunain ibn Ishaq (première représentation de l’oeil élaborée entre 808-873 après JC),
— 18. Carte de notre galaxie, la Voie Lactée, et de son proche voisinage réalisée à l’aide du satellite Gaïa, 2018.

2.

1er mouvement  

C’était un corps à peine discernable sous le poids de ses intentions :
étendu à même le sol, coupé en deux par une pénombre au niveau du thorax,
bras droit replié sur la poitrine, suivant la ligne mamelonnaire,
main gauche tendue vers l’avant, disparaissant dans l’ombre.
La tête et les cheveux sont déjà happés par les nuages.
Par là, une photographie de Pessoa tombée d’un livre,
livre tombé d’un cartable,
cartable tombé d’un bureau.

Corpoème se dissolvant dans une pièce, près d’une fenêtre,
il était à-peine-là ; juste assez pour signifier qu’il était déjà parti.
La vérité n’est dite que par ceux qui partent.

Un fragment d’une carte Africaine vue entre les allers-retours des uns,
les appels sans retours des autres.
Les radios crépitent.

La scène, prise dans son unité, faisait ressentir un vertige :
celui de la pierre sourde qui, lancée dans un puits, n’en touche jamais le fond,
ne fait jamais entendre sa fin ; n’en dit pas le nom.
Comme le vertige d’exil.

Exil du dehors, quand tu longes la rue de Lyon, dans le 15e arrondissement, jusqu’au Vieux Port. Tu sais que là a résidé Arezki, Lahlou ou Lounis, qu’ils ont fabriqué du sucre à Saint Louis, qu’ils ont crevé à Nîmes lors de l’effondrement d’une mine.

Exil du dedans sur le boulevard des Douze Salopards à Tizi Ouzou. C’était une vieille en k-way qui faisait rempart à un coup de couteau. Son fils et sa fille étaient sur un carton près du stade du 1er Novembre. Il pleuvait durant des heures, des jours. C’était Tokyo.

Exil du dedans de la rue Sorbier, croisement de Ménil, à deux heures du matin, en pensant à Mohya ;

que ta fatigue et la sienne tiennent à présent à leur seule évocation,
que tes pas sont l’expression de ta volonté,
et ta volonté celle de ton vagabondage : la vie est pour toi un braquage permanent.
Errance.

Qui est parvenu ne serait ce que dans une certaine mesure à la liberté de la raison, ne peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur. Pour un voyage toutefois qui ne tend pas vers un but dernier car il n’y en a pas. Mais enfin, il regardera les yeux ouverts à tout ce qui se passe en vérité dans le monde. Aussi ne devra-t-il pas attacher trop fortement son cœur à rien de particulier. Il faut qu’il y ait aussi en lui une part vagabonde dont le plaisir soit dans le changement et le passage. Sans doute, cet homme connaîtra les nuits mauvaises où pris de lassitude, il trouvera fermée la porte de la ville qui devait lui offrir le repos. Peut être qu’en outre, comme en Orient, le désert s’étendra jusqu’à cette porte, que des bêtes de proie y feront entendre leur hurlement, tantôt lointain, tantôt rapproché, qu’un vent violent se lèvera, que des brigands lui déroberont ses bêtes de somme. Alors, sans doute, la nuit terrifiante sera pour lui un autre désert, tombant sur le désert, et il se sentira le cœur las de tous les voyages. [3]

Et puis qu’il pleut encore et encore, que tu es mouillé du dedans comme du dehors, et que tu penses à ce tout petit espace de ton enfance où neuf mètres carrés de friche suffisaient à rendre crédibles tes périples, que les grandeurs grandissaient encore plus à vue d’œil, que tu étais territorialiste.

Et que tout ceci ne vaille maintenant plus que ton soupir, défait, car chacun de tes mots surgit comme une trahison, que c’est un véritable embouteillage de sensations qui contraint ta langue, que chaque lettre est un mur.

Tu te rappelles du ciel aujourd’hui, tu te rappelles qu’une averse refoulée maintient les lieux dans une atmosphère de cloche à gaz,
que tout coule,
que tout colle à tout,
que ta moiteur pas plus que celle des autres sont ce qui joint l’insecte au tue-mouches,
que tes chères pensées, ton empêtrement et ton vagabondage sont ta propre glu.

Tu te rappelles que le ciel est aujourd’hui comme toi constipé, qu’il planque très certainement un cadavre dans le placard.

Tu voies ta défaite gravée sur les murs de chaque rue.
Tu observes les fenêtres de ces immenses barres d’immeubles aux Rosiers, dans le 14e, et ca te rappelle Tizi-Ouzou, ca te rappelle le gaz carbonique de la Kuusinena ulitsa dans la banlieue de Moscou qui se dissocie à vue de l’air givré. Bâtiments massifs, en plusieurs blocs, dont les apparentes coursives relient les pauvretés entr’elles. Tu suis les lignes des façades tracées par de récentes gouttières et l’empilement des fenêtres, tu en distingues les allèges. Tu sais qu’elles n’ont abrité que pauvre sur pauvre : réfugié, ouvrier, émigré, chacun venu vaincu des quatre coins du monde. Tu te souviens que l’allège s’appelle aussi « le contre-coeur ».

Tu es en suspens ; tu es à présent le battement même de la ville car tu en ressens les mesures. Ce spatialise dans ta tête la géographie de toutes ces histoires qu’on te racontait quand tu étais jeune, niais et encore ivre d’espace.

Un passage de flic, des appels de sirènes te ramènent au présent par la pire des manières.
Tu es debout, sur le pallier d’une pièce, entouré de silhouettes, toutes concentrées autour d’un point central, comme lors d’un rituel animiste ou une assemblée lybique d’adorateurs de Tanit. Tu es à l’intérieur-même d’un tumulus guanche et l’air, chargé de particules instables, aspire tout ce qui te reste de sève. Ton réel est alors, par une poussée brusque, restitué dans sa multiplicité quand un autre réel vient se greffer sur lui comme un transplant. C’est le mouvement même des choses autour de toi qui déterritorialise ta présence et te donne la conscience de l’alentour,
car, cendre dispersée, tu en es à présent la partie pulvérale ;
car se produit en toi une greffe d’ouvert ;
car tes organes se confondent et que ton cœur, tes yeux, ton souffle, tes poumons s’évanouissent dans une extase où ta présence n’est plus qu’intensité.

Tu ressens l’effilochement de chacune des certitudes sur lesquelles tu as construit ton corps.

Tes pieds ont comme pris racine dans le sol, tu es presque un arbre pétrifié, une folie-au-monde comme {}dans un poème d’Ezra Pound :

The tree has entered my hands, the sap has ascended my arms, the tree has grown in my breast- Downward, the branches grow out of me, like arms. Tree you are, moss you are, you are violets with wind above them. A child - so high - you are, and all this is folly to the world  [4].

Une pluie retenue fait peser sa frustration sur les choses.

Dans la pièce, près du bureau, à ce moment précis, tu penses à Duhl Séroul qui fit exécuter des centaines de sujets [5]. Tu penses aussi qu’il fait chaud, que tu n’es pas ici à ta place, que de toute façon tu n’y crois même plus.

Il fait chaud, tes aisselles sont moites, ta tête est comme reliée à un transistor,
tu es enceint d’un monde pas encore nommé qui tarde à advenir.

Le poste radio diffusait El payador perseguido.

_ [...] Cada pago se aficiona
A una forma de peliar
Y aquel que quiera guapear
Antes tendrá que advertir
Que para saber salir
Hay que aprender a dentrar [6]

Pierre muette, le corps était comme un pont suspendu entre deux falaises invisibles,
deux côtés d’une histoire pourchassée et continuant sa cavale.

2e mouvement

C’était une ancienne carte territoriale de l’Afrique posée sur un bureau en vieux cèdre,
Le meuble s’effritait de fatigue, il n’était plus que témoignage :
entre les quatre arêtes d’une planche,
plongent les striures, les craquèlements et les résidus d’anciens gribouillages d’écolier,
comme sur les parois du Hoggar, charriant histoire, animaux disparus, petites flèches,
prénoms liés par des « je t’aime pour toujours » n’ayant pas résisté à l’érosion.

Vieux meuble pas net, copeau de temps verni au brou de noix,
obscurcissant juste assez la surface des choses pour les clarifier,
floutant le souvenir pour ne plus le distinguer du rêve,
et le rêve des lignes ondulatoires d’un mirage.

La carte est nette : picture immobile d’un monde qui fut un jour autrement,
contraction génie-militaire de plusieurs points d’espace ;
impossibilité à les faire tonner,
raccourcis de mille horizons très précisément insituables.

Papier atone, la carte définit, elle trace des lignes, délimite, accélère le monde.
Recouvrement, enfouissement, elle terre et ne restitue pas la spatialité.
Elle décrit du dehors l’espace traversé.
Elle trahit ce bureau, ce cartable,
ce corps, cette traversée,
ce geste de la main.

3e mouvement

Le geste est flou :
il circonscrit et ne définit pas,
il est maintenant
(« main tenant », « main » et « tenir », « main qui tient », maintenir) .

Cette main tendue dans la pénombre masquait un autre geste plus enfoui, déjà en cours et plus synthétique.

Qu’est-ce que le geste pour toi d’ailleurs ?

Le geste est, main tenant, ce qui surgit de répétitions formelles du vivant,
de bégaiements d’opérations usuelles,
de ruptures asignifiantes dans la structuration formelle du langage,
dans leurs processus de production de signifiants d’usage,
c’est ce qui s’embusque sur le chemin des fonctions répétitives ;
il se manifeste comme bug, emballement, sabot.
Il est ce qui reste à faire advenir après la traduction et la mise en forme d’intuitions communes.

Il est aussi ce qui se dirige vers une jonction,
une zone d’intrication de points de vue,
ce qui advient d’une invocation commune
afin de contrecarrer l’uniforme (la forme unie)
par le consentir (sentir partagé).

Le geste est le sens de direction que développe le corps
quand il commence à découvrir toutes les traces
et voir tous les vestiges du monde pliés en lui,
pour faire surgir des communautés du sensible.

3.

Hier, dans cette pièce, près de cette fenêtre, de ce bureau et de cette carte, la police a tiré sur Mohand.
Il était écrivain public.
Du haut de la montagne, un nuage tire un cortège d’averses. Le vent ramène des gouttes de poussière.
Les gens parlent de moins en moins. Avec la chaleur refoulée, ils ont peur que les mots ne brûlent dans la bouche. Les reliefs montagneux et tout l’alentour de cette ville se sont comme écroulés sur eux-mêmes pour créer un autre paysage mental ressemblant à un llano [7]. Cet autre paysage senti est venu se calquer sur le visible et le renvelopper de moiteur. Alors le plat intérieur, si proche, si immédiat, l’emporte sur la prise d’air des sommets, au loin.
Les chiens se sont arrêté d’aboyer.

Mohand lisait, à la seule fenêtre de la pièce, le livre de l’intranquillité [8] quand la balle lui est passée entre les deux épaules. Il était dans son bureau en train de compiler des ’J’ai l’honneur de venir à vous’, des ’Veuillez agréer Madame, Monsieur’ pour que d’autres trouvent du boulot, touchent leurs retraites, se défendent lors de leurs procès.

Les condés coursaient un vendeur de shit. Ils faisaient les comptes de fin de mois. Ils attendaient un retour sur investissement.
Dans un pays où tu prends trois ans pour un joint de taga et une année pour homicide, le choix est très vite fait.
L’un des flics a ouvert le feu. Et une balle perdue n’est jamais vraiment tout-à-fait perdue.

Il n’avait pas fini de fumer sa cigarette. Il n’avait pas fini de parler d’amitié. Il était têtu comme un burin. L’autorité publique lui squattait beaucoup trop le public des choses.
Il n’aimait pas l’uniforme. Il n’aimait pas les staliniens. Il n’aimait pas la mise à jour défensive de l’équipe nationale de football. Il lisait du Pessoa et avait noté sur son dernier carnet deux extraits de Poèmes Païens et du (Le) Gardeur de Troupeaux, goupillés l’un derrière l’autre comme une invocation :

Plutôt le vol de l’oiseau qui passe sans laisser de trace,
Que le passage de l’animal, dont l’empreinte reste sur le sol,
[...]
Le souvenir est une trahison envers la Nature.

Parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.
Ce qui fut n’est rien, et se souvenir c’est ne pas voir
Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer.  [9]

et

Vis sans heures. Tout ce qui mesure lèse,
Or tout ce que tu penses mesure.
Dans une certaine cohésion fluide, tel le fleuve
Dont les vagues sont lui-même,
Ainsi sois tes propres jours, et si tu te vois
Comme un autre passer, tais-toi.  [10]

Mohand...
Il imaginait des poèmes et des formules chimiques pour broyer le cafard et m’a fait découvrir la belote contrée et Mohand Akhettab (Abdelkrim El Khattabi).
Il s’était, avant toute chose, extirpé de dizaines d’années de stalinisme galopant qui promettaient (encore une fois) le communisme par le socialisme. Il s’était extirpé de l’attente.

Il en avait bouffé du pain rance, fumé du cancrelat en taule quand, à l’époque de la grande chasse à l’homme, il fut arrêté par les sbires de monsieur Houari Boumédiène. Il portait atteinte à la sûreté de l’état selon eux. Mohand... ?! Il était incapable de porter atteinte ni de porter quoi que ce soit dépassant un certain poids. Il pesait 55 kilos pour 1 mètre 60 à vol d’oiseau. Qu’est-ce que tu veux porter atteinte avec ces données de départ ?!
Son fils avait sympathisé avec les barbus disait-on. Il avait été déporté et emprisonné à Tibeghamine, à Tassabit et à l’hôpital d’Adrar en 1992. Il n’a jamais été retrouvé après ca.
Et c’est à la barbe du temps que l’ennui de Mohand avait poussé.

Il avait un historique condensé : son histoire, sur deux générations, peut encore à elle seule valoir de motif d’inculpation pour quiconque se mettrait à la narrer.

Il infusait son ennui dans l’instauration de ritournelles de vie. Ces ritournelles devenaient, peu à peu, des blocs temporels empilés en véritable tour du silence :

*5h - volets - lumière - café - cigarette - radio - insulter muezzin,
*8h - journal - café chez Akkou - tailler la bavette avec les mammouths du FLN qui viennent retirer des liasses de billets de bon matin.
*9h - bureau - ouvrir fenêtre - allumer radio - relire dossiers de la veille - écrire demandes.
*12h - sardines chez Messaoud - retailler une bavette chez Allouache avec les passants -Thé à la menthe - journal - insulter journalisme - découper article sur la fabrication maison de l’hypochlorite de sodium
*14h - café - cigarette - saluer de la fenêtre Abderrahmane qui sort des locaux de l’ADE [11] - remarquer concentration policière - insulter police - tourner robinet pour voir s’il y a de l’eau
*18h - éteindre radio - fermer fenêtre - rideaux - retour maison - cigarette - petit verre - observer nuages - s’évaporer quelques minutes - être ramené au sol par une sirène hurlante, l’appel à la prière ou le résultat du vote - insulter tout ca pendant 10 minutes
*20h - éplucher oignons - couteau, fourchette - manger près de la fenêtre - chercher le silence du soir - dormir déjà debout...

À moins qu’une autre trajectoire, ricochant par là, ne vienne couper la vôtre.

À la radio on entendait :

_ Rara vez mata el paisano
Porque ese instinto no tiene
El duelo criollo se aviene
Por no recular ni un tranco
Hace saber que no es manco
Y en el peliar se entretiene
 [12]

4.

Moi aussi j’ai conscience du ciel aujourd’hui car il fait poussière. Il fait grand soleil. Un triomphe. Comme sur la surface de Mars. Y a de quoi sacrifier un poulet.
J’ai observé que beaucoup de médecins et de gens propres sur eux-mêmes mourraient les jours de grand soleil. Héliotropisme morbide chez les diplômés des grandes écoles.

À part ca, tout le monde va bien.

Youcef cherche toujours son mouton dans les fonds de tiroirs, en bas du village.
Il y a une pénurie de tabac ; Smaïl va péter un plomb.

Louisa est toujours devant sa porte à demander si, à demander si par hasard.
Elle a toujours demandé si.
Elle attend que quelqu’un revienne.

Ce matin, Rachid n’a pas ouvert la cafétéria. Les gens s’inquiètent.
Pas de partie de dominos. Smaïl va péter un plomb.

Pas d’eau courante depuis un mois.

Le voisin s’est marié.

Il est quelle heure ?

Il y a une tempête de pollen en cours.
Le soleil est content, comme au sortir d’un bureau de vote.
L’heureusité...

J’ai mal aux dents.

Smaïl, lui, voulait épouser la femme du voisin.
Pas de tabac, pas de dominos.
C’est sûrement à cause de ca qu’il a rejoint la police.
Il a bien pété un plomb.

C’est de son arme qu’est sortie la balle qui a coupé l’artère pulmonaire de Mohand.

– Les images ricochent les unes des autres et c’est par ricochet qu’elles se contractent. Elles n’existent que dans un entr’elles, et c’est cet entr’elles qu’on est requis de repeupler.

En bas de la Cité des Dix-huit, près de la caserne des pompiers, j’ai vu un ami de Mohand, ancien codétenu, s’asseoir sur une pierre. En m’approchant de lui, cet homme m’avait dit qu’il n’était pas là.
Il avait le corps figé, aspiré dans un ailleurs pas possible. Comme si les points flous et nets de son visage commençaient à devenir les mêmes. Il était comme intriqué entre deux endroits. Il savait qu’il était défait. Il savait que son ami avait cané. Il savait qu’ils avaient tous les deux perdu beaucoup de combats. En associés de la mort, ils avaient connu la prison puis la marge dans les geôles du dehors. La prison, la marge, la répression, l’ostracisme, la défaite : la mort & associés. Ça leur avait dilaté la pupille. — On devient adulte précipitamment.
Mais ils s’étaient tous deux construits à partir de la défaite et de la mise au banc. C’est à la banlieue des choses qu’ils ont bricolé une amitié, et à partir de cette périphérie qu’ils ont trouvé la bonne note ; celle qui leur a donné une profondeur car elle leur a conféré une harmonie. Quand la pierre rejetée devient pierre d’angle...

Du fond des ruelles de cette cité fantôme, et puis au fond de moi et de mes ruelles intérieures,
persiste une atmosphère fracturant la peau,
me parvient une odeur d’enfance,
scansions mêlées de flashs et de couleurs :
Un épi de maïs,
la calebasse accrochée à la poutre en chêne de Djedjiga Oukaci,
les figues sèches pendues au silo,
la lampe à pétrole au milieu de la maison.

On s’approche, mais ce n’est pas encore ça, ce n’est pas cette image qui manque à ma case.

Ce qui manque sent le feu, la pierre roussie par la chaleur qui s’en dégage,
ca sent le pain et les après-midis d’été à guetter les chats et les libellules,
ca sent la vapeur de la braise éteinte par l’eau, la fontaine du village, les algues du petit bassin,
ca sent l’enclos au milieu de la clairière, en haut, entre les arbres ;
le refuge pour les bêtes perdues.
Ca sent le possible.
Les images ont toutes une odeur.
_ — Persiste toujours en vous, comme la marque d’une plissure frontale, la corporéité d’un tigre prêt à bondir dans un passé si proche qu’il vous tutoie déjà par le poids de ses intentions. Il existe en vous un déjà-là qui vous atteint au plexus de votre volonté d’agir. Il en régule la hausse ou la diminution. C’est un sentiment simple ressemblant à un refus. Dire non vous corporise.
Le non est l’habitat du défait, il le charpente et se fait chair en conférant à son porteur une présence dissociative.
Il est des devenirs semblables à celui-ci et qui ne sont pas le résultat d’affects mais des mises en branle d’invisibles agissant.
Nous sommes, porteurs de Non, cette membrane dans laquelle trouve refuge l’ensemble des marges, des persistances et des intuitions de fuite que le monde alentour continue de forclore —

Parfois, ce manque se manifeste comme ablation d’un organe dont vous pensiez la présence inutile, c’est alors la disparition de votre partie fantomatique.

Parfois, ce sont des souvenirs dont la provenance est inconnue ;
sont-ce les vôtres ou ceux de quelqu’un d’autre :
Il y a par exemple l’image de ce petit oiseau.
Je rêve souvent d’un oiseau qui rêve de moi. Jusqu’à ne plus savoir qui rêve de l’autre.

L’oubli, la solitude, le bois, les cailloux, la route, les cigarettes, le passage, l’amitié,
les pierres dormantes, l’eau vive, l’olivier de ma grand-mère, le silence d’un figuier, vos regards,
la poussière d’été, la déception, le fruit qui tombe après l’impatience des pousses, les veines sur mes mains, le soc s’enfonçant dans la terre, le pampre humide grisé par le champignon, la corde liant les fagots de sarments, et la vie qui surgit quand la flamme de la bougie frémit sous l’effet d’un vent étranger, l’air de ne venir de nulle part.
Et toi ou moi semblable à ce vent, passants autres que nous-mêmes, taiseux.

Rien qu’à écouter les petites coupures de souffle qu’une voix égraine ;
les expirations et les points qui chargent chaque mot de nombreux silences.
Ce sont les chants d’Alfredo Marceneiro, de la quantité d’air insufflée dans O Pagem
Ce son, ce hors-champ dans la voix de Chavella Vargas,
cette impression tantôt de bois brûlé dans la gorge
tantôt de métal, couleur oxyde de fer,
c’est une sensation vieillie dans un fut de chêne,
comme ont le dit d’un vin fuyant. Et toute fuite à ses points.

No soy de aqui, ni soy de alla,
no tengo edad ni porvenir,
y ser feliz es mi color de identidad
 [13]

Ce sont ces brefs moments où très calmement tu te croises toi-même après plusieurs errances,
où tu fus peut-être englouti par le roulis de l’échec,
que la trahison, que la politique, que tes pensées te débordent,
que tu sens qu’il y a, sous-tendue, une persistance, un bien-là qui te fait perdre pied ;
un fragment de je-ne-sais-quoi traînant dans ton corps
qui ne veut ni mourir, ni abdiquer,
que ton souffle alors diminue, ton regard reste fixe,
et tu te sens à présent prêt à bondir dans un temps pour en ranimer un autre.

Tes yeux vont toujours plus loin que tes pieds,
à en oublier de contraindre ton élan,
à en oublier que tu arpentes un monde qui te met au pas,
que le temps, l’espace, les désirs, les saisons passent en toi, par toi.
Tu es à toi seul l’espace, le temps, les saisons et le désir.
Et quand l’hiver du dedans refait surface, il faut le voir comme une bête longtemps hibernée, sortant sa tête d’une tanière pour saluer le monde.

Vraiment... Il y a un moment de la fatigue où l’absence n’est plus tout-à-fait dissociable de la présence.

Et cette odeur qui se maintient,
cette atmosphère active de repos...

Ca y est !Je la tiens !
Ca sent le café !
Ca sent bon le café ! Putain !
Les grains patiemment torréfiés sur une plaque de métal,

tournés et retournés sur le feu avec un os d’omoplate.
Pourquoi les vieilles femmes gardaient cet os de mouton pour la torréfaction ?

Nous qui mourrons peut-être un jour
disons l’homme immortel au foyer de l’instant
 [14]

L’odeur du café est pour toi une invitation à un monde dans le monde ;
c’est avec cette temporalité que tu souffles sur tes propres braises :

tu désirerais ne plus jamais sortir du présent, car tu y as mis le feu,
que, main tenant, tu dois nourrir.
Ce qui caractérise même le présent est sa vitesse.

Tu dilues l’immédiat avec des bouts de souvenirs, et des espoirs
si vieux qu’ils ne sont plus que témoignages.
Tu te dissous dans tes considérations,

et ce café interminable qui tourne dans une si petite tasse.

— Un punkach balzacien de la rue d’Oran m’avait dit, une fois, à ce propos : ’Arrête de te coltiner le monde ! Bois un café ! Le café c’est plus fort que la Silicone Valley, que BFMTV, que le Livre II du Capital.’ —

À-peine-là qui tient tête à toutes les salves d’un monde de surface voulant me sous-tirer des aveux, et que les gouvernances me façonnent, qu’on me désigne des ennemis génériques, qu’on me dicte des mots d’ordre, qu’on spécule sur ma singularité, ma santé, qu’on me cryptomédique, qu’on me dope à la biotechnique, que celle-ci veut mon bien d’une façon ou d’une autre, que je condamne ou valide, qu’on me cyber-réifie et que mon épaisseur et ma folie-au-monde soient réduites à la peau de chagrin d’une exécution quotidienne de l’existence, sous notice, surveillé, aiguillé, malpropre, en dehors du cercle, étranger au cercle car trop loin, importun car trop proche, obéissant à l’endroit-même où je pensais décider, transi quoi qu’il arrive, impuissant politique, pétrifié, chassé de la clientèle.

Pourtant, j’ai l’honneur de venir à vous afin de vous dire
que j’ai au fond de ma tête l’odeur

d’un café qui me tient la main

et qui redouble de refus.

Je guette le bon moment pour que votre monde aille à sa perte.

Serré ! Pas de sucre !
There will be blood ! …

Ca sent le café malgré tout.

[1in. Šakwā’, 7, 14-16, Ayn al-Quḍāt al-Hamadānī (1098-1131), traduction Abd El-Jalil, p.204, en référence à Shakwâ-l-garib ani l-’awtân ’ilâ ’ulamâ-l-buldân, Plainte de l’exilé aux ’ulamâ des contrées (
شکوی الغریب عن الاوطان الی علماء البلدان ), édition, traduction et notes par Mohammed Ben Abd el-Jalil, Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1930, cité dans la thèse de doctorat de Salimeh Maghsoudlou intitulée La pensée de ’Ayn al-Quḍāt al-Hamadānī (m.525/1132), entre avicennisme et héritage ġazālien, janvier 2016.

[2in. Monologue d’Irimiás ( Mihály Víg) personnage de Sátántangó, film de Bela Tarr. 1994.

[3« Der Wanderer (le Voyageur) » in. Humain trop humain, 1878, Friedrich Nietzsche, p 335, éd. Folio Essais, mai 2020.

[4« A girl », in. Selected Poems of Ezra Pound (edited with an introduction by T.S Eliot), p 20, éd. Faber & Faber Limited, Londres, 1973.

[5réf. Locus Solus, Raymond Roussel.

[6in. El Payador Perseguido, Athaualpa Yupanqui, poème écrit en 1965, enregistré en 33 tours en 1973, en 18 parties.

[7réf. El llano en llamas, Juan Rulfo, 1953 (éd. Fundo de Cultura Econ
ómica, Mexico), rééd. Ediciones Cátedra, 2016.

[8Le livre de l’intranquilité, Fernando Pessoa, écrit entre 1913 et 1935, publié en 1982 aux éditions Atica, Lisbonne.

[9in. Poèmes Païens, p 70, éd. Points , 2007. et in. Fernando Pessoa, le Gardeur de Troupeaux et autres poèmes d’Alberto Caiero avec Poésies d’Alvaro de Campos, p 95, éd. NRF, 2013. Nous tenons à préciser que nous avons gardé la traduction de 2013 de ce poème, fidèle à celle de 1960, qui nous parait plus juste et synthétique que celle de la réédition de 2007.

[10in. Poèmes Païens, p 252, éd. Points , 2007

[11ADE : Algérienne des eaux.

[12in. El Payador perseguido

[13in. No soy de aqui ni soy de alla, chanson composée par Facundo Cabral en 1970, chantée entre autres par Jorge Cafrune (El Turco) dans la tradition des payadores argentins et, comme cité, par Chavela Vargas, en 1973, en lui apportant de légers changements.

[14Dédicace, in. Amers (1957), Saint John Perse, p 139, éd. NRF, 2009.

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