L’Université, le « ghetto » et la Bible hébraïque

A propos de Moïse l’insurgé de Jacob Rogozinski
Par Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#358, le 7 novembre 2022

La Bible hébraïque, longtemps appelée « Ancien Testament », est-elle un recueil de légendes tribales surmonté d’une législation archaïque, ou un agencement de propositions théoriques et pratiques dont l’enjeu est le processus d’humanisation d’un animal singulier – l’Adam - pris en tenaille entre l’instinct grégaire ou prédateur et la déraison civilisationnelle ? Jacob Rogozinski, professeur à la faculté de philosophie de Strasbourg, fait paraître aux éditions du Cerf un ouvrage intitulé Moïse l’insurgé. L’enjeu est de proposer une lecture émancipatrice de la Bible, mais également de mettre en œuvre une méthode d’interprétation que l’auteur situe dans le sillage de Spinoza, Schelling, Freud, Weber ou Nancy : « J’ai essayé de rester fidèle à leur démarche dans ce livre » (p. 337). Le parti-pris est donc clairement philosophique et historico-critique, par différence avec un corpus traditionnel juif que l’auteur assimile à un « ghetto » (p. 73).

La Bible hébraïque, longtemps appelée « Ancien Testament », est-elle un recueil de légendes tribales surmonté d’une législation archaïque, ou un agencement de propositions théoriques et pratiques dont l’enjeu est le processus d’humanisation d’un animal singulier – l’Adam - pris en tenaille entre l’instinct grégaire ou prédateur et la déraison civilisationnelle ?

Jacob Rogozinski, professeur à la faculté de philosophie de Strasbourg, fait paraître aux éditions du Cerf un ouvrage intitulé Moïse l’insurgé. L’enjeu est de proposer une lecture émancipatrice de la Bible, mais également de mettre en œuvre une méthode d’interprétation que l’auteur situe dans le sillage de Spinoza, Schelling, Freud, Weber ou Nancy : « J’ai essayé de rester fidèle à leur démarche dans ce livre » (p. 337). Le parti-pris est donc clairement philosophique et historico-critique, par différence avec un corpus traditionnel juif que l’auteur assimile à un « ghetto » (p. 73).

Dans un précédent ouvrage, Djihadisme. Le retour du sacrifice (Desclée de Brouwer, 2017), Rogozinski a témoigné de son souci de critiquer la xénophobie antimusulmane en mettant au jour la « vérité » de l’islam, signifiant par-là que la religion islamique peut être analysée comme un « dispositif » d’émancipation dont le « djihadisme » serait la défiguration (voir notre compte-rendu paru dans LM#126 : « Un islam défiguré »). Dans une tribune au Monde parue le 19/02/2019, il a également pris position en faveur des « gilets jaunes » et dénoncé la manière dont la question de l’antisémitisme a pu être instrumentalisée à des fins de réaction politique et sociale lorsqu’il s’est agi, pour les classes dirigeantes, de disqualifier l’ensemble du mouvement de contestation au prétexte qu’il serait substantiellement « antisémite ». Que Rogozinski s’empare à présent de la Bible hébraïque afin d’en interroger la dimension émancipatrice s’inscrit donc a priori dans la continuité de ses engagements politiques et philosophiques. Si cela rend l’entreprise, de prime abord, éminemment sympathique, cela ne suffit cependant pas à en avérer la pertinence intellectuelle et méthodologique. La question est en effet de savoir si la manière dont Rogozinski lit la Bible hébraïque est éclairante et féconde et si, en outre, elle est émancipatrice.

J’ai été particulièrement bref lors de ma recension de Djihadisme. Le retour du sacrifice. J’entends en revanche profiter de la parution de Moïse l’insurgé pour sonder les singuliers rapports de la philosophie universitaire avec le corpus traditionnel juif et examiner les compétences à la fois historiographiques, critiques et philosophiques d’un professeur de faculté prenant pour objet d’étude la Bible hébraïque. Cela me permettra également, en passant, de clarifier certains problèmes théoriques et méthodologiques touchant à l’exégèse de la Bible hébraïque comme à la « question juive ».

1. La vérité du récit biblique : une question de méthode

Depuis des décennies, les recherches archéologiques ont réfuté la véracité historique de l’essentiel du récit biblique : elles ont montré qu’il n’y avait nulle trace de la présence d’un peuple hébreu asservi en Egypte puis s’affranchissant du joug de l’esclavage au cours d’un exode ; elles ont montré également qu’il n’y avait nulle trace d’une conquête fulgurante de la Palestine par un peuple étranger. La sortie d’Egypte et la conquête de la « terre promise » relèveraient donc du mythe et non du fait historique. Il paraît dès lors raisonnable d’en conclure que l’essentiel du récit biblique, quelles que soient les allusions possibles à des réalités historiques, constitue une fiction, et que s’il doit donc être question d’un noyau de vérité, c’est dans l’élaboration conceptuelle de cette fiction qu’il convient de le rechercher plutôt que dans la reconstitution d’un ensemble de faits historiques. Ce n’est cependant pas la position de Rogozinski. Son point de départ est le projet d’entreprendre une « déconstruction du judaïsme » au sens où Jean-Luc Nancy a proposé une « déconstruction du christianisme », ce qui revient à isoler « dans une œuvre ou une tradition sa possibilité cachée, à la dé-crypter en la délivrant de ce qui la dissimule » (p. 18) ; et il précise : « Dans le cas du dispositif mosaïque, cela implique de repérer son ‘‘noyau de vérité historique’’, cet événement oublié qui laisse néanmoins sa trace dans les textes et en-dehors d’eux » (ibid.). Le « noyau de vérité » que l’auteur prétend isoler, ou « dé-crypter », est donc « historique ». Or je soutiendrais pour ma part qu’il est théorique, et en ce sens littéral, c’est-à-dire immanent au texte, plutôt qu’il ne dépend d’un « événement oublié ».

Prenons un exemple : Les Demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso. Certes, identifier la réalité historique qui sous-tend l’œuvre contribue à l’enrichir, puisqu’il n’est pas anodin que les femmes représentées soient des prostituées de la rue d’Avignon à Barcelone. Mais « le noyau de vérité » de cette œuvre réside dans la révolution picturale saisissante dont elle témoigne, non dans la biographie du peintre. Autrement plus essentiel, à cet égard, est le fait que cette révolution picturale ait été influencée par « l’art nègre », comme si l’artiste replaçait au premier plan de l’histoire de la vérité la puissance expressive et l’inventivité formelle d’un continent asservi et spolié depuis des siècles. De la même manière, donc, je soutiendrais que le noyau de vérité de la Bible, s’il peut être enrichi par des informations archéologiques, relève néanmoins d’une mise en forme immanente et non d’un « événement oublié ». Ainsi, que des « hébreux » aient été ou non asservis en Egypte, le fait est que dans la Bible, ce sont des esclaves et leurs descendants qui deviennent les sujets d’une histoire « sainte ».

A l’inverse, selon Rogozinski, il importe précisément de renouer avec le Moïse de Freud, en ce sens qu’il conviendrait de « s’efforcer, malgré les déformations qui l’occultent, de découvrir la vérité historique que recèle la Torah » (p. 63). Freud s’est évertué, en effet, à reconstituer une « vérité historique » que le récit biblique aurait effacée tout en en gardant, inconsciemment, des traces. Comme on sait, Freud soutient que Moïse aurait été un égyptien issu de la classe dirigeante, disciple d’un monothéisme forgé au sein du pouvoir pharaonique, puis qu’à la suite d’une quelconque révolution de palais, il aurait été chassé du pouvoir et aurait enseigné aux esclaves hébreux la nouvelle doctrine, avant d’être finalement assassiné par ses disciples. Si le contenu de la fable freudienne ne convainc pas Rogozinski, il en retient cependant la méthode et, en quelque sorte, fait sien son principe directeur : « Au moins [Freud] refuse-t-il de réduire le récit biblique à une ‘‘fiction pieuse’’, puisqu’il part à la recherche de l’événement réel oublié dont le récit témoigne tout en le dissimulant » (ibid.). Mais si interpréter le récit biblique comme une « fiction pieuse » est certainement une réduction, est-ce le cas si on l’appréhende comme une fable théorique dont la fonction est émancipatrice ? C’est donc cette dernière position que je soutiens pour ma part [1]. Rogozinski, lui, prend le parti inverse : « Ce qui suppose d’ouvrir l’archive, de recourir non seulement au texte de la Bible, mais aussi à des sources différentes qui nous donneront d’autres indices de l’événement oublié » (p. 63).

Qu’il importe de resituer les écrits bibliques dans un contexte historique déterminé, certes, je ne le conteste pas, m’étant pour ma part notamment soucié de confronter le mythe biblique de la création de l’homme avec les antiques productions littéraires mésopotamiennes, ce qui m’a permis d’éclairer une dimension souvent oubliée de la visée éthique et politique du mythe hébreu. (Voir La souveraineté adamique. Une mystique révolutionnaire, Amsterdam, 2022). La position de Rogozinski me paraît beaucoup plus fragile, car tandis que je m’appuie sur des écrits avérés, et des concordances non moins avérées entre mythes mésopotamiens et hébreux, lui se propose donc de partir « à la recherche de l’événement réel oublié dont le récit témoigne tout en le dissimulant », et il s’en remet, pour ce faire, à l’archéologie : « C’est là que se joue l’épreuve de réalité qui, entre la légende et l’histoire, fait la différence » (p. 73). Pourtant, que l’archéologie puisse déterminer le sens de l’écrit biblique, voilà qui peut tout aussi bien relever de la « légende ».

Ainsi, au début du livre de Josué, les Hébreux traversent le Jourdain pour pénétrer en terre promise et cette traversée est l’occasion d’un miracle, puisque les eaux du fleuve cessent de s’écouler, ouvrant le passage aux porteurs de l’arche sainte et au peuple. Un chercheur, ouvrant les « archives », se propose d’éclairer en ces termes l’épisode :

« Derrière cette description on peut retrouver le souvenir d’un événement rare, mais bien réel, ayant le Jourdain pour cadre. En effet, le récit de Josué 3 rappelle un épisode survenu les 7 et 8 décembre 1267. Dans la nuit les ouvriers chargés par le sultan Baïbars de construire un pont sur le Jourdain, à la hauteur de Damiyeh, furent surpris de ne plus entendre le bruissement de l’eau et constatèrent que le fleuve avait suspendu son cours et que son lit était à sec. La raison du phénomène était simple. Sapée par les eaux, une partie de la berge occidentale avait glissé dans le lit du fleuve, constituant une sorte de digue naturelle. Ainsi pendant près de dix heures le Jourdain cessa de couler jusqu’à ce qu’il parvienne à briser cette barrière. Un tel événement s’est renouvelé en 1916 et en 1927. Aujourd’hui, le captage des eaux du Jourdain rend un tel phénomène impossible, mais il n’en allait pas de même dans l’Antiquité lors de la montée des eaux, surtout lors de la fonte des neiges sur l’Hermon. Il semble bien que les Israélites aient été le témoin d’un tel phénomène et qu’ils l’aient considéré comme un acte de la providence de Dieu guidant son peuple vers la Terre promise [2] ».

C’est bien le genre de considération dont raffole la critique biblique. Certes, il ne s’agit pas de contester l’intérêt que présente une telle observation. Mais il convient en revanche de prendre la mesure du préjugé qui structure une telle herméneutique : selon l’auteur, les scribes qui rédigèrent ou compilèrent ces textes auraient donc été bien incapables, eux, d’observer un tel phénomène et d’en découvrir la cause, laquelle est pourtant, en effet, très « simple ». C’est méconnaître leur sens de l’observation et leur armature intellectuelle. Et cette méconnaissance est le symptôme d’un préjugé qui n’a rien à envier à celui des anthropologues qui, jadis, considéraient les « sauvages » comme les témoins d’une humanité abrutie. Or, l’innocente bêtise n’est précisément pas là où on croit la trouver. Car la traversée miraculeuse du Jourdain, dans le récit, n’est pas un fait historique qui prétend au titre d’archive, mais un épisode conceptuel dont le sens dépend d’une logique littérale et non naturelle. Par conséquent, ce qui importe n’est pas d’y croire ou de ne pas y croire, mais de rapporter cet épisode d’une part à l’aventure inaugurale d’Abraham, l’hébreu, le ‘ibri, « celui qui traverse », nommé ainsi parce qu’il est venu en terre de Canaan depuis l’au-delà du fleuve, et d’autre part, bien sûr, à la séparation des eaux qui ouvre le chemin de la sortie d’Egypte. Le récit d’un miracle est donc une question théorique, en l’occurrence : pourquoi la séparation des eaux signale à la fois l’événement d’une libération et celui d’une entrée en « terre promise » ? S’il importe donc de savoir qu’un phénomène tel que celui du lit du Jourdain soudainement à sec était observable dans l’antiquité, au point de se reproduire parfois tous les dix ans, c’est pour en tirer la conclusion inverse, à savoir que les compilateurs de ces écrits connaissaient le phénomène et le supposaient connu, de sorte que sa valeur théorique, dans l’économie littérale du récit, l’emporte précisément sur sa valeur spectaculaire.

Prenons un autre exemple : l’invasion de grenouilles qui constitue la seconde plaie d’Egypte. Là encore, comme à leur habitude, bien des chercheurs se sont préoccupés de rendre compte d’un phénomène naturel appelé parfois « pluie de grenouilles ». Mais c’est toujours manquer ce dont il est question : comme me l’enseignait mon premier maître en études bibliques, Claude Birman, il y a près de vingt-cinq ans, l’invasion de grenouilles signale une cacophonie généralisée. C’est donc le symptôme d’un usage perverti de la parole, puisque les énoncés proférés produisent du « bruit », ramenant le langage articulé au cri de l’animal. Un texte de Georges Sand décrit avec acuité le phénomène qui a vraisemblablement inspiré les scribes hébreux : « J’avais peur aussi, et ce n’était ni de la nuit, ni des voleurs, ni de la solitude. J’étais épouvantée par le chant des grenouilles qui habitent encore aujourd’hui par myriades les marécages de ces landes. En de certaines nuits de printemps et d’automne, elles poussent de concert une telle clameur sur toute l’étendue de ce désert, que l’on ne s’entend point parler, et que cela ajoute à la difficulté de s’appeler et de se retrouver, si, en s’égarant, on se sépare de ses compagnons de route [3] ». S’il n’est pas question de la Bible dans le texte de Sand, c’est néanmoins le plus beau commentaire que j’ai jamais lu de la seconde plaie d’Egypte.

Il ne s’agit donc pas de minimiser l’apport des recherches archéologiques et philologiques ; elles sont bien souvent passionnantes et éclairantes, et d’une imagination parfois débordante [4]. Mais prétendre isoler le « noyau de vérité » du récit biblique en mettant au jour « l’événement réel oublié », voilà qui reviendrait à situer la vérité des Demoiselles d’Avignon dans un bordel de Barcelone plutôt qu’à la surface du tableau. Or, si Picasso a gardé sa toile dans un coin de son atelier durant dix ans, ce n’est pas parce qu’elle représentait une scène de bordel - le motif est commun dans l’histoire de la peinture, constituant même une « scène de genre » -, mais parce que sa mise en forme immanente bouleversait les canons de la beauté.

2. L’origine des « hébreux » : un débat historiographique

Ces réserves d’ordre méthodologique étant précisées, il n’en reste pas moins que le « noyau de vérité historique » que découvre Rogozinski est d’un intérêt certain, puisqu’il rapporte l’origine du nom ’ibri (« hébreu ») au nom ’abiru : les Habirou sont des hommes et des femmes qui, à la fin de l’âge du bronze, à partir du XVe siècle avant J-C., en terre de Canaan, se sont affranchis d’un ordre social qui les vouait à l’esclavage pour dette et ont, en quelque sorte, pris le maquis en gagnant les hautes-terres, ceci afin d’échapper au pouvoir des cités cananéennes. Menant une existence semi-nomade, ils auraient peu à peu colonisé des terres incultes et vécu en hors-la-loi, composant une société plus égalitaire et plus libre que celle des foyers urbains cananéens. Et diverses archives, notamment égyptiennes, attestent du caractère insurrectionnel de ce mouvement politique et social. Rogozinski s’emploie dès lors à en tirer les leçons :

« Leurs noms et leur origine révèlent que le terme ‘‘Habirou’’ ne désigne pas une tribu ou un peuple, mais un mode de vie, celui d’hommes ayant choisi de vivre en dehors de tout statut social. Comme un document le dit d’un paysan endetté, ‘‘pour échapper à sa dette, il s’est enfui […] et il est devenu Habirou’’. On ne naît pas Habirou, on le devient par un acte de rupture avec l’ordre établi, une fuite, un exil – ou faut-il dire un exode ? » (p. 82).

L’Egypte étant une force impérialiste imposant son autorité militaire sur la Palestine à la même époque, le récit biblique aurait déplacé en Egypte un mouvement de libération politique et sociale qui se serait en réalité développé en Palestine : « Ce qui s’est réellement passé en Canaan a été transféré imaginairement en Egypte et ce qui s’est déroulé dans le temps – le passage de la servitude à la liberté – a été transposé dans l’espace, présenté comme une migration d’un pays à l’autre » (p. 94). Il n’est pas certain que le déplacement en question puisse être précisément ressaisi en termes de schèmes temporel et spatial, puisque le mouvement des Habirou comme la sortie d’Egypte articulent l’un et l’autre le temps et l’espace. Reste qu’à l’origine du livre de l’Exode, il y aurait donc un « événement oublié » : la révolte des Habirou en terre de Canaan. Et c’est là ce que dissimulerait le récit biblique en substituant à la signification politique et sociale du nom ‘abiru une signification ethnique : celle du nom ‘ibri (« hébreux »). Mais la connexion linguistique garderait donc la trace du « noyau de vérité historique ».

Cette partie du livre de Rogozinski, « Si Moïse était Habirou » (pp. 65-165), calquée sur le mot de Freud, « Si Moïse était égyptien », est incontestablement la plus stimulante. Mais elle est mise au service d’un argument beaucoup plus discutable puisqu’il s’agit dès lors d’interpréter en termes de réaction idéologique la « distorsion » que l’écrit biblique aurait fait subir à la réalité historique, la fiction d’un exode des hébreux depuis l’Egypte répondant selon l’auteur à deux exigences, à savoir d’une part se forger « une identité ethnique homogène » (p. 96), d’autre part légitimer le pouvoir du royaume de Juda (une fois posé que cette réécriture de l’histoire serait l’œuvre, plusieurs siècles après la révolte des Habirou, des fonctionnaires d’un Etat monarchique en voie de formation) : « Comment [ces] scribes auraient-ils pu consigner sans les remanier profondément les souvenirs historiques d’une époque où les rebelles de Canaan ‘‘tuaient leurs rois comme des chiens’’ ? » (Ibid.). Mais si on peut concéder, de prime abord, que la « distorsion » sert l’argument identitaire, en revanche y déceler l’œuvre des scribes d’une monarchie en voie de constitution est beaucoup plus incertain puisque, de fait, la critique de la royauté est un motif amplement présent tout au long de la Bible, et cela depuis son point de départ : c’est à reculons que le prophète Samuel concède au peuple l’établissement d’une royauté assimilée à un dévoiement. Et surtout, placer en Egypte l’asservissement des hébreux puis leur libération a une signification d’une tout autre portée que celle que lui reconnaît Rogozinski, sachant que l’Egypte d’une part, Babylone d’autre part, constituent les deux principales puissances impérialistes et civilisationnelles de cette région. Il ne s’agirait donc pas, au moyen de ce déplacement d’un schème social (les Habirou prenant le maquis) à un schème civilisationnel (les Hébreux sortant d’Egypte), de refouler une réalité historique gênante, mais plutôt de situer l’action au cœur du problème, à savoir ce que Freud appellerait le « malaise dans la civilisation » - laquelle civilisation urbaine, à l’époque, est donc principalement égyptienne pour une part, babylonienne pour une autre, les cités cananéennes n’en étant qu’une forme secondaire. Mais ce sont là des questions d’ordre exégétique sur lesquelles je reviendrai plus longuement. Revenons aussitôt à la question historiographique.

Le défaut majeur que présente l’exposé archéologique et philologique de Rogonzinski est qu’il se contente, pour l’essentiel, de reproduire une interprétation connue depuis des décennies. Il le concède du reste volontiers : « l’hypothèse d’une ‘‘révolution israélite’’ n’est pas neuve : elle a été proposée il y a un certain temps par un historien américain, G. Mendehall » (p. 91). L’hypothèse, en effet, est loin d’être « neuve ». Examinant les diverses théories historiographiques qui ont prétendu rendre compte de l’ethnogenèse d’Israël, Finkelstein et Silberman écrivent, au sujet de Mendenhall : « Dès 1947, son réexamen des lettres de Tell el-Amarna le conduisit à la conclusion que les Apirou, identifiés par certains savants aux Hébreux, n’étaient nullement un groupe ethnique, mais une classe sociale bien déterminée » (La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, Bayard, 2002, p. 491). Et dès 1954, « le problème des Hapirou » était le titre donné à la quatrième rencontre assyriologique internationale. C’est cependant dans les années 1970, lorsque le radicalisme de gauche a le vent en poupe dans les universités nord-américaines, que la thèse dite « sociologique » de Mendenhall rencontre un véritable écho et devient incontournable au sein même du milieu académique.

Certes, Rogozinski expose de manière stimulante la théorie « sociologique ». Mais quiconque est informé des travaux de la critique biblique n’y apprend rien de nouveau, l’apport de l’auteur se limitant à éclairer le mouvement social des Habirou à la lumière des travaux anthropologiques de Clastres (La Société contre l’Etat) et de Scott (Zomia ou l’art de ne pas être gouverné). Or, quitte à prendre position dans un débat archéologique et philologique de cette nature, il eût été souhaitable qu’il s’informe de l’état actuel de la recherche. Finkelstein et Silberman, par exemple, assurent dans un ouvrage paru en 2001 que depuis les travaux de Mendenhall auxquels se réfèrent Rogozinski, « les preuves archéologiques, loin d’appuyer cette théorie, vont jusqu’à la contredire purement et simplement » (La Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, op. cit., p. 166). L’argument des deux chercheurs israéliens est notamment que les habitants des hautes-terres de Canaan - que les archéologues s’accordent à identifier comme le noyau de peuplement originel de ceux qui deviendront plus tard les « Hébreux » (ou les « Israélites ») - n’étaient pas issus des foyers urbains cananéens, ce qui infirmerait donc la thèse « sociologique » : « la culture matérielle des nouveaux villages se distinguait du tout au tout de celle des basses terres cananéennes ; or, si ces colons avaient été des réfugiés en provenance des basses terres, on aurait retrouvé chez eux des styles de poteries et d’architecture de ce type » (ibid.). Finkelstein et Silberman défendent dès lors la thèse selon laquelle les « Hébreux » seraient issus d’une sédentarisation progressive de pasteurs nomades autochtones, habitants originels des hautes-terres, l’évolution des campements témoignant du processus de sédentarisation à l’œuvre depuis la fin de l’âge du Bronze jusqu’à celui du Fer (XIVe-XIIe siècle avant J-C.), processus dont abondent les exemples historiques avérés :

« Le Moyen-Orient continue à nous offrir des exemples de ce genre de mutation. Les Bédoins qui se sédentarisent remplacent souvent leurs tentes par des structures en pierres ou en briques de forme semblable. Ils ont également tendance à conserver l’agencement de leur campement traditionnel dans leur premier habitat en dur. Plus tard, tournant le dos à la tradition, ils s’installent dans des villages sédentaires ordinaires. Les villages des hautes terres de l’âge du Fer témoignent du même type d’évolution » (ibid., p. 178).

C’est donc la sédentarisation progressive des pasteurs nomades des hautes-terres qui aurait été à l’origine de l’apparition d’un peuple « hébreu », l’événement déclencheur étant un « effondrement de la culture cananéenne » qui eut notamment pour conséquence la rupture de l’équilibre socio-économique entre pasteurs nomades et foyers urbains : lorsque les cités cananéennes ne furent plus en mesure de fournir le surplus de grain nécessaire à la survie des nomades, ceux-ci sont devenus des agriculteurs sédentaires des hautes-terres. Finkelstein et Silberman concluent : « Le processus que nous décrivons ici est à l’opposé de celui que décrit la Bible : l’émergence d’Israël fut le résultat, non la cause, de l’effondrement de la culture cananéenne » (ibid., p. 186-187).

La question est donc posée : les premiers « Hébreux » ou « Israélites », que les historiens identifient aux populations des hautes terres de Canaan, proviennent-ils, à l’origine, d’un mouvement social révolutionnaire, celui des Habirou, ou de la sédentarisation progressive de tribus de pasteurs ayant été contraintes de se tourner vers l’agriculture après l’effondrement des foyers urbains cananéens à la fin de l’âge du Bronze ? Et la question se complexifie encore du fait que, comme le soulignait l’assyriologue Henri Cazelles en 1958 dans un article consacré, déjà, à la question de l’origine Hapirou des Hébreux : si le nom ‘ibri, dans l’Exode, n’oppose pas tant un peuple hébreu à un peuple égyptien que « deux classes, les maîtres et les serviteurs », ce qui confirmerait la thèse « sociologique », reste que dans la Bible, les nom « Israël » (ou « Israélites ») et « Hébreux » ne sont pas superposables : « il y a une dualité Hébreux-Israélites notée par les livres de Samuel [5] ».

Plutôt que de seulement reprendre à son compte la théorie dite « sociologique » de l’origine d’Israël, il aurait donc été bienvenu que Rogozinski retrace l’histoire de cette question depuis les années Cinquante jusqu’à nos jours et qu’il s’évertue à présenter les débats contradictoires qu’elle a suscités et continuent de susciter, ainsi que les problèmes qu’il s’agit de résoudre. Car on ne peut décemment se satisfaire de la manière dont il rend compte, sur quelques pages (p. 87-93), des débats archéologiques qui y sont relatifs. Après avoir informé son lecteur que l’hypothèse qu’il défend n’est pas « neuve », il présente en ces termes l’état actuel de la question : « Ceux qui veulent expliquer autrement l’origine d’Israël avancent l’hypothèse d’une invasion armée ou celle d’une infiltration pacifique d’éléments semi-nomades ». Mais cela fait déjà deux décennies que Finkelstein et Silberman soutiennent la thèse d’une sédentarisation progressive de pasteurs autochtones, ce qui ne relève donc pas d’une « infiltration ». Rogozinski explique ensuite, apparemment sûr de son fait :

« Le défaut majeur de ces deux théories est qu’elles ne tiennent aucun compte de documents historiques comme les lettres d’El Amarna qui révèlent l’intensité des antagonismes sociaux dans le Canan de l’Antiquité. L’hypothèse de la révolution israélite a été fortement contestée. C’est cependant la seule qui puisse rendre compte de l’ensemble de ces événements ; la seule qui puisse établir une certaine continuité entre les révoltes des Habirou aux siècles précédents, les soulèvements qui ont détruit les cités de Canaan et la nouvelle société qui leur succèdera ; la seule enfin qui éclaire certains traits fondamentaux du dispositif mosaïque tout en s’accordant avec les données les plus récentes de l’histoire et de l’archéologie » (p. 92).

Mais les lettres d’El Amarna sont connues, déchiffrées et analysées depuis un siècle. Quant à la manière dont il prétend faire usage des recherches archéologiques en cours sur la destruction de certaines cités cananéennes au XIIe siècle, comme Hazor, Megiddo ou Lakish, elle est non seulement précipitée mais rigoureusement inconsistante s’il s’agit d’en tirer la conclusion que la théorie sociologique est « la seule qui puisse rendre compte de l’ensemble de ces événements ». Certes, dans le cas de la destruction de ces trois villes cananéennes, l’hypothèse d’une révolution sociale est solidement étayée, même si les débats sont toujours vifs à ce sujet, nombre de questions restant sans réponse. Mais dans le cas d’autres villes, l’objection de Finkelstein et Silberman réapparaît sous la plume de Cline : « A la fin de l’âge du bronze récent, les anciennes villes cananéennes d’Ekron et d’Ashdod ont été violemment détruites et ont laissé place à de nouveaux venus et à une culture matérielle totalement nouvelle, y compris en ce qui concerne la céramique, les foyers de cheminées, les bains, les ustensiles de cuisine et l’architecture » (Eric H. Cline, 1177 avant J-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée, La Découverte, 2015, p. 141).

Enfin, et surtout, Rogozinski, qui rapporte en note le livre de Cline, a lui-même signalé que l’effondrement de la culture cananéenne dont il est ici question s’inscrit dans un mouvement historique de vaste ampleur puisqu’il « affecte l’ensemble des civilisations du monde méditerranéen à la fin de l’âge du bronze » (p. 87-88). Dès lors, comment peut-il sérieusement soutenir que la révolte des Habirou suffit à rendre compte de la forme régionale – cananéenne - d’une crise aussi massive que celle que traverse « l’ensemble des civilisations du monde méditerranéen à la fin de l’âge du bronze », crise dont les chercheurs, depuis des décennies, s’évertuent à scruter les causes multiples et leurs imbrications (invasions des peuples de la mer, tremblements de terre, réchauffement climatique, crise « systémique » des structures sociales et politiques, etc.), les discussions à ce sujet n’étant pas moins passionnées et contradictoires qu’au sujet de l’effondrement de la civilisation romaine ? Comme l’écrit Finkelstein, « l’histoire de Canaan/Israël ne peut être séparée des événements et processus avérés dans les régions voisines. L’exemple le plus probant est la nécessité de traiter les destructions en Canaan de la fin de l’âge du Bronze comme faisant partie du phénomène plus vaste des ‘‘années de crise’’ en Méditerranée orientale » (I. Finkelstein, T. Römer, Aux origines de la Torah, Bayard, 2019, p. 24).

Mario Liverani a sans doute raison d’observer, en 2003, au sujet des principales théories historiographiques rendant compte de l’ethnogenèse d’Israël, que « la théorie (appelée ‘‘sociologique’’) de la révolte paysanne, qui privilégie totalement le processus interne sans apports externes », si elle a pu faire l’objet d’un certain consensus dans les années 1970-1980, « est actuellement critiquée pour des motifs parfois ouvertement politiques » (La Bible et l’invention de l’histoire, Bayard, 2008, p. 64). La critique biblique prétend souvent identifier les distorsions idéologiques que les scribes hébreux auraient infligé à l’histoire, avançant pour ce faire des arguments de qualité très inégales ; mais la critique biblique est elle-même une arène idéologique. Rogozinski a donc raison de réouvrir les archives et d’explorer le bien-fondé de la thèse « sociologique » de l’origine d’Israël. Mais il conviendrait qu’il se penche avec beaucoup plus de sérieux sur la littérature archéologique. A défaut d’une mise en perspective consistante des problèmes historiographiques posés, on s’en tiendra donc, pour notre part, aux conclusions de Liverani, dont l’effort de synthèse, au sujet de la relation des Habirou aux Hébreux, nous paraît convaincant :

« Le processus de nomadisation correspond sur la longue durée à une réduction progressive des établissements permanents, du Bronze ancien au Bronze récent ; sur la moyenne durée, il se manifeste aussi par les turbulences et l’errance de type ‘abiru que nous avons déjà signalées. Naturellement, il y a une grande différence entre ‘‘bandes armées’’ et ‘‘tribus pastorales’’, mais les unes et les autres ont en commun des caractères de mobilité et d’esprit belliqueux, une localisation extra-urbaine, une même hostilité au Palais. Survient ensuite, au XIIe siècle, un processus de sédentarisation, dont témoignent les nouveaux sites du Fer I. Si la théorie des révoltes paysannes, que nous avons brièvement rappelée, a été souvent présentée sous une forme exagérée, parfois proche du dilettantisme, il est tout à fait plausible en revanche qu’un apport de marginaux et de bandits ait aidé des groupes de pasteurs à se renforcer et à mieux prendre conscience de leur identité » (ibid. p. 74).

3. De l’appui archéologique à la thèse exégétique : un emballement irraisonné

Après avoir posé que l’origine du mot « hébreux », et au-delà du premier monothéisme hébraïque, procèdent de la révolution sociale des Habirou, Rogozinski s’emploie à distinguer, dans la Bible, ce qui relève du noyau émancipateur et ce qui relève de sa dissimulation réactionnaire. C’est ainsi, nous l’avons vu, qu’il oppose la réalité historique, celle des Habirou, et sa distorsion dans la Bible, où primerait le souci de forger « une identité ethnique homogène », ce qui impliquerait de refouler l’origine sociale du mot « hébreu ». Certes, il a raison d’observer par exemple que l’un des écrits les plus anciens de la Bible, le chant de Déborah en Juges 5, pourrait témoigner de la mémoire encore vive de l’histoire des Habirou et de la manière dont elle a pu inspirer, sinon fonder l’identité d’Israël (pp. 98-110). Les tenants de la théorie « sociologique » de l’ethnogenèse d’Israël l’avaient déjà repéré, et Liverani y revient :

« Il est remarquable que [dans le chant de Déborah] la coalition de tribus est appelée ‘‘Israël’’ […] ou encore ‘‘le peuple de Yahweh’’. Mais on utilise aussi le nom collectif de ‘‘paysans’’ (perazôn) pour désigner les habitants des villages ouverts (perazot) par opposition aux cités cananéennes entourées de remparts et de portes, et on évoque aussi les ‘‘fuyards’’ qui descendent des montagnes (où ils s’étaient réfugiés) pour combattre contre les ‘‘nobles’’. Il y a là une allusion évidente aux conflits socio-économiques et à la situation des ‘abiru, bref, à la victoire considérée comme le rétablissement de la justice » (La Bible et l’invention de l’histoire, op. cit., p. 130).

Mais peut-on aussitôt en conclure que, dans le livre de la Genèse, la généalogie qui conduit d’Abraham aux Hébreux asservis en Egypte est une distorsion visant d’une part à occulter la dimension sociale du nom « Habirou », d’autre part à poser les bases d’un appareil d’Etat monarchique ? En 1955, l’assyriologue Moshe Greenberg, s’il contestait la connexion linguistique entre ‘abiru (ou ‘aperu) et ‘ibri, admettait néanmoins qu’Abraham appartenait à un groupe araméen que « son statut social et son mode de vie désignait comme un ‘aperu [6] ». Quitte à « ouvrir l’archive », comme le prétend Rogozinski, et « recourir non seulement au texte de la Bible, mais aussi à des sources différentes qui nous donneront d’autres indices de l’événement oublié », il aurait donc été bien inspiré de consulter les écrits des historiens, à commencer par les analyses de Liverani au sujet de la signification politique et sociale du paradigme « ethnique » dans la configuration historique considérée :

« Dans sa conception idéale, originelle, l’Etat ethnique n’a guère besoin d’un support urbain et administratif, puisqu’il trouve sa cohésion dans la structure familiale et tribale de la société, dans son organisation plus égalitaire que hiérarchisée. S’il existe donc une forme de direction – qui ne peut pas ne pas exister -, celle-ci sera occasionnelle (en cas de guerre par exemple) plutôt que permanente, charismatique plutôt qu’héréditaire, fondée sur les structures familiales plutôt qu’administratives. Du reste, dans sa forme la plus typique, l’Etat tribal n’a pas de système d’impôt pour soutenir une classe dirigeante permanente » (ibid., p. 114).

La « société contre l’Etat », au sens où l’entend Clastres, a en effet des liens avérés avec une formation sociale axée sur la généalogie familiale par différence avec des regroupements urbains fondés sur la citoyenneté. Ainsi, selon Liverani, si les Habirou ont fui les cités cananéennes pour rejoindre les groupes nomades en voie de sédentarisation, c’est donc précisément parce que la structure tribale véhiculait une « organisation plus égalitaire que hiérarchisée ». Le terrain « ethnique » était alors fertile s’il s’agissait d’y semer les graines d’un nouveau projet de société dont certaines dispositions législatives de la Bible garderaient la trace :

« Si ces revendications et ces projets utopiques se manifestent dans la société israélite naissante, il faut selon toute vraisemblance en créditer l’élément ‘abiru : les groupes de fugitifs que l’élite sociopolitique des cités cananéennes avait traité de façon implacable, les contraignants à la fuite et à la marginalisation, cherchèrent à inscrire dans la nouvelle société en voie de formation des normes protégeant les débiteurs et garantissant leur liberté » (M. Liverani, op. cit., p. 106-107).

La notion biblique de guer tochav, « étranger-résident », pourrait notamment être interprétée en termes d’inscription de « l’élément ‘abiru » dans l’utopie sociale en voie de formation, puisque l’étranger-résident, sans appartenir à Israël, est néanmoins l’égal de l’Israélite dans le dispositif social. Rogozinski n’ignore pas complètement la manière dont le schème tribal peut abriter une idéologie plus égalitaire que celle qui prévaut dans un Etat. Il l’observe au sujet du livre des Juges (cf. p. 111). Mais curieusement, pas au sujet de la Genèse. C’est donc en maniant la hache plutôt que le pinceau que Rogozinski interprète l’argument généalogique du livre de la Genèse comme une réaction idéologique servant le projet politique des classes dirigeantes d’un royaume de Juda en formation.

Ainsi, son interprétation de la Bible consiste finalement, pour l’essentiel, à opposer « l’alliance selon le souffle », issue selon lui des Habirou, et « l’alliance selon la semence », issue selon lui d’une réaction ethnique et monarchique : « L’alliance du souffle suppose des conditions de liberté, d’égalité, d’inclusion et de réciprocité qui font complètement défaut à l’alliance de la semence » (p. 211). Autrement dit, à le suivre, il y aurait deux alliances monothéistes non seulement distinctes mais antagoniques : d’une part l’alliance scellée avec Moïse l’insurgé, « selon le souffle », d’autre part l’alliance généalogique scellée avec Abraham, puis avec le roi David, « selon la semence » ; la première serait une « alliance théo-démocratique », la seconde une « alliance ethno-monarchique » (p. 217). Mais ce n’est donc pas le matériau archéologique et l’analyse matérialiste des groupes sociaux vivant en Palestine à la charnière second et du premier millénaire avant J-C. qui inspirent cette opposition, c’est davantage la reprise d’un antique argument d’origine chrétienne, si ce n’est que Rogozinski l’inverse : sous la plume de Paul, c’est Moïse qui invente un dispositif à la fois généalogique et légaliste, tandis qu’Abraham est l’homme de la « foi » [7]. Rogozinski, lui, renverse les pôles, rapportant Moïse à la révolution sociale des Habirou et présentant l’alliance abrahamique puis davidique comme une réaction identitaire adossée à un pouvoir d’Etat, ce qui, de manière analogue à l’apôtre Paul, l’ « amène à se demander si c’est bien le même dieu qui était vénéré par Abraham et par Moïse » (p. 311). Au sujet de l’alliance scellée avec Abraham, il explique notamment :

« Tout comme l’alliance de David, il s’agit d’une donation gracieuse, car elle repose sur une grâce divine, une faveur accordée à un homme et à sa descendance par le dieu ; […] la légende de l’alliance d’Abraham est une construction rétrospective, élaborée probablement à l’époque des rois afin de légitimer leur pouvoir ; elle est une pièce-maîtresse de la restauration monarchique. Les deux premiers livres de la Torah relèvent ainsi d’orientations opposées. Alors que l’Exode décrit – de manière certes déformée – l’unification d’une multitude et son institution comme peuple par l’acte performatif d’une alliance, la Genèse construit une ethnicité imaginaire fondée sur des rapports de filiation » (p. 209, soulignés dans le texte).

C’est cette fois Luther qui semble inspirer son propos au sujet d’une « donation gracieuse ». Il y revient plus loin concernant l’élection : « L’Election se présente ainsi comme une décision arbitraire où le dieu désigne selon son bon plaisir ceux à qui il accordera ses faveurs. Si elle peut s’accorder avec l’alliance d’Abraham, cette représentation de la divinité est incompatible avec les conditions de liberté et de réciprocité qui définissent l’alliance de Moïse » (p. 225). Mais à moins de s’en tenir à l’interprétation de Luther, l’alliance scellée avec Abraham ou David ne procède pas d’une « grâce divine » accordée de manière arbitraire à un individu X, elle procède d’une singularité d’Abraham, et d’une singularité de David, qu’il revient précisément au lecteur de repérer dans le texte et non dans un « événement oublié ». Et concernant Abraham, la formule inaugurale de l’alliance, en Genèse 12, 1, « lekh lekha », « pars pour toi », n’est autre qu’une parole d’affranchissement. L’alliance abrahamique qui occupe le livre de la Genèse est donc le fondement d’un affranchissement singulier, condition apparemment nécessaire à l’affranchissement collectif dont il est ensuite question au livre de l’Exode.

Pourtant, dans le livre de la Genèse, Rogozinski n’a rien trouvé d’autre qu’une « ethnicité imaginaire fondée sur des rapports de filiation ». C’est donc qu’un certains nombres d’éléments qui sont autant de chaînons généalogiques lui ont échappé : le meurtre d’Abel par son frère Caïn ; l’antagonisme surgi entre les fils de Noé à propos de la nudité du père ; la séparation entre les deux demi-frères Ishmaël et Isaac ; le fait que l’antagonisme le plus structurant de toute la tradition juive, celui d’Esaü et de Jacob, concerne précisément deux frères jumeaux ; enfin Joseph vendu par ses demi-frères (voir sur ces questions Judaïsme révolution, La Fabrique, 2014). Est-ce donc l’œuvre de scribes soucieux d’adosser un pouvoir d’Etat à une « ethnicité imaginaire » ? A l’évidence, plutôt que Rogozinski ne pratique la Bible en l’étudiant, ce qui supposerait d’être attentif à l’élaboration conceptuelle qui la sous-tend, il lui impose un schéma préfabriqué, lequel a l’indéniable mérite de conforter un vieux préjugé : l’Ancien Testament serait un écrit foncièrement réactionnaire et particulariste. Certes, Rogozinski soutient qu’on peut en sauver quelque chose à condition de décrypter cet « événement oublié » que le texte biblique dissimule. Mais la manière dont il évacue un récit aussi considérable que celui de la Genèse en dit long sur ses qualités d’exégète.

Par ailleurs, dans sa précipitation, Rogozinski frise l’incohérence lorsqu’il situe l’alliance scellée avec David dans le cadre d’une restauration monarchique et qu’il explique : « Pour légitimer le pouvoir de David et de ses successeurs, un monarque divin convenait mieux que le dieu habirou de Moïse et YHVH allait devenir un dieu-roi comme l’était El, une réplique divine des souverains terrestres avec tous les attributs de cette fonction : le trône, la cour céleste où il siège en majesté, entouré de séraphins et d’archanges qui chantent ses louanges » (p. 332). Mais plus en amont, soucieux d’assoir la théorie « sociologique » de l’origine du monothéisme hébraïque, et empruntant à bon escient les arguments des auteurs qui s’en sont fait le relai, il écrit :

« Si le Habirou est également un hors-la-loi, c’est le cas de plusieurs héros de la période des Juges. Fils d’une prostituée d’origine étrangère, chassé de chez lui par la famille de son père, Jephté était devenu le chef d’une ‘‘bande de vauriens qui combattaient avec lui’’, avant de revenir dans son pays pour le sauver d’une invasion (voir Juges 11) ; et le plus célèbre des Habirou de l’histoire d’Israël est sans conteste ce Robin des bois de Canaan, le futur roi David. Après qu’il a fui la cour du roi Saül, ‘‘ce sont les marginaux, les endettés, les mécontents qui se rassemblent autour de lui’’ (Premier Livre de Samuel, 22, 2) et ils vivent comme des hors-la-loi dans les forêts et les steppes » (p. 85).

C’est aussi une observation de Liverani : « Pendant toute cette première phase, David se comporte en chef de bande, qui rassemble autour de lui des membres de son clan et des marginaux (‘‘Hébreux’’ au sens ‘abiru) » (La Bible et l’invention de l’histoire, op. cit., p. 137). Et Finkelstein également ne peut manquer de souligner « l’atmosphère Apirou dans l’histoire de l’ascension de David » (Aux origines de la Torah, op. cit., p. 40, soulignés dans le texte). Dès lors, comment soutenir que l’alliance de David serait, comme celle d’Abraham, la « pièce-maîtresse » d’une « restauration monarchique » soucieuse d’effacer « les souvenirs historiques d’une époque où les rebelles de Canaan », les Hébreux-Habirou, constituaient des bandes de hors-la-loi, si ces souvenirs sont précisément au cœur du récit biblique de l’ascension de David, au point que Finkelstein, peu suspect de valoriser la théorie « sociologique », décrit David comme un « chef de bande Apirou » (ibid., p. 52) ?

4. Qu’est-ce qu’un ’fake’ ?

Le sentiment qui gagne peu à peu le lecteur familier des antiques écrits hébraïques, au fil des pages de Moïse l’insurgé, est ainsi que Rogozinski, au fond, n’est guère soucieux d’examiner la logique de l’agencement des textes et d’en scruter les concepts, étant davantage préoccupé par l’exposition d’une thèse qui reste conforme, dans ses grandes lignes, à la manière dont l’Université perçoit la « question juive ». C’est pourquoi l’essentiel de son propos, finalement, est bien résumé dans le passage suivant :

« La restauration de la monarchie s’est appuyée en effet sur un dispositif politico-religieux qui se réclamait de la ‘‘semence d’Abraham’’ pour promouvoir une conception ethnique de l’Alliance. L’histoire d’Israël a été réécrite dans cette perspective en mettant l’accent sur la ‘‘pureté’’ ethnique du ‘‘peuple élu’’. Le souvenir du soulèvement de Canaan a été presque totalement occulté et on lui a substitué la fable d’une conquête militaire accomplie par un peuple ethniquement homogène. C’est pour préserver sa pureté imaginaire que cette conquête se serait accompagnée de l’extermination de tous les anciens habitants de Canaan au nom du herem, de l’anathème prononcé contre eux par le dieu. Du moins, c’est ce que prétend le Livre de Josué, le plus grand fake de l’histoire biblique, qui restera jusqu’aux temps modernes l’une des références favorites des conquérants et des colonisateurs » (p. 230).

Est ainsi conforté l’antijudaïsme structurel d’une Université acquise à l’idée que le corpus traditionnel juif d’une idéologie particulariste, conquérante et obscurantiste. Et il n’est pas jusqu’à l’argument d’un Jean Soler, convaincu que le nazisme trouve son fondement doctrinal dans l’Ancien Testament (voir son Invention du monothéisme, Fallois, 2002), qui ne puisse y trouver suffisamment d’assise pour paraître, somme toute, honorable. Pourtant, il semble que Rogozinski avait les moyens d’éclairer autrement le livre de Josué : il observe en effet, en plusieurs occurrences, que « beaucoup de mythes bibliques sont en fait des contre-mythes » (p. 318). Il en donne un exemple lorsqu’il compare « le Poème d’Atrahasis rédigé en Mésopotamie en 1770 avant J-C. », où l’homme est créé pour accomplir « les corvées des dieux », et les premiers versets de la Genèse, où le dieu créé Adam « sans lui commander de travailler à son service » (p. 131). Observer une telle différence aurait pu le conduire à en creuser davantage la forme et les enjeux, puisqu’en termes de matrice révolutionnaire, il tenait là une piste susceptible de le conduire vers quelque « noyau de vérité ». S’il n’en dit guère plus, il conclut toutefois : « Nous découvrons ici un aspect important des mythes bibliques. Ce sont presque toujours des contre-mythes : ils se réfèrent implicitement à des mythes plus anciens qu’ils réécrivent et transforment en leur donnant une signification très différente » (p. 132). Voilà qui aurait pu lui permettre d’envisager une tout autre lecture du livre de Josué.

Ce livre, en effet, a été depuis longtemps rapproché des récits de conquête des empires environnants, notamment de ceux de la littérature néo-assyrienne. Ainsi que l’observe Thomas Römer, ces récits, au début du premier millénaire avant J-C., « semblent avoir constitué un des genres majeurs de la propagande royale » - « propagande » dont le livre de Josué reprend la structure et parfois même des détails, ce que Römer appelle « un cas évident de dépendance littéraire » (La Première histoire d’Israël, Labor et Fides, 2006, p. 90). Le problème est que Römer s’en tient strictement à l’analyse de la « dépendance », alors qu’il conviendrait principalement de mettre au jour la manière dont le livre de Josué s’affranchit d’un modèle qu’il parodie plutôt qu’il ne copie. Car le livre de Josué est précisément ce que Rogozinski appelle un « contre-mythe » : si les scribes hébreux, dont l’originalité et l’inventivité ne sont par ailleurs plus à démontrer, imitent avec ostentation la propagande néo-assyrienne, ce n’est pas pour s’y fondre, ni pour s’en approprier l’efficacité rhétorique suivant un mécanisme que Römer appelle la « guerre psychologique » ; c’est au contraire pour mieux signaler ce en quoi leur épopée se distingue de la propagande des conquêtes impérialistes. 

En premier lieu, si le livre de Josué est bien un « fake », en ce sens que l’archéologie dément qu’il y ait eu une conquête guerrière de la Palestine par un peuple venus d’ailleurs, ce n’est cependant pas un « fake » au sens où il s’agirait de produire un récit prétendant au titre d’archive historique, puisque précisément la conquête en question est un mythe, tandis que la propagande néo-assyrienne relate, sur un mode épique, des conquêtes dont « le noyau de vérité historique » est connu de tous. Car l’empire néo-assyrien a bel et bien été un redoutable conquérant, semant la mort, la ruine et la servitude au cours de campagnes militaires sauvagement prédatrices, qu’il s’agisse de mettre la main sur les métaux précieux, de déporter et d’asservir les populations civiles ou de raser une ville en guise d’expédition punitive. En comparaison, le livre de Josué est précisément une fiction littéraire qui se donne à lire comme telle et emprunte le modèle épique pour mieux souligner sa différence : il ne s’agit pas de soumettre un pays pour s’en approprier les richesses matérielles et humaines, il s’agit de fonder une nouvelle société, le livre de Josué, sous sa rhétorique exterminatrice, exposant l’argument d’une table rase idéologique et le projet social d’un peuple qui s’affirme foncièrement étranger à la terre qu’il habite. 

Au canevas impérialiste de la propagande néo-assyrienne s’opposerait donc la reformulation poétique et idéologique du livre de Josué. En témoigne son action inaugurale, la traversée miraculeuse des eaux du Jourdain par des armées portant l’arche d’alliance. En quoi le miracle de la traversée des eaux du Jourdain pourrait-il donc impressionner quiconque, en termes de « guerre psychologique », sachant qu’il n’est besoin, pour une armée conquérante, d’aucune sorte de miracle pour franchir ce fleuve et qu’en termes d’intervention providentielle, l’explication naturelle du phénomène est bien trop simple pour faire illusion ? En termes de propagande, l’effet serait misérable si l’argument n’était parodique sur un versant, théorique sur un autre. Car la traversée du fleuve fait bien évidemment référence à la sortie d’Egypte. Or, c’est cette nouveauté idéologique – la sortie d’Egypte – qui confère à l’épopée sa signification subversive et sa singularité poétique et idéologique dans le paysage littéraire du Proche-Orient antique.

En témoigne le second acte inaugural du livre de Josué : l’alliance passée entre les hébreux et la prostituée Rahab. Tandis que les empires scellent des alliances avec les classes dirigeantes des royaumes vassalisés, les Hébreux emmenés par Josué scellent une alliance avec le rebus de la société cananéenne, symbolisé par Rahab, la prostituée vivant à proximité des remparts de la ville : « Et Rahab, la prostituée, et toute la maison de son père, et tous les siens, Josué les fit vivre, et ils sont demeurés au sein d’Israël jusqu’à ce jour » (Josué, 6, 25). Et selon un propos de Rabbi Shimon bar Yohaï rapporté dans le Midrash sur Ruth, 2,1, « cela concerna toute sa famille, élargie à deux cents individus, eux-mêmes étant lié à deux cent autres familles, et tous ont été sauvés par son mérite ». Le même midrash explique plus loin que « dix prêtres qui étaient aussi des prophètes descendirent de Rahab la prostituée » (Le Midrash Rabbah sur Ruth, Gallimard, 2009, p. 72-73). Le Talmud (traité Meguila, 14b) assure pour sa part que dans la descendance de Rahab « les prophètes qui étaient des prêtres » sont au nombre de huit. Et il ajoute également que Rahab, la prostituée, s’est convertie au mosaïsme et a épousé… Josué.

Voilà donc qui pourrait conforter la thèse « sociologique » de l’origine d’Israël, telle que la reformule notamment Liverani lorsqu’il conclut, au sujet de « l’élément ‘abiru » : « il est tout à fait plausible en revanche qu’un apport de marginaux et de bandits ait aidé des groupes de pasteurs à se renforcer et à mieux prendre conscience de leur identité ». De même, il est significatif que le premier acte de la conquête proprement dite soit, au son des clairons, l’effondrement des mythiques remparts de la ville de Jéricho, dès lors que dans le chant de Déborah, comme l’a remarqué Liverani : « on utilise aussi le nom collectif de ‘‘paysans’’ (perazôn) pour désigner les habitants des villages ouverts (perazot) par opposition aux cités cananéennes entourées de remparts et de portes ». Bref, à condition de savoir lire, le livre de Josué, plutôt qu’il n’évoque le bombardement nazi d’un village espagnol, restituerait l’événement oublié que Les demoiselles d’Avignon consacre : l’alliance de Josué et de Rahab.

C’est là ce que Rogozinski ne voit donc pas. Pourtant, une centaine de pages avant de conclure que le livre de Josué est « le plus grand fake de l’histoire biblique, qui restera jusqu’aux temps modernes l’une des références favorites des conquérants et des colonisateurs », il a observé que « la Torah raconte que des combattants israélites venus en éclaireur à Jéricho ont été accueillis et cachés par une prostituée nommée Rahab », ce dont il ne tire cependant aucun enseignement relatif au « livre de Josué », mais seulement l’indice d’un fait qui pourrait corroborer sa reconstitution, à savoir que le soulèvement des Habirou, qui aurait détruit des villes cananéennes, avait le soutien de certains éléments de la population : « Il y avait donc dans les villes des habitants qui sympathisaient avec le soulèvement » (p. 101). C’est le « noyau de vérité historique ». Quant au livre de Josué, c’est donc un « fake » colonialiste et génocidaire qui dissimule les faits au profit d’un imaginaire ethnique, ne laissant transparaître l’utopie sociale des Habirou que malgré lui, comme si les compilateurs de la Bible hébraïque avaient omis de dissimuler l’alliance d’Israël avec la prostituée. Autant conclure, à ce compte-là, que l’alliance scellée entre Picasso et « l’art nègre » est un acte manqué.

5. Spinoza, Freud, le Talmud et la « haine »

Si l’exégèse biblique de Rogozinski est donc, par endroit, d’une pertinence semblable à l’argument d’un critique littéraire qui découvrirait dans Hamlet l’argument d’une restauration ethno-monarchique, elle a néanmoins le précieux avantage de consonner avec le sens commun universitaire. Et manifestement soucieux d’adopter, selon l’adage, les mœurs romaines, Rogozinski ne craint pas de se montrer zélé. Car non seulement il assimile le corpus traditionnel juif à un « ghetto », tandis qu’il présente Thomas Römer, professeur d’études bibliques au Collège de France, comme « l’un des meilleurs spécialistes actuels de la Bible hébraïque » (p. 65), mais en outre, commentant Spinoza, dans le sillage duquel il souhaite s’inscrire, il explique que « la haine envers les juifs trouve son origine dans leur sentiment illusoire de supériorité, c’est-à-dire leur conception fausse de l’élection d’Israël. Mise en garde adressée au peuple dont il est issu : si les juifs persistent à adhérer à cette idée inadéquate, ils continueront de susciter la haine » (p. 221). Et ce serait aussi bien l’idée de Freud : la haine antijuive « s’enracine dans la croyance en ‘‘l’élection d’Israël’’ » (p. 223). Puis, une dizaine de pages plus loin, Rogozinski assure que le Talmud partagerait l’essentiel de l’analyse de Spinoza et de Freud :

« Spinoza et Freud l’ont bien vu : le mythe de l’élection d’Israël est une illusion dangereuse, l’une des causes majeures de la haine antijuive. A vrai dire, les sages d’Israël s’étaient aperçus depuis longtemps que la relation singulière entre ce peuple et son dieu pouvait devenir une source d’envie et de haine. En jouant sur la ressemblance entre Sinaï et le mot sinah qui signifie ‘‘haine’’, le Talmud s’interroge : ‘‘Pourquoi le nom Sinaï’’ et il donne cette réponse clairvoyante : ‘‘Parce que la haine des nations est descendue sur ce mont’’ (Shabbat 89a) » » (p. 233).

Je reviendrai dans un instant sur le Talmud. Commençons par interroger la manière dont Rogozinski lit Spinoza. A le suivre, le propos du philosophe d’Amsterdam consisterait donc à rendre les juifs responsables de la haine anti-juive : en développant un « sentiment illusoire de supériorité », conséquence de leur conception erronée d’une « élection », ils suscitent la haine, d’où cette « mise en garde » quasi-prophétique : « si les juifs persistent à adhérer à cette idée inadéquate, ils continueront de susciter la haine ». J’ai montré ailleurs (voir Le Manteau de Spinoza, La Fabrique, 2014) que son raisonnement, dans le Traité théologico-politique, loin de se ramener à ce qu’en dit Rogozinski, pas plus inspiré à ce sujet que ne l’a été Jean-Claude Milner (voir Le sage trompeur, Verdier, 2013), se résumerait plutôt ainsi : ce n’est pas à condition que les juifs abandonnent leur conception de « l’élection » qu’on n’en finira avec la haine, c’est à condition qu’on leur accorde le droit d’assumer des charges honorifiques, comme à tout autre citoyen, le principe étant que c’est le mérite personnel – ou « vertu » - qui justifie une telle gratification, et non l’affiliation religieuse, qu’elle soit chrétienne, musulmane ou juive. On peut certes considérer que Spinoza s’est mépris, la pleine citoyenneté des juifs n’ayant pas aboli la haine. Mais c’est là une autre question.

Le contre-sens de Rogozinski, à ce sujet, est d’autant plus troublant que dans son livre Djihadisme. Le retour du sacrifice (2017), il proposait une interprétation très différente des origines de la haine anti-juive, expliquant que les « cadets » des religions abrahamiques, chrétiens et musulmans, « n’ont pas cessé d’envier leur ‘‘aîné’’, comme si le fait d’être venu avant eux lui avait accordé le privilège d’être reconnu sans partage par Dieu ». Et il introduisait alors en ces termes les propos de Spinoza, de Freud et du Talmud :

« Et l’envie, Spinoza l’avait bien vu, ‘‘n’est rien d’autre que la haine elle-même’’… La haine anti-juive s’enracine dans cette jalousie féroce envers un peuple que l’on s’imagine être le fils bien-aimé du Père, parce qu’il a reçu avant les autres sa Loi sur le mont Sinaï. Dans son livre-testament sur Moïse et le monothéisme, Freud explique de cette manière l’antisémitisme occidental. Le Talmud le suggérait déjà lorsque, jouant sur la ressemblance entre Sinaï et le mot hébreu sinah (la haine), il demandait : ‘‘Pourquoi le nom Sinaï ?’’ et répondait : ‘‘Parce que la haine des Nations est descendue sur ce mont’’ » (op. cit., p. 193-194).

En 2017, c’est donc une « jalousie féroce envers un peuple que l’on s’imagine être le fils bien-aimé du Père » (je souligne) qui est à la source de la haine, d’où conclure que si chrétiens et musulmans continuent d’adhérer à cette idée inadéquate, ils continueront de haïr. Et c’est pourquoi, pour remédier à la haine, Rogozinski explique alors : « Rien n’autorise cependant à considérer le premier peuple qui ait témoigné de cette Révélation comme le seul capable de l’entendre » (ibid., p. 193, soulignés dans le texte). Mais depuis, Rogozinski aura relu Spinoza, si bien qu’en 2022, il explique que « la haine envers les juifs trouve son origine dans leur sentiment illusoire de supériorité ». Le problème n’est plus la « jalousie féroce » de celui qui hait, mais « l’idée inadéquate » de celui qui est haï. Et c’est donc pour guérir les juifs de leur « sentiment illusoire » que Rogozinski, dans son Moïse, met au jour la vérité de la Bible hébraïque : « Le souvenir du soulèvement de Canaan a été presque totalement occulté et on lui a substitué la fable d’une conquête militaire accomplie par un peuple ethniquement homogène ».

Quant au Talmud, comme j’ai eu déjà l’occasion de l’expliquer (voir Les Pingouins de l’universel, Lignes, 2017, « Epilogue »), son problème, à cet endroit (Shabbat 88a), n’est pas l’origine de la haine anti-juive. En effet, il ne dit pas que la haine des nations pour Israël est descendue sur le mont Sinaï, il dit que c’est la haine du dieu pour les nations qui y est descendue. Et Rachi (XIe siècle), dont la glose accompagne les éditions traditionnelles du Talmud, d’expliquer que la raison de cette haine réside dans le fait que les nations en question ont refusé de recevoir la Torah ; d’où conclure que la Torah est, au « Sinaï », un dispositif théorique et pratique dont la visée est principiellement universelle.

Nous sommes donc tentés d’appliquer au Moïse de Rogozinski l’opération exégétique qu’il applique à la Bible, ce qui reviendrait à identifier la détermination subjective que son propos dissimule, soit la manière dont la fonction sociale qu’il occupe oriente l’essentiel de son exégèse. En effet, la tradition juive est un élément hétérogène à l’Université, une sorte d’élément ‘abiru, et son traitement est normé depuis des siècles : il exige de quiconque aspire à une place dans la vénérable institution de se conformer à une règle fondatrice, celle de disqualifier, d’une manière ou d’une autre, l’Ancien Testament ; d’où la vérité que le titre de l’ouvrage dissimule : « la légende de l’alliance d’Abraham est une construction rétrospective, élaborée probablement à l’époque des rois afin de légitimer leur pouvoir ». C’est à cette seule condition qu’il peut valoriser Moïse, mais sans omettre toutefois de satisfaire aussitôt deux réquisits : a) interpréter l’alliance mosaïque dans les termes d’un contrat social où le dieu est « le partenaire d’une alliance librement consentie » (p. 225) - ce qu’il appelle une « théo-démocratie » - de sorte que l’horizon politique de son propos soit, somme toute, bienséant ; b) convenir que s’il y a un « noyau de vérité », il est dissimulé, voire « totalement occulté » plutôt que théorisé par l’Ancien Testament.

6. La critique du « ghetto » ou la superbe ignorance

Adoptant une posture résolument « critique », Rogozinski explique avoir été conduit à se détourner d’une tradition juive dont il est pourtant acquis, à le lire, qu’il n’a jamais été un fin connaisseur :

« Se confronter à la réalité historique des récits bibliques est particulièrement difficile lorsque l’on se rattache, comme moi, à la tradition juive. Dispersé parmi des nations étrangères pendant près de deux mille ans, rejeté hors de l’histoire et du monde commun, le peuple juif est parvenu à survivre en préservant sa tradition et celle-ci se fonde sur un commentaire sans cesse réitéré des textes fondateurs. C’est à cet enfermement dans le commentaire que j’ai tenté d’échapper. Le moment est venu de sortir du ghetto des textes » (p. 73).

Mimant la posture de Freud au départ de son Moïse, l’auteur aurait donc surmonté son attachement affectif à la tradition juive : il a choisi de rechercher la vérité plutôt que d’obéir à l’injonction identitaire. Qui lui en ferait grief ? Mais il explique donc, pour s’en justifier, que le corpus des écrits traditionnels juifs constituent un « ghetto » et que « le moment est venu d’en sortir ». Or, comme il n’a lui-même, manifestement, qu’une connaissance très vague et très confuse de ce « ghetto », on se demande sur quelle base il peut conclure que « le moment est venu d’en sortir ». A l’évidence, ce qui est ici en cause, c’est plutôt un préjugé selon lequel le corpus traditionnel juif serait obscur et particulariste, tandis que le savoir dispensé par l’Université serait éclairée et éclairant, ce dont le livre du professeur Rogozinski fournirait une nouvelle preuve. Le problème est que le propos de son livre témoigne d’une supériorité sociale plutôt qu’intellectuelle sur le « ghetto » juif, ce qui, pour le coup, confère à l’analyse de Spinoza, telle que je la restitue, une actualité inattendue.

C’est dès la page 25 que Rogozinski assure le lecteur de sa supériorité à la fois intellectuelle et morale sur un « ghetto » principalement représenté par « le Talmud ». L’enjeu est alors pour lui, à l’instar de Freud, de repérer dans la lettre du récit biblique des informations au sujet de « l’homme Moïse » qui seraient comme les traces d’une vérité historique que la tradition juive se serait employée à occulter :

« En évoquant l’union des parents de Moïse, [le récit biblique] n’emploie pas la formule traditionnelle indiquant que X prend pour épouse Y. Il se contente de dire qu’un homme ‘‘prend une femme’’, ce qui laisse entendre que l’on n’a pas à faire à un mariage légitime, mais à une relation adultère ou même à un viol. […] Une autre surprise nous attend, lorsque la généalogie rajoutée plus tard au récit rapporte qu’ ‘‘Amram prend pour épouse Yokéved sa tante. Elle lui enfante Aaron et Moïse’’ (Exode 6, 20). Notre héros serait donc issu d’un inceste. Affirmation tellement scandaleuse que, depuis l’Antiquité, la tradition juive a cherché désespérément à l’atténuer ou l’effacer. Le Talmud prétend ainsi que, en ce temps-là, ce type d’inceste n’avait pas encore été prohibé (!), tandis que la traduction grecque de la Torah substitue au mot ‘‘tante’’ celui, plus anodin, de ‘‘cousine’’ » (p. 25).

Rogozinski observe que la « formule traditionnelle », dans la Bible, lorsqu’il s’agit de rapporter l’union maritale entre un homme et une femme, est la suivante : « X prend pour épouse Y » (soulignés dans le texte). Et soudainement, au premier verset du second chapitre de l’Exode, lorsqu’il est question des géniteurs de Moïse, apparaîtrait une singularité : un homme « prend une femme », d’où Rogozinski déduit qu’il doit s’agir d’un « adultère » ou d’un « viol ». Mais s’il avait pratiqué le texte biblique, Rogozinski aurait remarqué que la formule en question - « un homme prend une femme » - ne désigne précisément pas dans la Bible une relation adultère ou un viol mais un mariage : ki ikah ish isha, « quand un homme prend femme ». Donc, en Exode 2,1, quand le verset dit qu’« un homme de la maison de Lévi est allé et a pris une fille de Lévi », un lecteur familier du texte biblique n’entend pas un viol ou un adultère mais un kinian, à savoir, littéralement, l’acquisition d’une femme au sens où un mariage scelle le fait que telle femme est dorénavant l’épouse de X. De fait, durant tout le livre de la Genèse, c’est la formule consacrée : X « prend » femme, c’est-à-dire qu’il l’épouse. La seule exception est le viol de Dinah, mais alors le verset précise : « il la prit, coucha avec elle et l’humilia » (Genèse, 34, 2). En revanche, le verbe prendre, s’il n’est pas accompagné d’une humiliation, signifie toujours prendre pour épouse, à tel point que c’est donc la formule consacrée tout au long de la Bible, notamment en Deutéronome (chap. 21, 22, 23, 24), où un homme « prend » femme dénote un lien consacré, tandis que, par différence, lorsqu’il s’agit d’un viol ou d’un adultère, un homme « couche » avec une femme.

Néanmoins, pour valider sa prétendue découverte, Rogozinski avance que la formule employée dans ce verset (Exode 2,1) – « prendre femme » - diffère de manière significative de la « formule traditionnelle » lorsqu’il s’agit de décrire un mariage : « X prend pour épouse Y ». Mais s’il s’était soucié de vérifier ses allégations, il aurait peut-être été amené, cette fois, à faire une véritable découverte. En effet, durant tous les premiers chapitres de la Genèse, lors des longues généalogies décrivant la descendance de Seth (le troisième fils d’Adam et Eve) jusqu’à Noé, puis la descendance de Noé jusqu’à Abraham, la « formule traditionnelle » n’est précisément pas : « X prend pour épouse Y », puisque, bien au contraire, il n’est alors absolument pas question de la femme. Il est seulement question d’un homme, nommé X, qui enfante un fils, premier-né, nommé Y, puis a d’autres fils et filles anonymes ; son premier-né, nommé donc Y, engendrant ensuite lui aussi un premier-né, nommé Z, puis d’autres fils et filles anonymes, etc. La femme est littéralement passée sous silence, parce qu’elle est sans nom, réduit à sa seule fonction génitrice. C’est seulement avec Abraham que, soudain, la femme est nommée : « Saraï » (Gn 11, 29) ; d’où déduire que si le dieu biblique adresse sa parole à Abraham aussitôt après (Gn 12, 1), ce n’est pas en raison d’une « donation gracieuse » ou d’une « décision arbitraire », comme veut le croire Rogozinski, mais parce qu’il ne réduit sa femme ni à un objet de jouissance, ni à une fonction génitrice. Et de fait, le verset enchaîne aussitôt sur le fait que Sarah est stérile. Dans son livre Deux, Un, l’amour. Levins, Badiou, Lacan, judaïsme, Jérôme Benarroch écrit à ce sujet :

« Dans le texte de la Genèse, le récit généalogique se développe entre Adam et Abraham sans que les noms des femmes n’apparaissent. Vingt générations. Tant qu’elles ne comptent pas pour ces dominants, on n’accède pas à l’inscription symbolique du nom. Abraham inaugure, invente, reconnaît, précisément ce point : il prend femme et son nom existe : ‘‘Saraï’’, ‘‘ma princesse’’, sans origine généalogique explicite. L’invention de la vérité amoureuse fait de lui l’homme à qui le Dieu peut se révéler pour lui enjoindre l’aventure existentielle de la vérité comme telle : ‘‘Pars pour toi, hors de ton pays, de ton lieu natal, de la maison de ton père, vers la terre que je te montrerai’’ (Genèse 12,1) » (Nous, 2018, p. 207).

Hélas, Rogozinski n’a donc pas lu le livre de Benarroch. Il est vrai qu’à jeter un œil sur sa bibliographie, on devine qu’il ne lit que des ouvrages dont les auteurs bénéficient d’une reconnaissance académique, à commencer par Thomas Römer, professeur au Collège de France, dont Rogozinski a vraisemblablement lu tous les livres. A tout le moins, il aura consulté son Moïse en version originale (Bayard/Labor et Fides, 2015), puisque Römer y explique, au sujet du verset d’Exode 2,1 :

« L’expression ‘‘Il prit’’ peut faire penser à un rapport sexuel hors mariage, voire un viol. D’ailleurs, Ex 6,20 précise : ‘‘il prit pour femme’’ pour enlever tout soupçon. La chose ne peut être décidée avec certitude, car la forme brève ‘‘il prit NN’’ peut aussi être utilisée dans le cadre d’un mariage, comme le montre Dt 20,7 : ‘‘Y-a-t-il un homme qui ait choisi une fiancée et ne l’ait pas encore prise [comme femme] ?’’. Si la question est difficile à trancher, le fait, cependant, que l’homme disparaisse de la scène immédiatement semble plutôt faire penser à une relation illégitime […] » (p. 71).

Plutôt que dans la Bible, ce serait donc dans cet écrit de Römer que Rogozinski aura rencontré l’idée selon laquelle le verset d’Exode 2,1, au sujet d’un homme de la maison de Levi prenant une fille de la maison de Levi, signalerait une « relation illégitime », viol ou adultère. Mais si l’incompétence de Römer en matière d’exégèse biblique n’est plus à démontrer, il a au moins le substantiel mérite, pour sa part, de s’être penché sérieusement sur les questions historiographiques, tandis que Rogozinski, dans ce Moïse, malmène décidément tout, l’archéologie, la Bible et même la philosophie en la personne de Spinoza.

Mais restons sur la Bible, puisque c’est le corpus qui nous occupe. Dans le passage rapporté ci-dessus, il aborde ensuite le verset qui, en Exode 6, 20, revient sur l’union des parents de Moïse : « Amram prend pour femme Yokéved sa tante ». Cet ajout tardif, à suivre Römer et Rogozinski, aurait pour fonction d’occulter le fait qu’il s’agissait d’une relation illégitime. Mais paradoxalement, l’habillement mettrait au jour un nouveau scandale, à savoir qu’il s’agissait donc d’une relation incestueuse. Et Rogozinski, imperturbable, d’observer que la tradition juive a cherché « désespérément » à effacer un tel scandale. Il en veut pour preuve un Talmud qui, effrayé, s’efforcerait d’y remédier en avançant un argument fantaisiste, à savoir que « ce type d’inceste n’avait pas encore été prohibé (!) ». De fait, le Talmud, à propos de ce verset, distingue entre une sœur par la mère et une sœur par le père, son argument étant que la tante d’Amram, Yokéved, était la sœur de son père en ce sens que Yokéved et le père d’Amram avaient le même père, mais non pas la même mère, et qu’en effet l’union d’Amaram et de Yokéved n’était donc pas considéré comme un inceste avant le don de la Torah. Rogozinski voit apparemment dans cet argument une sorte de tartufferie, d’où son point d’exclamation : « (!) ». Selon d’autres, talmudistes, cela pose la question de savoir pourquoi la sortie d’Egypte a une incidence sur les unions sexuelles interdites. Par ailleurs, s’il avait ouvert la page du Talmud en question (Sanhédrin 58b), il aurait remarqué qu’on y interroge aussitôt le lien familial qui unit Abraham à Sarah, à savoir qu’elle serait sa nièce, fille de son frère, lien qui n’est pourtant pas flagrant à lire la Bible où, comme l’observe Benarroch, Saraï est « sans généalogie explicite ». Ce sont donc les Rabbis du Talmud, apparemment peu inquiets de susciter le scandale, qui mettent au jour qu’Abraham était l’oncle de Sarah.

Que Rogozinski n’ait guère ouvert le Talmud et qu’il lui prête je ne sais quelle frayeur, c’est une chose ; qu’il n’ait guère ouvert la Bible en est une autre. En effet, s’il avait un peu pratiqué la Bible avant de prétendre en découvrir les secrets, il aurait observé que suite au subterfuge de Laban, Jacob épouse deux sœurs - ce qui est formellement interdit par la loi donnée au Sinaï - et que de cette union « incestueuse » avec deux sœurs découlent huit des douze enfants d’Israël. Et il aurait également remarqué que Yehuda, fils de Jacob, dans un célèbre épisode de la Genèse, couche avec Tamar, sa belle-fille (qu’il a laissée sans mari et sans descendance après que ses deux premiers fils l’ont épousée successivement puis ont péri) : lasse d’attendre que justice lui soit rendue et que le troisième fils de Yehuda lui soit proposé comme époux, la bru, Tamar, se déguise en prostituée afin de s’unir avec son beau-père, Yehuda, lequel, en effet, la rencontrant à la croisée des chemins, « va » avec elle sans la reconnaître (le verset se gardant d’employer ici le verbe « prendre », puisqu’il s’agit d’une relation illégitime). Et à suivre les analyses du Talmud (par exemple en Sanhédrin 76a), l’interdit pour un homme de s’unir avec une femme qui a été l’épouse de son fils est d’une gravité semblable à l’interdit de s’unir avec sa propre mère. Or, de ce rapport charnel entre Tamar et Yehuda procède, dans la Bible, la généalogie messianique qui mène au « fils de David ». Enfin, rappelons que si Boaz est un descendant de l’union entre Tamar et Yehuda, il se trouve que son épouse, Ruth la moabite, est pour sa part une descendante du rapport charnel des filles de Loth avec leur père. Et de cette union entre Boaz et Ruth provient donc, plus tard, David, d’où descendra, selon la tradition juive, le messie. Il n’empêche, du haut de sa chaire de professeur à la faculté de philosophie de Strasbourg, ce bon Rogozinski vous assure, au sujet du mariage d’Amram avec sa tante Yokéved : « Affirmation tellement scandaleuse que, depuis l’Antiquité, la tradition juive a cherché désespérément à l’atténuer ou l’effacer ».

Le professeur aurait donc mieux fait de se demander pourquoi le messianisme juif procède, à l’origine, d’une transgression incestueuse, à l’image de la consommation d’un fruit défendu. Cela l’aurait peut-être conduit au sens du mot « loi » dans la tradition juive, lequel n’a pas grand-chose à avoir avec ce qu’il appelle une « théo-démocratie », non plus qu’avec une « ethno-monarchie », sauf à lire la Bible au prisme de la seule tradition universitaire, c’est-à-dire gréco-romaine. Mais il est vrai que la question du « messianisme », telle que la pose le Talmud, ne l’a manifestement pas intéressée. Pour preuve, lorsqu’il y fait allusion à la fin de son ouvrage, c’est pour expliquer qu’afin de combattre l’influence des « anarchistes mystiques », « le courant dominant du judaïsme s’est efforcé très tôt de dissocier le schème du messie de celui de l’apocalypse et d’atténuer la différence entre notre époque et les temps messianiques : selon le Talmud, ‘‘la seule différence entre le temps présent et le temps du messie est la soumission [d’Israël] aux nations’’ (Sanhédrin 91b) » (p. 355).

Décidément, à chaque fois que le mot « Talmud » apparaît sous la plume de Rogozinski, c’est pour lui prêter je ne sais quel agenda idéologique et en falsifier l’esprit et la lettre. Car si la question de la différence entre notre temps et les temps messianiques est en effet posée dans le Talmud, en Sanhédrin 91b et en d’autres occurrences, c’est toujours sous la forme d’une discussion contradictoire entre deux Rabbis, à savoir Shmuel et Rabbi Yohanan, le second soutenant que les prophéties miraculeuses dans la Bible concernent les « temps messianiques » et non « le monde à venir », tandis que le premier considère qu’elles renvoient au « monde à venir », « la seule différence entre notre époque et les temps messianiques » étant selon lui qu’alors cessera « l’asservissement ». Mais Shmuel ne parle donc pas d’une « soumission [d’Israël] aux nations », comme l’écrit Rogozinski, il parle tantôt de « l’asservissement dû aux exils » (shiaboud galouiot), tantôt de « l’asservissement dû aux royaumes » (shiaboud malkhouiot). De cette discussion contradictoire entre Shmuel et Rabbi Yohanan, Levinas propose une interprétation dans Difficile liberté. Je ne la crois pas fondée, car la lecture de Levinas me paraît manquer ce dont il est question dans le Talmud : quelle est la différence entre « temps messianiques » et « monde à venir » ? Mais si Rogozinski avait au moins lu Difficile liberté, il aurait appris que le Talmud présente de manière contradictoire la réponse à la question posée. Et s’il avait consulté la lettre du Talmud, il se serait peut-être demandé ce que signifie l’alternance, dans l’enseignement rapporté au nom de Shmuel, entre les mots « exils » et « royaumes ». Et alors - qui sait ? - il aurait peut-être compris que l’altitude qu’il pense avoir gagnée en s’affranchissant du « ghetto » pourrait s’apparenter à une chute, en ce sens que sa prétendue hauteur relèverait précisément des « exils » et des « royaumes » plutôt que de l’intelligence et de la liberté.

7. Un cas d’école : quel est le sort du « bouc émissaire » ?

Analysant le rite du jour de Kippour, au cours duquel un tirage au sort distingue entre deux boucs - l’un est sacrifié sur l’autel du temple, l’autre, chargé des fautes de la communauté, est envoyé dans le désert -, Rogozinski explique :

« Ainsi, l’expulsion du bouc rend visible le processus caché qui préside aux expulsions et aux lynchages des victimes humaines : en révélant comment opère en secret le mécanisme victimaire, le rite le déconstruit. Autant dire que le ‘‘bouc émissaire’’ du Lévitique est tout le contraire d’un bouc émissaire au sens ordinaire du terme. Loin de justifier la mise à mort des victimes accusées injustement, il témoigne de leur innocence » (p. 158).

Si le rite opère selon lui à la manière d’une déconstruction du « mécanisme victimaire », c’est parce que le « bouc émissaire » proprement dit est tiré au sort et, en outre, relâché vivant : « Il est bien précisé qu’il doit être gardé en vie et envoyé dans le désert pour y être libéré vivant et rien ne permet de dire que l’animal sera finalement immolé. A aucun moment, il ne lui ait fait violence, ce qui suffit pour distinguer ce rite de ceux des autres peuples » (p. 160). Le problème est que l’analyse de Rogozinski paraît rencontrer une objection, qu’il soulève lui-même en ces termes :

« Il y a pourtant un texte de la tradition juive qui semble démentir tout cela. Le Talmud donne en effet une version particulière de ce rituel ou du moins de sa phase finale : il complète le Lévitique en précisant quel sort attend le bouc après sa sortie de la ville. Selon le traité Yoma (6, 4-8), l’animal était mené jusqu’à un rocher escarpé et jeté dans un ravin où il se fracassait. […] Cette mort ressemble alors à celle des innombrables victimes humaines massacrées lors de lynchages et de meurtres collectifs : c’est ‘‘la mort la plus froide’’ dont parlera Hegel à propos des victimes de la Terreur, une mort qui n’est plus qu’un simple anéantissement, qui ‘‘n’a pas plus de sens que de trancher une tête de chou ou de boire une gorgée d’eau’’. Mais le Talmud rend-il compte fidèlement de la dernière phase du rite ? » (P. 164-165).

Comparer le destin certes tragique de ce bouc, conduit dans le désert et précipité du haut d’un ravin, aux victimes de la Terreur dont parle Hegel, voilà qui peut paraître un tantinet outrancier à un lecteur qui ne serait pas végétarien, par exemple. Reste que Rogozinski interroge donc le bien-fondé de la lecture du Talmud : le « bouc émissaire » est-il « envoyé dans le désert pour y être libéré vivant », comme il le soutient, ou est-il précipité du haut d’un ravin, comme l’explique le Talmud ? Poursuivons la lecture de ce passage :

une mise à mort. Peut-être est-ce aussi la conséquence d’un changement politique majeur. Rédigé à une époque où le royaume de Juda avait été détruit, le Lévitique réactive le souvenir d’une époque plus ancienne précédant la restauration de l’Etat monarchique. Le rite de l’expulsion du bouc met en jeu la relation d’un peuple sans Etat à son restant dont il s’efforce de se dissocier sans lui faire violence. Or, à l’époque du Talmud, les exilés revenus de Babylone ont reconstruit un Etat centralisé gouverné par les prêtres du Temple. Un Etat, surtout s’il est fragile et menacé, tend à se légitimer en désignant un ennemi capital » (ibid.).

La version du rite exposée dans le Talmud serait donc, à suivre l’auteur, la conséquence d’une lecture ignorante du Lévitique. Et cette ignorance serait due non seulement à l’oubli, soit le fait qu’au fil des siècles la signification du rite aurait été égarée, mais aussi à une configuration historique précise : « à l’époque du Talmud, les exilés revenus de Babylone ont reconstruit un Etat centralisé gouverné par les prêtres du Temple ». Le Talmud procèderait donc à la manière des fonctionnaires du royaume de Juda qui, nous l’avons vu, auraient occulté le « noyau de vérité historique » du mosaïsme – l’insurrection des Habirou – afin de bâtir une « ethno-monarchie » : il recomposerait le rite du « bouc émissaire » de sorte qu’il corresponde à l’idéologie d’un « Etat centralisé ». Ceci posé, Rogozinski peut distinguer en ces termes la version talmudique du rite, falsifiée, et la véritable, à savoir celle qui découle d’une lecture littérale du Lévitique : « A ce rite de mort, cruel et exterminateur, s’oppose la première version du rituel, celle du Lévitique. En préservant l’un des deux boucs de la violence meurtrière du sacrifice, elle la présente au dieu vivant avant de le conduire hors du temple et de la ville pour le relâcher, libre et vivant » (p. 165).

Je ne souhaite pas m’étendre beaucoup sur son interprétation du rituel de Kippour. M’importe néanmoins ici d’interroger la manière dont il oppose sa lecture du Lévitique, tournée vers la vie, à l’interprétation talmudique qui, elle, serait tournée vers la mort et, à l’horizon, ouvrirait la porte à la Terreur, voire au génocide, le rite tel que le conçoit le Talmud étant, selon Rogozinski, « cruel et exterminateur ». En introduction de son développement sur le « bouc émissaire », il s’est demandé si, depuis un Moyen-Âge assimilant les juifs à une souillure propageant la peste ou la lèpre jusqu’aux « exterminations de masse du XXe siècle », l’histoire de l’antisémitisme n’était pas nouée à la formation des Etats centralisés : « L’apparition de nouveaux dispositifs d’exclusion et de persécution est-elle la conséquence de la formation d’Etats centralisés qui ne peuvent se constituer et se renforcer qu’en désignant des ‘‘ennemis’’ ? » (P. 154-155). Puis, une dizaine de pages plus loin, au terme de son exégèse du rituel du « bouc émissaire », il explique donc que le Talmud en a égaré le sens véritable et que cet égarement signale précisément, si nous suivons bien le raisonnement, le mécanisme qui est à l’origine des « dispositifs d’exclusion et de persécution » : « à l’époque du Talmud, les exilés revenus de Babylone ont reconstruit un Etat centralisé gouverné par les prêtres du Temple. Un Etat, surtout s’il est fragile et menacé, tend à se légitimer en désignant un ennemi capital » (soulignés dans le texte). Nul doute que son analyse du rite du « bouc émissaire » et sa manière de s’en tenir à la lettre de l’Ecriture contre la falsification talmudique assureront quelques gratifications sociales au professeur Rogozinski. Il appartient en effet à une vénérable institution, l’Université, dont la généalogie nous reconduit à l’empereur Justinien, lequel, en 553, décréta que les interprétations juives de l’Ecriture sont « insensées ». C’est la loi sous laquelle Rogozinski aura lu la Bible. Mais s’il légitime, ce faisant, sa fonction sociale, pour ce qui est en revanche de la pertinence intellectuelle de son propos sur le « bouc émissaire », je crains qu’elle ne soit à l’image de son livre, car le Talmud a été rédigé entre le IIe et le VIe siècle après J-C., donc à l’époque où la Palestine était une province romaine, et non à l’époque « où les exilés revenus de Babylone ont reconstruit un Etat centralisé gouverné par les prêtres du Temple ».

Venons-en maintenant au « bouc émissaire » : à s’en tenir à la lettre du Lévitique, il est envoyé dans le « désert », vers une terre qualifiée de « guezerah » (Lévitique, 16,22) ; du mot « désert » le Talmud déduit qu’il est condamné à mort, puisque le désert n’abrite ni eau ni végétation ; et du mot guezerah, « coupant », « tranchant », il déduit qu’il est précipité du haut d’un relief abrupt (Yoma 67b). Rogozinski conteste donc cette interprétation. L’anthropologue Mary Douglas l’a également contestée, notamment dans un article paru en 2002 : « Le bouc qui s’en va » (Pardès, vol. 32-33, no. 1, 2002) ; elle y explique, à propos du « désert » où ce bouc est conduit : « Il est plausible que le bouc ait été sélectionné précisément parce qu’il peut vivre dans une région sèche, là où une vache ou un mouton pourraient souffrir de la faim ». Elle compare en outre le sort du bouc à celui de l’oiseau qui, dans le cas de la purification du « lépreux » en Lévitique 14,7 et 14,53, est renvoyé vivant « en dehors de la ville, sur la face des champs ». Selon elle : « Être relâché dans les champs ou dans le désert aurait la même signification : une libération ». C’est l’interprétation qu’adopte Rogozinski :

« Comme le remarque Mary Douglas, la purification du ‘‘lépreux’’ engage elle aussi une paire dissymétrique : elle a recours à deux oiseaux dont le destin rappelle celui des deux boucs. Après avoir sacrifié l’un des oiseaux et aspergé le ‘‘lépreux’’ guéri de son sang, le prêtre ‘‘lâche l’oiseau vivant dans la campagne’’, comme s’il devait emporter le mal avec lui. Deux oiseaux ou deux boucs, l’un immolé et l’autre laissé en vie, libre de s’en aller sans être sacrifié : deux phases d’une même catharsis, deux destins possibles du restant » (p. 161).

Signalons qu’un célèbre commentateur juif du XIIe siècle soutient l’interprétation de Douglas et Rogozinski, expliquant lui aussi qu’à s’en tenir au sens littéral des versets du Lévitique, le « bouc émissaire », comme l’oiseau du « lépreux », est relâché vivant aux abords du désert, où il rejoindrait les troupeaux de chèvres sauvages. Tel est en effet le commentaire du Rachbam sur Lévitique 16, 10. Mais comme je l’ai signalé dans La souveraineté adamique (op. cit., p. 154), l’exégèse biblique du Rachbam me paraît être précisément représentative de ce courant du judaïsme qui, au Moyen-Âge, reconsidère l’interprétation littérale de la Bible à la lumière des normes exégétiques établies par les savants chrétiens et musulmans et, ce faisant, témoigne d’une distance grandissante avec la manière talmudique, comme si son intelligibilité lui devenait de plus en plus étrangère. Revenons donc, pour notre part, au Talmud, ainsi qu’à la lettre des versets : tandis que l’oiseau, dans le cas de la purification du « lépreux », est envoyé « sur la face des champs », le bouc est envoyé dans « le désert ». Or, si le « champ » est un lieu de vie, pour l’homme comme pour l’animal, ce n’est pas le cas du « désert ». En outre, le bouc est chargé des « fautes » de la communauté d’Israël, lesquelles, dans la Bible, tracent un chemin qui ne mène nulle part, c’est-à-dire au néant. Le sort que connaît le « bouc émissaire », envoyé dans le désert où il est précipité du haut d’un ravin, est donc celui de la faute, en ce sens que le rituel représenterait ce à quoi mène la faute : l’abîme.

Quant aux destins séparés des deux boucs, l’un étant sacrifié sur l’autel, l’autre envoyé dans le désert, il pourrait correspondre à la différence entre deux types de faute : la faute inconsciente, de l’ordre de Yehuda couchant avec Tamar, sa bru, sans la reconnaître, appelle un sacrifice animal, ce qui n’est pas le cas de la faute consciente. Le bouc sacrifié sur l’autel du Temple ferait-il expiation des fautes inconscientes, tandis que le bouc envoyé dans le désert pour y être précipité dans le néant ferait expiation des fautes conscientes ? Quoi qu’il en soit, on peut certes considérer que le destin de ce « bouc émissaire », évidemment innocent des fautes dont on l’accable, signale un rite « cruel », mais le qualifier d’ « exterminateur », voilà qui revient, pour le coup, à caresser la bête dans le sens du poil, d’autant qu’à le relâcher vivant, n’en resterait pas moins que le premier bouc, sacrifié sur l’autel, aura, lui, été bel et bien « exterminé ». Bref, la miséricorde dont fait preuve Rogozinski au sujet de ce pauvre « bouc émissaire » ferait joyeusement rire si sa critique du Talmud n’était lestée d’une longue histoire.

Revenons donc à des considérations plus sérieuses. Qui prend la peine de consulter le Talmud au sujet du sort du « bouc émissaire » rencontre cet enseignement (Yoma, 66b) : on a posé à Rabbi Eliezer trois questions relatives au rituel du « bouc émissaire », et à trois reprises il a répondu de manière énigmatique, laissant ses interlocuteurs dans l’expectative. La troisième question posée est la suivante : le prêtre qui conduit le bouc dans le désert, que doit-il faire si l’animal, une fois précipité du haut d’un ravin, n’est que blessé ? Doit-il descendre pour l’achever ? Ce à quoi Rabbi Eliezer s’est contenté de répondre en citant un verset : « Ainsi périront tous tes ennemis, Seigneur (YHVH) ». Qu’a-t-il voulu dire par là ? Le Talmud n’en dit pas davantage, rapportant aussitôt la position d’autres Rabbis qui, eux, ont répondu distinctement : « il convient que le prêtre descende achever l’animal ». Rabbi Eliezer, lui, n’a donc, apparemment, pas répondu à la question posée. Certains commentateurs comprennent qu’il a voulu dire, en citant pour toute réponse ce verset, que le cas d’un bouc ne succombant pas à sa chute ne pouvait pas survenir, la providence se chargeant de veiller au bon déroulement du rituel. Il me semble plutôt que Rabbi Eliezer sermonne ses interlocuteurs, et les réoriente, comme s’il leur répondait : vous m’interrogez sur des détails, je vous renvoie à l’essentiel ! Ailleurs, le même rabbi Eliezer adresse un reproche semblable à son propre fils (en Sanhédrin 68a). Il s’emploierait donc, par sa réponse, à recentrer le questionnement : « Ainsi périront tous tes ennemis, Seigneur (YHVH) ». Qu’est-ce à dire ?

Comme toujours, la citation d’un verset, dans le Talmud, suppose d’en connaître le contexte. Ce verset est la conclusion du chant de Déborah en Juges 5, 31 : « Ainsi périront tous tes ennemis, YHVH, tandis que ceux qui l’aiment [seront] comme un lever de soleil radieux ». Aux disciples qui l’interrogent sur le comportement que doit adopter le prêtre si le bouc survit à sa chute du haut du ravin, Rabbi Eliezer répond en citant le chant de Déborah, comme s’il leur disait : relisez ce chant et vous y trouverez la réponse à votre question. Et en effet, au sujet de la manière dont Yaël achève Sisara, le général cananéen, il y est dit : « De sa main elle saisit une cheville, de sa droite le marteau du manœuvre ; puis elle frappe Sisara, lui fracasse la tête, lui fend, lui transperce le crâne » (Juges, 5, 26, trad. Rabbinat). C’est précisément à cette mort, celle de Sisara par la main de Yaël, que se réfère la conclusion du chant de Déborah citée par Rabbi Eliezer. Le général cananéen, entrant dans la tente de Yaël, croyait jouir de cette femme, tel un bouc ; mais en guise de jouissance, Yaël lui a transpercé le crâne. Il semble donc qu’il faille achever le bouc si d’aventure il n’a pas succombé à sa chute, à moins d’entendre, en effet, qu’il n’a pas plus de chance de s’en sortir vivant que Sisara. Quoi qu’il en soit, la portée du verset citée en guise de réponse va bien au-delà du détail technique quant à l’accomplissement du rituel : il touche à sa signification essentielle. Car ce que laisse entendre Rabbi Eliezer, c’est donc que ce bouc, chargé des fautes de la communauté d’Israël et conduit dans le désert pour y être précipité dans l’abîme, est comparable à Sisara, le général cananéen. Autrement dit, l’engeance cananéenne, que les armées de Josué se sont évertuées à exterminer, elle se trouve, en dernière analyse, « en nous ».

Prenons l’occasion de cet enseignement talmudique pour introduire à la cabale. Une longue énumération des rois cananéens vaincus par Josué clôt, au chapitre 12, la première partie du livre de Josué, celle consacrée à la conquête guerrière. Elle est de prime abord d’une monotonie indigeste : « Roi de Jéricho – un ; roi d’Aï, du côté de Beth-El – un » ; et ainsi de suite : Roi de la ville X, un, etc., ceci trente et une fois, jusqu’au dernier roi mentionné : « roi de Tirça – un ». Vient enfin le verset conclusif : « tous les rois : trente et un ». Le mot « roi », le nom de la ville, le chiffre « un ». Telle est la structure invariablement réitérée trente et une fois, avec sa conclusion qui totalise donc le nombre de rois cananéens vaincus par les armées de Josué. Pourquoi cette énumération du nombre des rois ? Et pourquoi souligner qu’ils sont au nombre de « trente et un » ? A l’œil du cabaliste, cette énumération ne saurait être anodine, les mots « roi » et « un » étant énumérés trente et une fois, puis une dernière fois lors du verset conclusif - « tous les rois : trente et un » - soit trente-deux occurrences des mots « roi » et « un ». Or trente-deux, en hébreu, c’est lamed-beth, qui forment le mot « lev », soit le mot « cœur ». Interprétons : il y aurait un trente-deuxième roi cananéen qu’il reste à vaincre afin que la royauté véritable, celle de l’aleph, gagne le cœur. Et ce trente-deuxième roi est « en nous ». Un jour dans l’année, cependant, le rituel juif assure le fidèle qu’il lui est possible de s’en affranchir absolument : le jour de kippour. Alors, il faut éliminer sans pitié ce trente-deuxième roi cananéen, le précipiter du haut d’un ravin et descendre l’achever si nécessaire, de sorte que le mot du poète trouve à s’écrire dans nos cœurs : « L’enfer à leur mesure que les râpeurs de métaux s’étaient taillés, redescendra vaincu dans son abîme » (René Char, « Bienvenue »).

Voilà qui nous reconduit donc au livre des généalogies d’Israël, la Genèse, qui culmine avec le combat de Jacob contre l’ange de la mort, comme pour nous enseigner que l’ennemi véritable est à la fois le plus étranger et le plus intime, et qu’on ne peut le vaincre qu’à la condition de surmonter, en nous, ce qui lui donne prise sur nous. C’est ainsi que je comprends le propos d’un auteur anonyme au sujet de l’antagonisme éthique et politique aujourd’hui déterminant. Analysant la psyché des acteurs économiques et idéologiques de « l’accélération technologique en cours », les auteurs du Manifeste conspirationniste (Seuil, 2022) distinguent, outre une « rapacité financière » et un « désir d’asservissement », un « défaut intime » :

« Ce qui leur donne des airs d’extra-terrestres ne provient pas d’une supériorité, mais d’un défaut intime. S’il leur faut à toute force augmenter l’humain, c’est qu’ils ne le connaissent qu’amputé, et pour rendre cette amputation définitive. S’ils s’activent tant, c’est qu’ils croient leur manque ainsi insoupçonnable, et afin de le retourner en pouvoir. Le vide qu’ils ont au cœur les rend insatiables. Rien ne parvient à leur procurer la sensation d’être vraiment en vie. D’où leur obsession de régir celle des autres. Ce sont des insecure over-achievers, des surperformants qui ne savent pas où ils habitent – et l’un du fait de l’autre. Ils le concèdent d’ailleurs volontiers, en privé. En cela, leur malignité s’est développée à la mesure de leur manque. Toute leur obsession autour du cerveau, de la cognition et des neurones n’y peut rien : l’intelligence a son siège dans le cœur – cela s’est toujours su. L’intelligence passe par le cerveau, comme elle passe par le ventre, mais sa demeure est le cœur. Car le cœur est le siège de la participation au monde, de la disposition à être affecté par lui et à l’affecter en retour. Leur rage de détruire le monde sous prétexte de le reconstruire de pied en cap provient de là : de l’amputation qu’ils ont au cœur » (p. 21).

8. Le fin mot de l’histoire

Dans un passage de l’Exode, apparemment pour convaincre Moïse d’accepter la mission qu’il lui confie - libérer les Hébreux du joug de l’esclavage égyptien -, le dieu exhibe sa puissance miraculeuse : la main de Moïse est rendue blanche comme si elle était lépreuse, puis guérie ; son bâton devient un serpent, puis redevient un bâton. Plutôt que d’interpréter la signification de ces singulières manifestations de la puissance du dieu, Rogozinski en déduit que « l’homme Moïse » devait être lépreux. Il eut été moins aventureux, dans le même ordre d’idée, de déduire du récit biblique que « l’homme Jacob » était boiteux. Mais soit : « Si Moïse était lépreux » donne ainsi son titre à la partie préliminaire de l’ouvrage. Puis Rogozinski y revient à la toute fin lorsque, évoquant les célèbres versets d’Isaïe au sujet d’un homme, un élu du dieu, qui est « méprisé, rejeté de tous, torturé, malade comme celui devant qui on se voile la face » (cité p. 356), il se demande si cette figure messianique n’est pas atteinte de la lèpre. La comparaison avec Moïse, dès lors, s’impose : « Revenance spectrale de Moïse sous le masque d’un messie lépreux… Est-ce à cela que fait allusion le Talmud quand il affirme que le messie d’Israël se tient devant les portes de Rome parmi les lépreux (Sanhédrin 98a) ? » (P. 357). Le mot est lâché : « Rome ». Mais Rogozinski ne le commente pas. Lui importe seulement d’observer qu’il est apparemment question dans le Talmud d’un messie qui se trouverait « parmi les lépreux ».

Dans le Talmud, le mot « Rome » n’est pas apparent, du moins dans les éditions traditionnelles. Mais à suivre une note du Gaon de Vilna, il faudrait introduire le mot : c’est aux portes de la ville de « Rome » que se tiendrait ce messie, parmi des pauvres accablés de « plaies » qui les contraignent à renouveler régulièrement leurs bandages. Si le mot « Rome » est absent de certaines versions, ce serait en raison d’une censure chrétienne à l’époque des premières éditions imprimées du Talmud. Quoi qu’il en soit, que le nom de la ville soit ou non écrit, il est implicite, puisque le passage auquel fait allusion Rogozinski raconte l’histoire suivante : Rabbi Yeochoua Ben Levi a trouvé le prophète Eli, il lui a demandé quand viendrait le messie, ce à quoi Eli lui a répondu : « Va le lui demander toi-même, il est à l’entrée de la ville » ; - « A quel signe le reconnaître ? » - « Il est assis au milieu de malheureux affectés de toutes sorte des plaies ». A s’en tenir là, il n’y a pas de raison flagrante de lire le mot « Rome ». C’est seulement à condition de prêter attention à un détail du texte que ce signifiant s’impose : en effet, Rabbi Yeochouah Ben Levi, autrement dit un certain Josué de la maison de Lévi, rencontre le prophète Eli en un lieu très précis, qui n’est autre que l’entrée de la « grotte » de Rabbi Shimon bar Yohaï. Et cette grotte, c’est bien évidemment celle où il s’est réfugié avec son fils Elazar après qu’il a exposé en public sa critique de l’impérialisme romain et que ce dernier l’a, en réponse, condamné à mort ; d’où son refuge dans une grotte au sein de laquelle, à suivre la tradition juive, il aurait rédigé le Zohar. J’ai proposé dans LM une série de quatre vidéos dont le point de départ est le passage du Talmud, au traité Shabbat, qui relate cette fameuse histoire (cf. LM#12, #13, #14, #15). Rogozinski, pour sa part, relie les plaies dont souffre ce messie aux versets d’Isaïe qui évoquent un homme « torturé, malade comme celui devant qui on se voile la face ». C’est vraisemblablement Rachi qui l’aura mis sur la voie, puisque c’est ainsi qu’il interprète les plaies du messie dans ce récit du Talmud. Mais à mon humble avis, il n’est pas sûr que ce soit le rapprochement qui s’impose immédiatement. En effet, le texte ne mentionne pas une plaie lépreuse, mais des blessures. Or, Rabbi Shimon bar Yohaï, en Shabbat 33b, lorsqu’il sort de la grotte où il a vécu caché durant treize ans, astreint à l’étude des secrets de la Torah, est lui aussi couvert de plaies. Et il se réjouit des douleurs qu’elles lui causent, car c’est à ce prix qu’il a acquis une intelligence renouvelée de la Torah. Le messie dont il est question en Sanhedrin 98a pourrait donc être lui aussi atteint de plaies similaires, résultat non d’une lèpre, mais d’une vie cachée, astreinte à l’étude des secrets de la Torah. Ce qui est certain, c’est que ce récit du Talmud situe délibérément la tradition messianique dans le droit fil de l’histoire de Rabbi Shimon, condamné à mort par l’empire romain pour avoir mis au jour ce dont sa prétendue mission civilisatrice était le véhicule : une prédation, griffes et gueule, à laquelle opposer l’ascension d’une forme humaine, mains et bouche.

Epilogue

Rendant compte pour LM du précédent livre de Jacob Rogozinski, Djihadisme. Le retour du sacrifice, j’écrivais :

« La question que se propose donc de traiter Rogozinski est la suivante : pourquoi, et selon quel processus, dans le cas du ‘‘djihadisme’’, la logique de la haine l’emporte-t-elle sur la logique de l’islam ? De l’explication savante qu’il élabore, on peut souligner le point fort, qui est son traitement de la religion en termes de ‘‘dispositif’’, et le point faible, qui est l’absence de toute perspective géopolitique. »

Il m’était en effet apparu que l’auteur n’y interrogeait pas la relation entre le fondamentalisme islamique et le pouvoir idéologique et financier des pétromonarchies du Golfe. De fait, le mot « pétromonarchie » n’est pas seulement prononcé dans son livre, pourtant consacré à la manière dont un dispositif potentiellement émancipateur - l’islam - est dévoyé par des forces réactionnaires et obscurantistes. Et cela m’a paru être un « point faible ». J’ai néanmoins rapidement salué l’entreprise, parce qu’elle me semblait par ailleurs généreuse et féconde. Et je me suis chargé quant à moi, dans La trique, le pétrole et l’opium (Libertalia, 2019), de combler certaines lacunes.

Découvrant aujourd’hui son Moïse l’insurgé, j’observe qu’il n’est pas jusqu’aux spéculations cabalistiques qui ne relèvent, à le suivre, d’une restauration ethno-monarchique visant à légitimer le pouvoir des rois et des prêtres et à anéantir « l’alliance selon le souffle ». Il affirme en effet : « Les spéculations sur le ‘‘nom caché’’ du dieu n’appartiennent pas au noyau originel du dispositif mosaïque. Peut-être proviennent-elles plus ou moins directement de la religion égyptienne. Dans un hymne à Amôn-Ra, il est dit qu’ ‘‘on tomberait à l’instant mort d’effroi si on prononçait son nom secret. Aucun dieu ne sait l’appeler par ce nom. Il le cache comme un secret’’ » (p. 342). Puis il explique que pour intégrer l’alliance mosaïque, il fallait prononcer un nom qui, une fois rendu imprononçable par les gens du commun, la rendait caduque : « C’est à ce partage du Nom, ce partage du souffle qui le porte que s’attaque l’interdiction de le prononcer » (p. 343). Aussi, il demande : « Qui avait intérêt à briser l’Alliance du Nom ? N’était-ce pas ceux qui avaient anéanti la théo-démocratie mosaïque ? » (ibid.). Il revient alors à son hypothèse de travail :

« Ce seraient les rois ou les prêtres à leur service qui auraient interdit au peuple de le prononcer parce qu’ils voulaient s’approprier la puissance du nom divin et s’en servir pour légitimer leur domination. Certes, aucun document connu ne confirme cette hypothèse. Nous savons seulement que, à l’époque du second Temple, un seul homme avait gardé le droit d’invoquer le Nom. Il s’agissait du grand-prêtre. D’après le Talmud, il ne pouvait le faire qu’une fois par an, le jour de Yom Kippour (voir Yoma 6b). Cette invocation était associée au rite de purification qui met en scène le bouc émissaire : lorsque le grand-prêtre purifiait le peuple d’Israël de ses souillures en les transférant au bouc, il prononçait à voix haute le nom de YHVH » (ibid.).

L’idée selon laquelle les emprunts de la Bible aux mythologies environnantes doivent être analysés comme des « contre-mythes » n’aura que très superficiellement effleurer l’esprit de ce professeur. Quitte à identifier les sources égyptiennes de la Bible, il aurait pu tout aussi bien relever que la circoncision était une pratique égyptienne avant d’être hébraïque, et en déduire que ce rite est un élément central du dispositif anti-démocratique. Il aurait de nouveau manqué la dimension subversive de l’emprunt, à savoir que la circoncision est l’apanage des prêtres égyptiens, tandis qu’elle est commune à tout Israël. S’il est donc un avatar de la circoncision égyptienne, c’est davantage l’ordination qui, dans l’église, confère à un homme le pouvoir d’officier. Reste que Rogozinski serait retomber sur ses pieds en observant que seul le grand-prêtre prononce - une fois par an, le jour de Kippour - le tétragramme ; d’où le bien-fondé de sa question : « Qui avait intérêt à briser l’Alliance du Nom ? N’était-ce pas ceux qui avaient anéanti la théo-démocratie mosaïque ? » Et à le suivre, les spéculations cabalistiques sur le « nom caché » découleraient donc de cette restauration ethno-monarchique.

Mais comment fait-il pour repérer partout dans le corpus traditionnel juif – Bible, Talmud, Cabale - les obscures manœuvres d’une restauration ethno-monarchique quand, s’interrogeant sur les causes de la « défiguration » de l’islam, il ne prononce pas une seule fois le mot « pétromonarchie » ? Ses connaissances sur la géopolitique du Moyen-Orient contemporain doivent être pourtant plus assurées que sa pratique des textes traditionnels juifs. Puisqu’il lui arrive d’écrire une tribune dans Le Monde, il doit bien le lire de temps en temps. Il n’empêche, au sujet de l’islam, il ne croit pas utile d’interroger les causes géopolitiques de la montée en puissance du « salafisme », se contentant, à ce sujet, d’évoquer une « stratégie » et une « capacité » aussi mystérieuses l’une que l’autre :

« Bourguiva avait, paraît-il, l’habitude de dire que ‘‘l’islam sera ce que les musulmans en feront’’ et il avait raison. Si le salafisme et le djihadisme parvenaient à s’imposer comme les courants dominants de l’islam, alors ils seront l’islam. Leur victoire n’est pas inévitable et, si elle advenait (qu’Allah nous en préserve !), elle ne résulterait pas d’une prétendue essence fanatique de l’islam, mais de leur stratégie et de leur capacité à obtenir le soutien du peuple immense des croyants musulmans » (p. 112).

De la même manière, lorsqu’il s’interroge sur « la situation historique où se trouve l’islam », il en appelle à une « réforme » religieuse plutôt qu’à une révolution égalitaire, politique et sociale :

« Il s’agit avant tout d’un conflit interne à l’islam, qui met aux prises ses forces de renouveau et les courants fondamentalistes. La défaite du dispositif de terreur ou sa victoire dépendent de l’issue de ce conflit. Si l’essor du djihadisme est une conséquence de la situation historique où se trouve l’islam, des pesanteurs et des blocages qui l’entravent, une réforme de cette religion pourrait permettre de le contrer et, à terme, de le faire disparaître » (p. 252).

Concluons que l’oubli que sa prose dissimule est d’autant plus regrettable qu’à prononcer le mot « pétromonarchie », Rogozinski aurait peut-être été conduit à identifier le « noyau de vérité historique » que recèle la montée en puissance du fondamentalisme islamique : l’alliance néocoloniale entre les démocraties occidentales et les ethno-monarchies du Golfe persique, telle qu’elle fut notamment scellée au sortir de la seconde Guerre mondiale - et telle que j’en ai analysé le « dispositif » dans La trique, le pétrole et l’opium. Or, s’il l’avait identifié, ce « noyau de vérité historique », il se serait peut-être aperçu, du même coup, que l’antagonisme sur lequel il a bâti son Moïse - ethno-monarchie versus théo-démocratie – ne risque pas de nous mener très loin, en termes d’émancipation universelle. En témoignent certaines rumeurs : il paraît que si l’ethno-monarchie du Qatar a été élue par la FIFA pour organiser la prochaine Coupe du monde de football, c’est notamment grâce à la discrète intervention de la République Française. Voilà donc un « noyau de vérité historique » qu’il aurait été moins imprudent de s’atteler à décrypter, quitte à laisser provisoirement à d’autres, plus compétents, le soin de déchiffrer la Bible hébraïque.

[1Voir à ce sujet ma critique du Moïse de Freud : « La mémoire du texte. ‘‘L’homme Moïse’’ de Freud : pour une lecture critique et sociale » (Le Coq Héron, 2019/4 - N° 239).

[2Jacques Briend, « La traversée du Jourdain dans la geste d’Israël », in Le Monde de la Bible, Gallimard, 1998, p. 485-486.

[3Georges Sand, Histoire de ma vie, I, pp. 686-687, cité dans La mare au diable, Pocket, 1989.

[4De fait, toutes les décennies, un chercheur prétend, sur la base d’une nouvelle découverte ou redécouverte archéologique, refonder la signification originelle du monothéisme hébraïque, la dernière proposition en date étant celle de Nissim Amzallag qui, dans La forge de Dieu. Aux origines de la Bible, Cerf, 2020, croit pouvoir rattacher l’origine du dieu biblique et de son temple à une technique métallurgique : la production de cuivre.

[5Henri Cazelles, « Hébreu, Ubru, Hapiru », parue dans la revue Syria en 1958, Tome 35, fascicule 3-4. La question linguistique continue également d’être discutée : le nom ‘abiru est-il à l’origine du mot ibri, « hébreux » ? A ce sujet, Finkelstein et Silberman observent : « Dans le passé, certains savants voyaient une connexion linguistique directe entre le mot Apirou (ou l’une de ses variantes, Khabirou, ou Habirou) et le mot Ibri, ou ‘‘hébreux’’, ce qui suggérait que les Apirou des documents égyptiens auraient été les premiers Israélites. Nous savons aujourd’hui qu’une telle association n’est pas évidente » (La Bible dévoilée, op. cit., p. 164), Mais Liverani conclut pour sa part : « Ces groupes d’hommes arrachés à leur milieu social d’origine et réfugiés ailleurs, on les appelle ‘abiru […] et il est clair que ce terme a un lien étymologique et sémantique avec les attestations les plus anciennes du mot ‘‘hébreu’’ (ibrî), avant que celui-ci n’assume une valeur ethnique » (La Bible et l’invention de l’histoire, op. cit., p. 56). Que conclure ? La connexion linguistique est-elle ou n’est-elle pas « évidente » ? Un débat similaire opposait déjà Moshe Greenberg et Henri Cazelles dans les années 1950 : tandis que Greenberg arrivait à la conclusion que « l’équation Hapiru = Hébreux » n’était fondée ni linguistiquement, ni sociologiquement, le nom « Hapirou » désignant une identité sociale, le nom « Hébreux » une identité ethnique, Cazelles, dans l’article cité, démontrait, lui, que la connexion linguistique était bel et bien fondée.

[6Voir Henri Cazelles, « Hébreu, Ubru, Hapiru », art. cit.

[7Voir à ce sujet le Saint Paul d’Alain Badiou (Puf, 1990), et la critique que j’en ai proposé : « Controverse sur la question de l’universel : Alain Badiou et Benny Lévy », Lignes, 2009/3.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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