La lutte dans et contre la théocratie capitaliste

Lire Agamben
Jacques Fradin

paru dans lundimatin#377, le 4 avril 2023

Bien que le titre soit une récupération du titre des célèbres San Francisco Lectures, avril 2013, de John Holloway (In, Against and Beyond Capitalism), nous nous tiendrons, ici, au plus près des « œuvres » (opere) de Giorgio Agamben.

Il y a une spécificité de la lutte lorsque celle-ci est placée dans une théocratie et doit s’affronter à cette théocratie.
Une telle lutte « anti-théocratique » ressemble aux luttes qui se sont déployées dans (ce qu’il est convenu d’appeler) « le totalitarisme ».

Par exemple l’opposition au nazisme, en Allemagne.
Ou l’opposition au fascisme italien ou au franquisme espagnol.
Certes la lutte est pensée, définie, disputée, etc., par ceux qui la mènent.
Mais il peut être utile de dissiper certaines illusions (qui sont des éléments de religiosité) et de pointer certaines impasses (que l’histoire du « totalitarisme » nous montre).
Et pour laisser grand ouvert le champ de la lutte.

Ne parlons même pas des illusions « démocratiques ».
Qui doivent absolument être dissipées en développant l’idée (critique) de « théocratie capitaliste ». “Nous” ne sommes pas « en démocratie », mais dans un état du despotisme économique organisé sur la base de la religion économique.
Et, évidemment, corrélat, ne parlons pas des illusions « électoralistes ».
Le pauvre M. Mélenchon, frappé par « l’abstention », ne peut comprendre ce qui met à mal son projet de « révolution par les urnes ». Car M. Mélenchon est un bon croyant. Et l’idée d’une telle révolution électorale repose non seulement sur une erreur d’analyse (croire que nous sommes « en démocratie ») mais, bien plus, sur un aveuglement de type « fidéiste » (croire, croire que nous sommes « en démocratie). L’erreur d’analyse est induite par la position « croyante » ou de « notable participant » de celui qui l’énonce.
Le parti de M. Mélenchon n’est qu’un nouveau (et « véritable ») PS ; l’autre (le « faux ») s’étant dissout dans le technocratisme (qui a généré Macron) ; technocratisme (encadrement pastoral ou ecclésial) qui peut servir à définir un aspect du despotisme économique « théocratique ».

En sous-entendu de ce que nous venons d’introduire, apparaît la première difficulté propre à la lutte en régime théocratique (comme en régime totalitaire) :
Cette lutte ne peut être qu’ultra minoritaire.
Elle ne concerne que des hérétiques, ou des athées (a-théologiques), dans un monde où, comme dans tout monde religieux (« holiste ») la religion est, nécessairement, « populaire ».
Et où, donc, les opposants hérétiques (minoritaires) sont considérés comme des « malades » incapables de pondérer paroles et, surtout, actes.
Mais, encore une fois, les caractères pratiques de la lutte doivent être disputés par ceux qui mènent la lutte ; à condition que cette lutte soit vue comme lutte « anti-théocratique », dans les pires difficultés, de l’intériorisation morale (de la morale économique) à la répression (anti-hérétique), arrestations nombreuses et interpellations de masse.

Nous ne voudrions donc insister que sur UNE spécificité de la lutte, celle d’être une lutte anti-religieuse, contre la religion économique ; ou, pour réemployer un vieux vocabulaire, une lutte anti-métaphysique.
Or l’auteur qui a le plus insisté sur cette spécificité, et dans sa grammaire propre, est Giorgio Aagamben.
Nous n’examinerons que deux textes récents d’Agamben ; non encore traduits en français.
Autoritratto nello studio, Nottetempo, 2017 ;
Et, surtout :
Creazione e anarchia, L’opera nell’età della religione capitalista, Neri Pozza, 2017.
Ce dernier “petit” ouvrage, qui fait partie des “petits” (essentiels) d’Agamben, devant être bientôt traduit en français :
Création et Anarchie, L’œuvre à l’âge de la religion capitaliste, Rivages, 23 janvier 2019.
Notons que paraîtra une traduction anglaise par Adam KOTSKO, le grand disciple d’Agamben :
The Work of Art and the Religion of Capitalism, may 2019. [1]

Revenons à Creazione e anarchia.
Que nous suivrons tout du long.
Le sous-titre de ce deuxième « petit » ouvrage (que nous étudions) :
L’opera nell’età dela religione capitalista
contient deux subtilités :
Opera : œuvre ou travail, work (dans la traduction anglaise), fait immédiatement penser à « opéraïsme » ;
D’où une lecture possible : que devient la lutte « opéraïste » lorsque l’État, ou l’état des choses, se définit comme religieux ou théocratique ?
Puis, seconde subtilité, età : qui veut dire, certainement, âge ou époque, comme età contemporanea, mais qui peut se penser comme état (età = état) des choses, réalité effective.

Ce deuxième petit ouvrage, création et anarchie, reprend le texte de cinq leçons données à l’Académie d’Architecture de Mendrisio, d’octobre 2012 à avril 2013 (et, ici, « architecture » doit bien se lire « archi-texture »).
Dans la cinquième leçon, cinquième chapitre du livre, Capitalismo come religione, Agamben se réfère au texte célèbre de Walter Benjamin, Kapitalismus als Religion, de 1921. [2]
Agamben, à la suite de W. Benjamin, tente de montrer que le capitalisme est un phénomène religieux.
Comme nous avons beaucoup (trop) insisté sur cet aspect (depuis très longtemps, 1990) nous reprendrons simplement les analyses d’Agamben, mais en les énonçant dans nos propres termes (maintenant anciens).
Nous renvoyons le lecteur au « petit » texte d’Agamben, bientôt en français, pour le lexique original, si caractéristique d’Agamben :
Inopérativité, adynamia, puissance sans réalisation, destitution (de la destitution), résistance interne à la puissance, désœuvrement, inappropriable, et, surtout, PAUVRETÉ.
Un de nos (rares) ouvrages (opéra) se définissant comme analyse de « la voie pauvre ».
Pour prendre Agamben par la fin (comme il le faut !) nous pouvons dire :
Dans une théocratie économique (« totalitaire ») la lutte, dans et contre (Holloway) doit se caractériser comme « voie pauvre ».
Et, immédiatement, pour reprendre un thème « écologiste », la lutte doit s’affronter à « l’appauvrissement ».
Appauvrissement matériel, évidemment, mais aussi spirituel ou intellectuel, la voie vers ce qu’Agamben nomme « vie contemplative », un stéréotype philosophique, mais « vie contemplative » qu’il faut repenser comme travail (opera) intellectuel, abandonner (thème central d’Agamben) la pratique ou les pratiques pour relancer « la justice » – n’oublions jamais que nous sommes dans un monde dominé par la religion économique (dont les termes essentiels sont : pratique, praxis, travail, efficacité, engagement, militance, etc.).
Les thèmes d’Agamben autour d’ergon, opera, energeia, essire-in-opera, adynamia, potenza-di-non, désœuvrement, puissance pure sans réalisation, désactivation de tout schéma de puissance, inopérativité, résistance interne à la puissance (destitution de la destitution), pointent tous vers cette « pauvreté ».

Revenons au thème central : le capitalisme est un phénomène religieux.
Nous dirons que même s’il est essentiellement « cultuel », s’il repose sur la performativité autoritaire d’une grande liturgie, sur un commandement détaillé des comportements (une morale détaillée dans les bréviaires de l’économie, relire Tirole), ce phénomène religieux est fondé, posé sur un DOGME.
Et possède une dogmatique, un catéchisme, la théorie néoclassique. [3]
Voire, même, « une idée » : l’idée économique (leibnizienne physiocrate) ; qui détermine « une morale », comment bien se tenir ? Nadine de Rothschild !

Et ce capitalisme théocratique nous apprend, vieille leçon des religions, la performativité de l’action liturgique, action liturgique ou contrôle des comportements liée à une « action culturelle » ; pas de cultuel sans culturel !
La liturgie est une action qui se développe comme un « opéra », ici au sens de machine artistique ou théâtrale (comme l’opéra total de Wagner ou les mises en scène totalitaires ou démocratiques).
Et cette liturgie englobante propage une forme de vie « artistique » qui génère « la félicité » ; le bonheur de consommer ! Le grand magasin comme musée !
Il y a bel et bien une foi capitaliste ou une foi dans les promesses du capitalisme, une croyance capitaliste.
Foi et fidèles ; fidélité, confiance et crédit, croyance, sont des termes de définition du capitalisme. On peut faire confiance ! Il a une bonne réputation !
Il y a même un paradis capitaliste.
Tous riches !
Non pas des vierges, que des prostitués ! (Volontairement, ici, nous n’utilisons ni l’écriture dite inclusive, ni le féminin) [4].
Eschatologie : croissance, développement, enrichissement.
Rédemption par l’enrichissement (demander à Niel ! Ou à tous les oligarques nouveaux riches).
Expiation par la consommation, par l’impératif de la jouissance obligatoire tarifée.
Et la culpabilité : ne jamais assez jouir, ne jamais être assez riche !
Le capitalisme est une religion eschatologique.
Où l’eschatologie capitaliste tient dans la PROMESSE de la rédemption par la richesse et la justice dans cet enrichissement.
Le capitalisme n’est pas une religion an-archique : c’est une religion métaphysique (leibnizienne) de la plus vieille eau.
Il existe un PREMIER (cf. chapitre 4 du livre d’Agamben que nous suivons, Archeologia del comando – archè) : le dieu rationnel leibnizien (ou le dieu de la religion rationnelle).
Autant que le capitalisme est physiocrate et s’appuie sur une métaphysique leibnizienne.
La religion économique « rationnelle », avec sa dogmatique tout autant « rationnelle » est une métaphysique subrogée ou une subrogation du christianisme métaphysique [5]

Et pour finir (et ouvrir à un autre débat) : quelle est la figure parfaite du fidèle de la religion économique ?
« Le Touriste ».
Le Touriste est le « nouveau fidèle » ; comme le Travailleur (de Jünger) était l’ancien fidèle.
Attention à Badiou !

[1Si nous avions le temps ou l’espace, nous devrions examiner le grand livre inspiré par l’œuvre d’Agamben :
Neoliberalism’s Demons, On the Political Theology of Late Capital, Adam Kotsko.
Adam Kotsko est le traducteur en anglais des ouvrages d’Agamben.

[2Pour une édition récente de ce texte, de Benjamin, jointe à une analyse critique, lire Kapitalismus als Religion, herausgegeben von Dirk Baecker, Kulturverlag Kadmos, Berlin, 2003.

[3Sur ce sujet, sans renvoyer à tout ce que j’ai pu écrire, je conseille de relire le grand travail (opera, œuvre) de Philip Mirowski, dont : Never Let a Serious Crisis go to Waste, How Neoliberalism survived the Financial Meltdown.

[4Et nous renvoyons à notre maître Pierre Guyotat.

[5Pour une introduction classique, Claude Tresmontant, Les idées maîtresses de la métaphysique chrétienne.

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