L’utopie ?

Ghassan Salhab

Ghassan Salhab - paru dans lundimatin#365, le 9 janvier 2023

Que reste-t-il à dire ou à faire une fois que tout a été dit, analysé, décortiqué de l’humiliation que représente pour toutes et tous le pouvoir et ses mécanismes ? Depuis Beyrouth, Ghassan Salhab propose de viser toujours plus loin, jusqu’à frayer une voie vers « l’improbable et ultime utopie ».

J’essaye de comparer un nuage
à un cerf.
Je ne peux pas.
Avec le temps se raréfient
les bons mensonges
Yannis Ritsos

Que dire encore qui n’a été dit, redit, écrit, réécrit ? D’où puiser encore ? Chaque menu détail de notre quotidien, comme toute structure institutionnelle ou pseudo-institutionnelle, ou encore traditionnelle, coutumière, quelle que soit l’échelle, ont été plus d’une fois décortiqués, analysés, contextualisés. Les différents régimes de pouvoir qui nous enserrent, nous calibrent, nous tiennent, nous enchaînent, « ici », dans notre aberrante tambouille politico-clanique-financière (on ne sait vraiment plus comment encore nommer ça), comme partout ailleurs en ce monde, semblent plus que jamais inébranlables. Colosses aux pieds d’argile, certes, colosses cependant, toujours prêts à écraser, sans la moindre hésitation. Se répéter encore cela et chercher un nouvel angle, une nouvelle approche qui puisse durablement (les) ébranler ? Mais quand la détresse n’a de cesse de gagner du terrain, à la fois individuellement et collectivement, qu’elle n’en finit plus de hurler son nom, qu’elle se fait plus que jamais abîme, que reste-t-il sinon les coups, qu’ils soient de boutoir, spectaculaires, ou tout au contraire, imperceptibles, quasi invisibles, c’est à dire loin des médias et des réseaux sociaux, loin de toute résonnance passagère ? Que reste-t-il sinon les actes sans lendemain ? Que reste-t-il quand les lendemains précisément ne sont plus promesses de quoi que ce soit, que les différents pouvoirs nous la jouent réaliste, pragmatique, fataliste tant qu’à faire, s’exonérant bien évidemment de toute responsabilité, continuant sans vergogne de faire payer toute sorte de prix à ceux-là même qui en paient déjà considérablement le prix ? Que reste-t-il quand l’on constate que cette crise leur est pain bénit, que rien n’arrête l’effrénée trajectoire des gains et des profits (toujours à dénicher de nouveaux territoires où puiser, pomper, fut-ce hypothétiquement), que les chiffres sont de plus en plus vertigineux, absurdes ?

Pris dans ce piège infernal, de jour comme de nuit, à devoir tenir envers et contre tout, malgré la pénurie de plus d’un produit de première nécessité, l’incapacité de subvenir à ses propres besoins, de se fournir normalement en énergie, l’inflation plus que galopante. Pris dans l’implacable piège de notre mode de vie consumériste, même quand cela se résume à moins que rien. Nous le savons, les industries et consorts qui fabriquent notre monde depuis près de trois siècles maintenant ne se contentent pas de créer des objets, des marchandises, du plus simple vêtement à la plus sophistiquée des machines, elles engendrent par là-même nos comportements, nos dépendances, à quasiment tous les niveaux, quel que soit notre « statut social ». Nos corps, nos esprits, nos êtres, en sont profondément atteints. Même, oui, même, quand il ne nous reste quasi plus rien, que prospèrent les économies dites parallèles, ces versions en apparence plus rudes (la misère n’est pas affaire de civilités), plus violentes, que l’économie officielle, qui est fort heureuse de cette parfaite répartition des rôles et des tâches. Que chacun reste à sa place et que cela ne déborde surtout pas. Tant que nous ne tenterons pas de rompre franchement avec ce mode de vie, de le modifier pour le moins radicalement, profondément, nous ne pouvons envisager d’enrayer durablement la répétition de ces cycles, d’une crise à l’autre. Bien avant le triomphe définitif de la mercantilisation du monde, plus d’une vive résistance, plus d’une révolte, plus d’un ouvrage, ont vainement tenté de nous prévenir de cette mortifère spirale. Nos déserts sont de vastes cimetières.

Il nous est tout simplement impossible aujourd’hui de prêter même vaguement une oreille à ceux qui pensent ou veulent encore nous, se, faire croire qu’il s’agit de « redresser » la barre, d’assainir le champ politique, de mettre en application des lois « plus justes » déjà existantes (comme si elles étaient « en soi », comme s’il était encore question « d’écriture », serait-elle séculière), que c’est essentiellement un problème de corruption, de mauvaises herbes ou encore de rééquilibrage des comptes, ou autres du même acabit. « Le moindre mal » ne se peut plus, nous avons largement dépasser ce stade. Les crises du capitalisme, y compris dans notre bien foireux model local, sont totalement inhérentes à ce système, il les nourrit et s’en nourrit. Un même corps, ingurgitant, mâchant, broyant, rejetant. Quelles que soient ses variantes, ses couleurs, le capitalisme ne peut que générer ce qu’il n’a de cesse de générer, usant de toutes sortes d’outils et de mécanismes techniques, technologiques, réglementés et reréglementés, complexifiant à souhait le tableau. Qu’il soit plus ou moins régulé, « sous contrôle » (qu’on nous ressort à chaque grosse intempérie), ou en roue libre, notre mode de vie n’a de cesse de nous prendre dans ses filets. Et il est tout autant impossible de penser encore « lui » opposer les bonnes vieilles recettes de renversements telles que maintes fois appliquées avec les funestes résultats que nous connaissons, aussi enthousiasmant et enivrant que puissent être les premiers jours d’une communion, cette si précieuse danse pourtant. Tout autant impossible de se méprendre sur l’exercice de l’autorité, aussi révolutionnaire, momentané et réduit, soit-il. Nos jours et nos erreurs sont comptés désormais.

Soyons clairs, il ne s’agit pas de préconiser un retour à on ne sait quel foutu âge d’or d’avant la révolution industrielle, de romantiser quelconque époque dans l’Histoire surchargée de notre espèce. Mais quoi alors, quelles pistes, quelles pratiques, qu’elles soient inédites ou anciennes, (se) proposer, comment vivre, comment bâtir, être, autrement en ce monde qui n’en finit plus dans son irrésistible fuite en avant ? Préconiser une franche bifurcation, hors de toute gouvernance directe, hors des organisations dominantes de nos sociétés contemporaines, de l’incontournable État-nation, des économies définies par la propriété privée et toutes les conséquences que nous ne pouvons plus continuer d’ignorer ? Répéter encore et encore l’ardent appel à une véritable association entre collectivités existantes ou en devenir, partout, en tout domaine, à l’édification et réédification de ponts et passerelles entre elles ? Répéter à satiété qu’il ne s’agit définitivement pas de choisir entre les aspirations de l’individu et ceux de la collectivité, que l’un ne se peut sans l’autre, que l’un sans l’autre c’est précisément notre désastreux monde, que tout être est solitude et communauté, que toute communauté est à la fois élaboration et destruction ? Répéter encore et encore que l’alternatif, l’imaginaire, sont d’une vulnérabilité extrême face à la raillerie et les intérêts des régnants et des cyniques ? Répéter qu’il nous faut sans relâche contrer les récits officiels de notre espèce, quels qu’ils soient, rappeler qu’avant l’invention de l’agriculture qui nous aurait prétendument menée à l’édification des États-nations modernes, des êtres humains ont essayé de nombreuses et diverses possibilités sociales et politiques des siècles durant, un peu partout sur les cinq continents ? Et s’il est effectivement trop tard, le monde entier allant dare-dare droit dans le mur qu’il a lui-même longuement et savamment dressé, se dire peut-être que perdu pour perdu, l’on pourrait s’essayer à vivre autrement cette dernière ligne, lâcher toute vaine emprise, par-delà le bien et le mal, oui, par-delà même l’ouvrage du même nom. Nul guide. Se proposer cette improbable ultime utopie.

Ghassan Salhab Ghassan Salhab est cinéaste. Depuis Beyrouth, il nous informe sur la situation du Liban et au-delà.
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