Lawrence, L’apôtre et le sapeur

Tout bon guerrier est un métaphysicien

Ut talpa - paru dans lundimatin#102, le 4 mai 2017

Nous avons, cette année, maintes fois parlé du désert, protagoniste hostile de tant de fictions politiques. Mais il existe un fascinant traité du désert que nous n’avons toujours pas abordé : Les Sept Piliers de la Sagesse, de Thomas Edward Lawrence. Il ne s’agit pas d’un roman, mais d’une autobiographie, celle d’un agent de liaison britannique dépêché en 1916 en Arabie auprès des rebelles arabes qui s’apprêtent à se soulever contre l’empire ottoman, ennemi de la Grande-Bretagne. Lawrence passe deux ans aux côtés des rebelles, deux ans dans le désert, jusqu’à la prise de Damas. Le récit de son voyage est à la fois : un recueil de descriptions de paysages, un traité de stratégie militaire, une méditation mystique, un exercice de portraits, une observation participante, une étude historique, géographique et linguistique, un livre d’aventures haletant, un manuel de sabotage, une tentative de destruction du moi, une tragédie, un éloge du désert. Giap, le grand général Viet-Minh qui défit les Français à Diên Biên Phu, considérait Les Sept Piliers de la Sagesse comme « son évangile de combat ». David Lean en tira un film inégal. C’est avec un plaisir sincère que lundimatin revient sur cet ouvrage afin d’en tirer des idées générales de la propriété et de la guerre.

« Jamais on a pu forcer l’esprit. Telle fut l’âme des guerres de religion, et je crois que toutes les guerres sont de religion. »
- Alain

« La guerre politique était aussi théologique »
- Rousseau

Tout, autour de nous, n’est qu’un vaste kampfplatz - un champ de bataille, un champ de bataille métaphysique. C’est ça le « désert » - un no-man’s-land dans l’abstraction. Et l’on ne peuple un no-man’s-land céleste qu’en combattant à même le sol. Tout bon guerrier est un métaphysicien : si une métaphysique sans guerrier est plus creuse qu’un crâne vide, un guerrier sans métaphysique est plus ridicule encore qu’un soldat. Car la Métaphysique du guerrier est toujours, in bello, une stratégie générale, - une vision de la victoire, tandis que sa Guerre est toujours, in deserto, une expérimentation territoriale - une pragmatique vernaculaire. Un bon guerrier agence et brasse sans cesse son ciel et sa terre, sa physique et sa métaphysique, ses tactiques et sa stratégie. Sa guerre est donc toujours de religion, et sa religion toujours combattante. Il n’est guerrier, que parce qu’il est aussi apôtre et sapeur.

C’est ce qui ressort des Sept piliers de la sagesse de T. E. Lawrence. Il y a d’un côté, Lawrence, le sapeur. De l’autre, Faïçal, l’apôtre. Au milieu, Aouda, le guerrier. Lawrence, sabotant les voies ferrées et les ponts ; Faïçal, rassemblant les tribus du désert, tissant de délicates alliances entre les fiers lignages ; Aouda, menant sauvage les corps et les coeurs. La combinaison des trois : c’est la Révolte arabe, l’élan, la guérilla - mais la guérilla sacrée, prophétique. Prophétique, parce que semble s’y rejouer, sous la plume de T. E. Lawrence, la naissance seconde d’un Islam ascétique.

Nous voici ainsi dans un nouveau désert - le Hedjaz, l’Arabie occidentale, entre 1916 et 1917 – il y à peu près cent ans. Notre problème n’est pas de sortir du désert, mais d’y vivre, d’y habiter, et de s’y battre. Déduire d’une forme-de-vie, une forme-de-guerre. Notre question : comment prêche l’apôtre, comment sape le sapeur, et comment guerroie le guerrier dans l’espace aride d’une guerre mondiale (1914-1918) qui les veut absorber.

I - Vox clamantis in deserto  : habiter le désert.

Les formes-de-guerre se déduisent des formes-de-vie, et inversement. La guerre aussi est une affaire de perception. L’Empire (Britannique ou Ottoman) et le Désert (Faïçal, Aouda, Lawrence) sont, avant tout autre chose, des formes a priori de la sensibilité. Ou bien l’on sent in deserto, ou bien l’on sent in imperio.

a- Propriété et possession in deserto.

Lorsque l’Empire contemple le Désert, il n’y voit qu’une extension étale et plate. La perception in imperio du désert, c’est l’espace lisse. Pas de striures, pas de propriétés. Le désert est à tout le monde, le désert n’est à personne. Ce n’est jamais qu’une « Terre stérile », « détenue librement » par le premier venu. Dans cette logique, déclarer la virginité du désert c’est moins le sanctifier qu’en préparer le viol. Une terre n’est déclarée sauvage et libre qu’à raison de sa conquête prochaine.

La vision nomade du désert est absolument contraire : il n’y a pas absence, mais prolifération et multiplication des relations de propriété. Chacun sait que tous les lieux sont liés. Liés à une famille ou à un clan, par des alliances, des amitiés ou des inimitiés. Tout le désert est un tissu d’hospitalité et d’hostilités claniques ou lignagers. Chaque renflement, chaque creux, chaque colline et chaque vallée a un « propriétaire reconnu » auquel revient des droits. Lawrence ajoute : « Les puits, les arbres mêmes avaient des maîtres ».

Cette dialectique entre un désert inapproprié et vide et un désert plein de relations de propriété est l’expression d’une mésentente concernant l’idée de « propriété ».

Car la propriété in imperio repose sur l’équation : possession = exploitation = profit. Une propriété, c’est un bénéfice croissant. Une plus-value. En cela, elle est capitaliste. Si le désert n’est pas possédé sous l’égide de la plus-value, alors il n’est pas possédé du tout. La notion originelle sur laquelle se fonde la possession d’un point de vue d’Empire, c’est la notion de valeur.

Or, la propriété nomade ce n’est pas du tout cela. Bien au contraire, cette propriété conjure agressivement toute tentative d’exploitation, de profit et de plus-value. La propriété in deserto n’a pas de valeur, elle n’entre pas sous la catégorie de la valeur, elle n’est pas prise dans un processus de valorisation. C’est plutôt une propriété tantôt ouverte généreusement à l’usage de l’ami, tantôt fermée à l’avidité de l’ennemi, et toujours opposée sévèrement à l’exploitation du marchand.

Les propriétaires claniques et familiaux « autorisaient autrui à faire du petit bois, à boire de l’eau librement, à sa suffisance. En revanche, ils se seraient sur-le-champ opposés à quiconque aurait tenté de tirer parti de ce bien, d’en exploiter les produits, par le commerce, pour son profit personnel. Un communisme forcené régissait la possession du désert : la nature et les éléments revenaient gratuitement à toute personne, connue et amie, dans la limite de ses besoins, sans plus. »

Le Désert se distingue de l’Empire comme le Communisme du Capital : par la conjuration de l’exploitation - non de l’appropriation.

La propriété in deserto est une propriété commune où la possession est de l’ordre de l’usufruit et de la gratitude  : celui qui fait usage du puits, de l’arbre, du lieu rend à la générosité du possesseur la reconnaissance de l’ami et de l’allié - il rend en nouvelles, en récits et en liens. Le coeur de la propriété nomade n’est donc pas la valeur, c’est le lien duquel surgit l’usage.

Le mode de perception in deserto ne fait donc jamais voir la possession dans la perspective de la survaleur et de la rentabilité. Le regard qui se porte sur les dunes et les plantes succulentes est un regard par-delà la valeur.

b- La valeur, la matière et le vent.

La forme a priori de la sensibilité dans le désert, c’est donc le lien contre la valeur. Posséder, c’est se contenter et se suffire à soi ; ce n’est pas exploiter la survaleur potentielle de la source. De cette idée de la propriété dérive le sentiment le plus profond du bédouin : « l’idée toujours présente » que le monde est « sans valeur. » Non pas qu’il ne vaut rien, mais qu’il ne vaut pas. La valeur du monde n’est pas égale à zéro, le monde est un zéro de valeur.

Et hors-valeur, une seule question se pose : que peut-on porter à dos d’homme, à dos de chameau ? Peu, très peu de matière. De là une « profonde aversion pour la matière » : éthique du dénuement, du renoncement et de la pauvreté. Et la matière emportée par le bédouin n’est jamais luxe ou trésor mais support de passions autoritaires ou de caprices : même lors des pillages, des razzias, des raids. Même lors de l’accaparement joyeux de richesses frivoles et de bijoux. La richesse du monde et de la matière in deserto ne sont jamais que des prétextes au dépouillement, à l’abandon, à la dépense. Attaquer et piller un train, se parer d’or, ce n’est pas capitaliser de la richesse, c’est satisfaire une curiosité hilare.

L’immatérialité nomade épouse donc la légèreté du méhariste en course : l’élément nomade par excellence, c’est le Vent inodore et incolore « ce à quoi l’humanité n’a eu aucune part. » Le Vent contre l’odeur, contre la couleur : « Ils tournaient le dos aux parfums, aux objets luxueux. » La fuite du Vent contre les décomptes de la Valeur. Les qualités premières mobiles (souffle, poussée ou force) contre les qualités secondes expressives (parfum, saveur ou couleur). « Et là, nous bûmes à pleine bouche le vent vide du désert qui passait en frémissant sans effort ni tourbillon. (…) « C’est là, me dirent mes Arabes, le meilleur : il ne sent rien. » »

Percevoir in deserto, c’est percevoir en-deçà de ce qui ne fait que se sentir. C’est percevoir en-deçà de l’expression. Au-delà de la valeur, en deçà de la qualité. Comme les « Anglais » selon Lawrence (et plutôt lui-même qu’un autre), les nomades ne perçoivent pas « les choses à la lumière violente et directe de la raison et de l’entendement » (ça ce sont les « Français »), mais observent, « les yeux clos, noyés de brume, le rayonnement des choses, dans leur essence. » Le rayonnement des choses dans leur essence, les qualités premières : les arabes perçoivent directement par contraste, en « noir et blanc ». Les qualités (odeur, saveur, couleur) et la valeur (plus-value) sont avant tout des modes de perception et donc, des manières de vivre. Les rejeter, c’est vivre autrement, c’est percevoir autrement et, par conséquent, c’est faire la guerre autrement.

II- Combattre : Guerre-guérilla-rébellion-révolte

La guerre autrement. Première guerre mondiale, l’Entente contre la Triplice : les Français, les Anglais contre les Allemands, les Turcs. Guerre majeure des nations sédentaires : États-Majors, Soldats, Artillerie, Batailles. En deçà, plus dynamique et véloce, une autre guerre - la guerre mineure, la guérilla nomade : Charismes, Guerriers, Chameaux, Razzias.

La Guerre majeure et la mineure s’articulent l’une à l’autre : Lawrence (envoyé de l’empire britannique) guide les tribus d’Arabie jusqu’à Damas, aux côtés de Faïçal (chérif de La Mecque) et Aouda (bédouin errant chef des Howeitat). L’Angleterre veut la victoire sur l’empire ottoman : guerre majeure impériale. Les arabes désirent la victoire sur les turcs : guerre mineure de libération. Convergence formelle d’intérêts, divergence intrinsèque de vision : France, Angleterre, Russie se promettent, par une clause secrète des traités, d’annexer les territoires d’Arabie occidentale, contre la promesse de McMahon d’en faire des « gouvernements indigènes ».

La Guerre mineure in deserto se fonde sur l’instinct contre l’intelligence. Les chefs arabes déploient leurs mouvements tactiques à partir d’une saisie intuitive. Leurs anticipations du coup-d’après se passent des « perceptions de l’intellect ». Pour un Occidental, il s’agirait d’un devenir-femme : l’instantanéité du jugement hors raison. « Comme des femmes, ils comprennent et jugent vite, sans effort et sans raisonnement logique. » (235) Factuellement ce devenir-instinctif (animal ou femme) de la guerre substitue à une tactique rationnelle d’État-Major, une « tactique empirique ». Une tactique à même le sol fouillant la rhapsodie de ses données immédiates. « Notre tactique empirique s’était faite de pièces et de morceaux, des mesures improvisées pour nous tirer d’embarras. Mais, comme nos hommes, nous étions en cours d’apprentissage. » (147) Autrement dit, l’art de la guerre mineure c’est la pragmatique vernaculaire, l’expérimentation territoriale : non l’application des lois de la guerre majeure au terrain, mais l’immanence déployée d’une pratique sol-air. Le danger pour la guerre mineure d’être interprétée comme simple expression locale de la guerre majeure repose sur la neutralisation de sa visée propre. Pour Lawrence, « la nef des Arabes faillit faire naufrage à cause de ces conseillers européens qui, dans leur aveuglement, ne s’apercevaient pas que rébellion et guerre étaient deux choses différentes. La rébellion, en fait, se rapprochait de la paix par sa nature : peut-être une sorte de grève à l’échelle nationale. » (156) Le mouvement nomade-arabe, en tant que Rébellion, tend à se déployer sous la forme de la grève-sécession se poursuivant jusqu’à la paix. De l’instinct des chefs au devenir-femme dérive donc une tactique empirique faite de bric et de broc qui modifie la logique de guerre : non pas position-mouvement-guerre, mais grève-désertion-paix.

La condition de possibilité de la Rébellion arabe n’est pas la force numérique et matérielle, mais la libération-conservation de la vie. Les guerriers n’y sont pas d’anonymes soldats mais des camarades fraternels. Ce qui rend la mort inacceptable même en sacrifice à des visées stratégiques. « À mes yeux, perte, action, coup de feu superflus n’étaient pas seulement du gaspillage, mais un péché. L’officier de carrière pense que tout engagement victorieux est avantageux, mais je ne pouvais accepter cette façon de voir. Ces rebelles n’étaient pas du matériel humain, des effectifs militaires, sans plus. Mais ils étaient des nôtres, nos amis, ils nous faisaient confiance à nous autres qui étions leurs chefs. Nous ne tenions pas ce commandement d’un pouvoir national, mais de leur invitation personnelle. Nos hommes étaient des volontaires, des individualités, des habitants d’une localité, des membres d’une famille, de sorte qu’une mort endeuillait personnellement de nombreux combattants de notre armée. D’ailleurs, même du point de vue strictement militaire, cet assaut me paraissait une faute grossière. » (174) La mort est à éviter au possible, et donc l’affrontement direct. Puisque le but de la rébellion est d’acquérir liberté et autonomie, puisqu’il faut vivre pour en jouir, de ce simple fait, dérive une logique originale de combat. Lawrence répète à plusieurs reprise préférer les surgissements ponctuels et le sabotage de voies ferrées, des ponts, du matériel de l’adversaire aux combats rangés. Toute la force nomade repose sur le déplacement, les rythmes d’apparition-disparitions, le flux et le reflux offensif du désert. La logique de rébellion se structure à partir de sa fin : de la liberté, qui n’a de sens qu’incarnée, et donc de la vie, dérivent les tactiques de l’écart, de la fuite, du retrait et de l’opportunité soudaine. « Il fallait adopter le principe directeur du déploiement sur un vaste front et prêcher la lutte, avant même de combattre. » (III, p. 179) Et, puisqu’il ne s’agit pas d’une armée conventionnelle mais d’un tissu de liens et d’amitiés, il s’agit d’un monde vivant. « Ce n’est pas une armée, c’est un univers qui marche sur El Ouedj. » contemple Aouda. Quelle différence avec une armée ? L’armée n’est qu’un moyen pour une fin, elle se dissout dans la forme-de-vie qu’elle a su défendre ou acquérir. Ici, la forme-de-vie des nomades est identique à la forme-de-guerre. Les nomades ne font pas la guerre pour continuer à vivre, ils continuent à vivre et c’est pourquoi ils font la guerre. D’où l’enthousiasmante augmentation collective de leur puissance : « De notre élan jaillissait l’avenir dans un bouillonnement de joie inaltérée par la souffrance » (161).

Mais reste un problème général : comment unifier la multiplicité sans en perdre la pluralité ? La réalité nomade n’est pas l’homogénéité mais l’hétérogénéité et le conflit. Les tribus sont multiples et leurs alliances loin d’être aisées à constituer. Toute la problématique de Lawrence à partir de la pragmatique vernaculaire ou de l’expérimentation territoriale est de parvenir à construire une synthèse guerrière cohérente qui tienne au-delà des conflictualités et des contrariétés internes entre tribus, sans pour autant neutraliser ces contrariétés. En somme, il faut un socle sur lequel tisser et justifier les alliances. On ne s’allie pas seulement sur un affect individuel de chef à chef. Ainsi, Lawrence comprend-il son rôle éminent : « …je n’avais plus qu’un rôle de synthèse. D’une pluie d’étincelles éparses, je produisais une flamme vigoureuse, d’une poussière d’actions dispersées, je montais une opération cohérente. » (237) Produire de la synthèse.

La source synthétique, ce dont doivent se développer les alliances, c’est l’Idée. Par une sorte d’inspiration islamique, Lawrence se pose comme prophète d’une Idée. L’Idée, par sa puissance à concentrer les efforts de chacun vers un point transcendant et infini, engendre un univers de guerre ouverte dont l’élan ne peut s’épuiser. « Le rassemblement des Sémites inspirés par une idée autour d’un prophète en armes était riche de potentialités illimitées. » Il s’agit donc d’une synthèse idéelle. Mais cette Idée ne s’oppose pas à l’instinct des chefs et à la spontanéité intuitive des nomades, ce n’est pas une Idée de la Raison. « Il leur fallait un étranger pour les conduire quelqu’un dont la supériorité reposerait sur une idée-force, une idée-force illogique, irréfutable, un critère distinctif, que pouvait accepter l’instinct sans que la raison pût le rejeter ou l’approuver par des arguments rationnels. » L’Idée synthétique est de nature illogique, elle est un point d’absurdité qui tire sa force de cette insoumission à la Raison. Parce que la vie-liberté que vise la rébellion est une phénomène d’intuition-instinct, l’Idée synthétique doit être non seulement {}a priori (transcendante) mais illogique (irrationnelle). Elle n’indique pas un sens, elle polarise à l’extrême les puissances. Elle affirme une distinction. Ce n’est pas une Idée-abstraite ni une Idée-concrète, ni un point de signification ni une image, c’est une Idée-force, donc motrice, apte au déclenchement pulsionnel du geste commun. À partir de cette Idée-force, qui n’a pas de contenu ni de forme car elle est toute entière force, les alliances peuvent être agencées et réglées. Faïçal par un travail de prêche, dissout les querelles, arrange les hostilités internes, y met de sa fortune personnelle à réparer les conflits. De là vient l’admiration de Lawrence : Faïçal sait vaincre sans jamais livrer bataille. L’apôtre l’emporte sur le sapeur. « Deux ans durant, l’émir poursuivit cette lourde tâche quotidienne. Il assembla et ajusta dans un ordre naturel les menus fragments innombrables qui constituaient la société arabe, en les composant suivant un seul dessein : la guerre de libération contre les Turcs. Il était érigé en cour d’appel, suprême et incontestée, de l’Arabie occidentale. » (192) Certes, Lawrence atteint l’adversaire en son coeur matériel : sabotages, sapes. Lawrence est un dynamiteur de voies. Mais il a conscience de la vanité de ses efforts s’ils ne se situent pas aussi au niveau de l’esprit commun et de l’Idée. Et c’est Faïçal qui parvient à vaincre, par les alliances que sa prestance acquiert. Une guerre pour durer et vaincre se doit d’être aussi prophétique. Le sapeur est vain sans l’apôtre, l’apôtre ne l’est pas toujours sans le sapeur, mais sa puissance se risque à décroître vers une fuite hors du monde. Vision de la victoire et pragmatique vernaculaire, Faïçal et Lawrence, stratégie générale et expérimentation territoriale, Idée-force et matière-vie.

- Envoi -

« Les Arabes pouvaient se balancer sur une idée comme sur une corde ; ils n’avaient en leur coeur juré nulle fidélité, ce qui en faisait des serviteurs obéissants. Aucun d’entre eux ne brisait ses liens avant la venue du succès, avec sa suite de responsabilité, de devoir, d’engagements. Alors l’idée s’évanouissait et le travail s’achevait en ruines. Sans religion, on pouvait les emmener aux quatre coins du monde (mais non au Ciel) après qu’on leur eut montré les richesses de la terre et ses plaisirs. Pourtant, si en chemin, ainsi guidés, ils rencontraient le prophète d’une idée, qui ne savait où poser sa tête et qui dépendait, pour manger, de la charité ou des oiseaux, alors, ils abandonnaient tous leurs richesses pour son inspiration. Ils étaient les enfants incorrigibles de l’idée, et, pour ces êtres amorphes, aveugles aux couleurs, le corps et l’âme s’opposaient inévitablement à tout jamais. Ils avaient un esprit étrange, obscur, tout en dépressions et exaltations, dépourvu de discipline, mais plein d’ardeur, plus riche de foi que tout autre au monde. C’était le peuple des prémices, mû surtout par l’idéal, d’un courage infini dans l’accomplissement multiforme de l’oeuvre, comptant pour rien le terme. Ils avaient autant d’instabilité que l’eau, et, comme l’eau, auraient peut-être le dernier mot. Depuis l’aube de la vie, en vagues successives, ils s’étaient fracassés sur les rives du charnel. Chaque vague s’était brisée, mais, comme la mer, elle érodait de minuscules fragments de granit qu’elle ne pouvait vaincre, et un jour, à des siècles d’ici, elle pourrait rouler sans entrave là où le monde de la matière avait existé, et Dieu se mouvoir à la surface des eaux. C’est l’une de ces vagues-là (et non la moindre) que je soulevai et fis rouler, poussée par le souffle d’une idée, jusqu’à ce qu’elle atteignît sa crête, basculât et s’écrasât à Damas. Le ressac de cette vague repoussée par la résistance des choses établies fournira sa substance à la vague suivante, quand, une fois les temps accomplis, la mer, une fois encore, se soulèvera. » (41-42)

Conclusion

L’état du désert a bien changé depuis l’unique voie ferrée des Turcs.

Le désert n’est plus frayé d’un seul segment de rails mais de milles voies ferrées, asphaltées, tubulaires et fibreuses. Face à nous, ne se dresse plus la seule théocratie sécularisée des États disciplinaires, ni même le seul pouvoir institué et ramifiés de l’usine, de la caserne, de l’école, ou de la prison.

Le désert s’est défait de ses socles (Institutions pénales, judiciaires, constitutionnelles), il s’est greffé à même le sol. Il a vaincu l’Atlas, la séparation entre le ciel et la terre, entre le droit et le fait, entre le devoir et l’être. Hannah Arendt appelle cela : « désolation ». Spinoza appelle cela : « solitude ». Ce nouveau désert est le dernier clou frappé au cercueil d’Atlas.

Le voilà devenu de part en part technologique. Il ne capture pas les flux, il s’y arrime, il y surfe. Il est parvenu à se rendre lui aussi nomade, réticulaire, mouvant. Ce n’est plus l’armée classique contre la guérilla, ce ne sont plus que guérillas nano-technologiques contre guérillas micro-vernaculaires. La Raison, comme ratio, mesure, décompte, calcul fait désormais, de part en part, partie de la puissance ennemie. Qui raisonne avec elle, a déjà pragmatiquement perdu.

Face à cela, il faut parier sur l’irrationnelle impuissance de ceux qui restent. Parce que nous sommes avant tout de petits efforts d’affects plus que de matures intelligences capables de choix, il nous faut parier sur une vision de la victoire qui tire sa substance, comme les bédouins de Lawrence, d’une « idée-force illogique irréfutable », inapte à rationalisation, inapte à la critique. Une idée suffisamment illogique et suffisamment absurde pour être partagée - bien que mutilée, confuse, obscure, douteuse - sur le mode propagatoire de l’enthousiasme, du fatum et de l’irrémédiable.

Parce que nous sommes spontanément superstitieux et votifs, parce que c’est superstitieusement que nous devenons raisonnables, et parce qu’à force de vouloir élever les hommes à la Raison, on ne leur octroie que la puissance technologique d’être stupide à l’hectare, il est raisonnable de chercher à récupérer l’arsenal mystique des religions : une « idée-force illogique irréfutable » - en tout cas si l’on désire vraiment la formation transversale d’un Commun offensif, terrible et déterminé. Car contre la technologie d’emprise, il ne nous faut pas des prolétaires ou des héros, mais des fanatiques épiques. Des convers suffisamment hérétiques et fous pour ne jamais se laisser asseoir.

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« Car, libre de choisir parmi toutes tes fleurs, Ô Dieu, j’ai choisi les roses tristes du monde,

Voilà pourquoi j’ai les pieds déchirés et les yeux aveuglés de sueur »

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