Hong Kong : effervescence generale

Un soulèvement populaire – 17-19 novembre. [Reportage]

paru dans lundimatin#219, le 4 décembre 2019

Le collectif Cafardnaüm nous transmet un reportage qui complète le récit du siège de l’université Polytechnique (écrit par ce même collectif et publié la semaine denière sur lundimatin). Ici, l’accent est mis sur tout ce qu’il s’est passé autour de l’université pour venir en aide à ceux de l’intérieur et l’ambiance insurectionelle de la ville entre le 17 et le 19 novembre. L’article revient également sur les élections qui ont eu lieu juste après les affrontements et quelques limites possible d’un mouvement qui, pour le moment, a réussi à se réinventer continuellement.

Collectif Cafardnaüm

« Il y a des périodes historiques où, sous l’influence de quelque grand ébranlement collectif, les interactions sociales deviennent beaucoup plus fréquentes et plus actives. Les individus se recherchent, s’assemblent davantage. Il en résulte une effervescence générale, caractéristique des époques révolutionnaires ou créatrices. »

Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie (1912).

Peut-être que l’insurrection, c’est d’abord ça : un commutateur d’intensités affectives, connectant des corps en émoi pour les mettre en mouvement. Dans la soirée du 18 novembre, des dizaines de milliers de Hongkongais sont descendus dans la rue pour la retourner. Aux alentours de l’université Polytechnique, de gigantesques chaînes humaines s’organisent. Reprenant la geste standardisée au cours de l’été, on mime un chapeau pour réclamer des casques et on gueule « Essence ! Essence ! » pour les Molotov, tandis que les plus remontés démontent la chaussée pour constituer des stocks de briques. Les phyltres piégés s’échangent précautionneusement de main en main. Alors que des centaines d’étudiant.e.s sont encerclés par la police à PolyU, les Hongkongais sont à leur tour résolus à assiéger la police. Car qu’adviendrait-il d’un peuple qui renoncerait à sauver ses enfants ?

Dos au mur

La journée avait commencé avec une vilaine gueule de bois. Dans l’université assiégée, les derniers occupants, rompus de fatigue après une nuit d’affrontements intenses avec la police, s’étaient retrouvés le dos au mur. Après avoir renâclé à organiser des AG tout au long de l’occupation, de peur de divulguer leurs plans aux informateurs de la police, les étudiant.e.s semblaient soudain avides de palabres collectives – peut-être moins pour mutualiser leurs dernières forces vives que pour se rassurer en feignant de s’organiser. L’horizon semblait pourtant aussi bouché que l’accès désormais muré à l’université, fragile muraille de sacs de ciment au-delà desquels s’étendait un paysage dévasté. Des groupes d’adolescents désemparés, rhabillés en civils, erraient à travers le campus à la recherche d’une issue. Après avoir péniblement enjambé des barricades qu’ils avaient sans doute eux-mêmes érigées, ils découvraient avec horreur que la police les attendait. Prenant un malin plaisir à harceler les gamins, les flics provoquaient les fuyards au mégaphone dès qu’ils les repéraient, brisant nets leurs espoirs de sortie. Les derniers combattants feignaient encore d’y croire, mais leurs conseils de guerre tournaient à vide. Un plan détaché de toute perspective de bataille.

Conseil de guerre. Des front-liners épuisés se réunissent pour décider de leur réponse au siège de la police. 18 novembre, vers 8 h.

Doit-on raconter les défaites, et la peur des lendemains qui déchantent ? Affermir les âmes en chantant les prouesses des héros et l’inflexibilité des martyrs ? Les protestataires hongkongais ont appris à tirer les leçons de leurs échecs passés, pour resurgir chaque fois avec une vitalité nouvelle. En attendant, nous voyons les guerriers redevenir des enfants – des enfants qui, finalement, ne sont plus si certains d’avoir envie de choisir entre la liberté et la mort.

Grosse fatigue. Un occupant de PolyU exténué s’assoupit à l’entrée de la faculté de design de PolyU. 18 novembre, vers 10h.

Les gamins n’ont pourtant pas dit leur dernier mot. Dans la nuit du 18 au 19 novembre, des dizaines d’entre eux parviendront à déjouer la vigilance de la police au cours d’une tentative d’évasion rocambolesque, digne des films de John Woo. Depuis l’une des passerelles barricadées, un groupe de fuyards descendra en rappel vers la route, où ils seront recueillis par des motards non identifiés. Les motos parviendront à forcer les barrages, sous un déluge de lacrymos. L’épisode est presque trop beau pour être vrai. Derrière la cascade de ciné, on ne peut s’empêcher de relever l’hommage allégorique à la stratégie poétique et politique du « Be Water  », dans un éloge au surgissement impromptu, à la furtivité triomphant de l’inertie.

Chaînes humaines contre cordon de police

Dans la soirée du 17 novembre, un appel à « sauver PolyU » a commencé à circuler sur Telegram. Aux alentours de 20h, alors que la police multiplie les tentatives d’incursion dans l’université, des milliers de protestataires se rassemblent dans les quartiers de Yau Ma Tei, Mong Kok et Jordan, sur la péninsule de Kowloon, tandis que des barricades font leur apparition dans les quartiers d’affaires de l’île de Hong Kong. Vers 22h, les flics tirent à balle réelle alors qu’un véhicule tente de franchir un cordon de police sur Austin Road, à quelques centaines de mètres de la fac assiégée. Alors que la situation se tend dans le quartier de Tsim Sha Tsui (TST), aux abords de l’université, la police tire à nouveau en l’air.

Cette stratégie d’embrasement généralisé est destinée à épuiser la police pour la convaincre de lever le siège de PolyU. Pendant quelques heures, cette stratégie d’attrition semble porter ses fruits, en contraignant les policiers à se disperser. Sur les trois canons à eau dont dispose la ville et qui constituent le fer de lance de la réponse policière aux manifestations violentes, un seul sera mobilisé à PolyU durant la nuit du 17 au 18 novembre. Un autre est posté en permanence devant le siège de l’exécutif, tandis que le dernier est déployé pour réprimer les émeutiers de Nathan Road, la grande artère reliant les quartiers de TST, Jordan et Mong Kok. Au petit matin, cette stratégie montre pourtant ses limites : même avec un dispositif minimal, centré sur un camion à eau escorté d’un engin blindé, la police a fini par épuiser les derniers front-liners, tandis que dans le reste de la ville la révolte a fini par s’essouffler, sur fond d’arrestations massives.

Des foyers de résistance se réactivent pourtant au cours de la matinée, dans la plus grande improvisation. Quittant l’université au sein d’un groupe de journalistes, trois d’entre nous découvrent une ville en ébullition. Dans le quartier de TST, des jeunes gens bloquent la circulation en empilant barrières, poubelles et panneaux de signalisation au milieu de la chaussée. Le troisième âge n’est pas en reste et de vieilles dames viennent leur prêter main forte en balançant des briques sur la route. Vers 13h, une foule compacte s’est rassemblée sur Chatham Road et se met en position pour affronter la police. Quelques salves de lacrymo suffiront à disperser les manifestants mais ces derniers ressurgiront un peu plus loin, tout aussi déterminés.

Sympathisantes des occupants de PolyU participant à l’érection d’une barricade dans le quartier de Tsim Sha Tsui. 18 novembre, vers midi.
La résistance s’improvise. Rassemblement en soutien aux occupants de PolyU, quelques minutes avant le début d’affrontements avec la police. Tsim Sha Tsui, 18 novembre, vers 13h.

Alors que la nuit tombe et qu’une intervention policière dans l’université semble imminente, les parents des étudiants pris au piège se rassemblent dans une ruelle attenante à l’université, en brandissant des pancartes appelant à « Sauver les enfants ». Plus encore que les arrestations massives, tout le monde ici redoute que l’incursion de la police ne se solde par un massacre. À tort ou à raison (après tout, la police hongkongaise n’est pas l’armée chinoise), les images de la répression de Tian’anmen sont dans tous les esprits. L’angoisse est palpable parmi ces parents durement éprouvés. Comme nous le confie la mère d’un occupant, âgé de 16 ans :

« J’avais mis en garde mon fils en lui demandant de ne pas trop s’approcher de la police. Mais à son âge, c’est à lui de décider et d’assumer ses responsabilités. Il était allé à PolyU pour donner un coup de main à la cantine. Et puis la police a assiégé l’université et les étudiants ont riposté. Maintenant, je suis très inquiète pour leur sécurité. J’ai peur de la police. Ils ont annoncé qu’ils tireraient à balles réelles si les étudiants résistaient. Ce sont des enfants, des étudiants... Vraiment, je ne comprends pas pourquoi le gouvernement fout autant la merde. »

Sauver les enfants. Rassemblement de parents d’occupants de PolyU. Tsim Sha Tsui, 18 novembre vers 20h.

Tandis que les parents organisent un sit-in devant le cordon de police, quelques mètres plus loin des travailleurs sociaux collectent vivres et produits médicaux pour les occupants, dans l’espoir que la police acceptera de les leur transmettre. Sur la place de l’Urban Council Garden, bordant la promenade ouvrant sur la baie Victoria, une foule compacte a commencé à se rassembler. Une vaste chaîne humaine se met en place.

M., un restaurateur d’origine sud-asiatique, offre des bouteilles d’eau et des cigarettes aux manifestants. Il a ses propres raisons d’en vouloir à la police :

« Tout ce gaz lacrymogène balancé par la police, c’est vraiment injuste pour les citoyens. On ne peut plus respirer, on a l’impression qu’on va mourir. Et puis c’est très mauvais pour les affaires. »

Bad for business. Clients d’un restaurant affectés par une salve de lacrymo de la police. 18 novembre, vers 21h.

Ce soir, même si les salves épisodiques de lacrymo contraignent parfois M. à tirer le rideau, le business va pourtant bon train. Sur une table à l’entrée du restaurant sont entreposées des bouteilles de bière, que les passants s’arrachent. Non pas tant qu’ils soient pris d’une soif irrépressible : les bouteilles en verre serviront à confectionner des Molotov, après être passées par des « stations essence » où s’activent de jeunes militants mis à l’abri du regard inquisiteur des caméras de surveillance par des manifestants de tous âges, brandissant leurs parapluies pour composer une canopée protectrice.

Chaînes humaines approvisionnant les front-liners. Mong Kok, Soirée du 18 novembre

La main à la pâte. Transport de briques sur un pont piéton. Tsim Sha Tsui, 18 novembre vers 23h.

La chaîne s’étend sur plus d’un kilomètre. Des casques, des parapluies, des briques et des Molotov circulent de main en main. Les jeunes sont surreprésentés mais de bourges mères de familles et des cadres encravatés sont aussi venus prêter main forte aux front-liners qui, en plusieurs points, tentent de forcer les cordons policiers. En dépit de l’écart générationnel, la composition de la foule tend à confirmer la place prépondérante des classes moyennes éduquées au sein du mouvement anti-ELAB. Toutefois, l’on se bat aussi à Mong Kok, un quartier populaire dont la plèbe indocile s’est taillé une solide réputation contestataire, notamment depuis la « Révolte des boulettes de poisson » de 2016.

Sur les différents fronts ouverts par les front-liners, des combats très durs opposent les manifestants aux policiers. Nathan Road, qui relie le quartier de TST à Mong Kok, est devenue un champ de bataille qui s’étend sur plusieurs kilomètres. Des milliers de front-liners affrontent la police, qui arrose les manifestants au LBD tout en tenant de les repousser à l’aide de grenades assourdissantes – une munition très rarement utilisée à Hong Kong. Au cours de la même soirée insurrectionnelle, au croisement de Nathan Road et Jordan Road, un policier fait à nouveau feu avec son arme de service. Circulant à bord d’une ambulance, il a été pris à partie par un groupe de manifestants et, comme souvent, semble avoir dégainé dans un accès de panique.

Affrontements entre front-liners et policiers à l’intersection de Nathan Road et Waterloo Road, Yau Ma Tei. 18 novembre vers 23h.].

Jungle urbaine. Barricades en bambou sur Chatham Road, Tsim Sha Tsui, 18 novembre vers 22h.
Briser le cordon. Couple de manifestants au sein d’un groupe de front-liners approchant de PolyU. Chatham Road, 18 novembre vers 22h.

Au plus fort des affrontements, les insurgés ne sont plus qu’à 500 mètres de l’université, et l’un des camions à eau est mis hors d’usage à TST après que l’un de ses pneus (pourtant renforcés) eut fini par rendre l’âme à l’issue de 48 heures de déplacements sur une chaussée jonchée de briques, de clous et de débris en tous genres. Malgré tout, le cordon tient. On ne peut ici résister à la tentation du raisonnement contrefactuel : que se serait-il passé s’il avait rompu ? Peut-être les policiers auraient-ils répliqué à balles réelles – une escalade qui, au cours des derniers mois, a plus souvent été le fruit de situations de panique de la part des policiers que d’une stratégie délibérée de maintien de l’ordre. En tout état de cause, un engrenage violent se serait probablement activé. Ce qui démontre, en creux, les obstacles à un véritable emballement insurrectionnel dans la ville : en dépit d’affrontements spectaculaires et d’actions disruptives de grande ampleur, l’ensemble des protagonistes reste tenu à un impératif de non-létalité. Au lendemain du décès de Chow Tsz-lok, l’embrasement de la ville (et, dans son sillage, l’occupation des universités) a permis de mesurer les effets dévastateurs de telles transgressions des règles du jeu. Pour autant, ces règles ne semblent pas avoir été fondamentalement remises en cause par la mobilisation violente et la répression policière qui ont accompagné le siège de PolyU. L’économie de la violence autour de laquelle s’accordent tacitement la police et les manifestants – centrée sur le respect du principe de non-létalité – risque d’aboutir à un enlisement du conflit, sans qu’aucune des parties ne parvienne à emporter de victoire décisive sur ses adversaires. Sans doute conscient de cette impasse et peu disposé à se lancer dans une véritable aventure révolutionnaire, le camp « pro-démocratie » place tous ses espoirs dans un retour au « processus politique », à l’occasion des élections aux conseils de district. C’est sans compter un autre type d’impasse, ancrée dans les convictions libérales de cette nouvelle élite politique en formation.

Les élections, tombeau de l’imagination ?

Le 24 novembre, les Hongkongais se rendent aux urnes pour renouveler les conseils de district – des instances représentatives aux compétences limitées à des questions d’aménagement urbain mais dont l’influence dépasse de très loin ces fonctions officielles puisque leurs élus disposent d’une représentation au Conseil législatif et composent une fraction non négligeable du collège électoral choisissant le chef du gouvernement local. La participation est massive : dès les premières heures du scrutin, de longues files d’attente s’étendent autour des bureaux de vote. À plus de 70 %, le taux de participation dépasse de très loin celui des scrutins précédents. Et alors que la plupart des observateurs s’attendaient à des résultats serrés, le camp « pro-démocratie » enregistre une victoire sans appel, en emportant 17 des 18 conseils de district et près de 80 % des sièges, triplant ainsi son score par rapport au scrutin de 2015. Pour le gouvernement de Carrie Lam et ses soutiens à Pékin, c’est un camouflet. La « majorité silencieuse » dont le camp pro-chinois annonçait le sursaut s’est révélée une chimère. La majorité des Hongkongais, toutes classes sociales confondues, a bruyamment marqué son soutien au mouvement anti-ELAB et ses cinq demandes : le retrait définitif du projet de loi d’extradition vers la Chine, l’amnistie des protestataires interpellés depuis le mois de juin, la suspension de la qualification des protestataires comme « émeutiers », l’ouverture d’une enquête indépendante sur les violences policières et l’instauration du suffrage universel.

Retour au « processus politique ». Affiches électorales, Hong Kong Central, 24 novembre.

Conformément à la culture du consensus qui prévaut au sein du mouvement anti-ELAB et qui interdit aux plus « modérés » de critiquer ouvertement les actions violentes de ceux que les médias pro-chinois se plaisent à qualifier de « radicaux », aucun des nouveaux élus n’entend se désolidariser des protestataires et dénoncer leurs prétendus excès. Bien au contraire : le premier geste public de ces élus consiste à converger vers PolyU pour tenter, à leur tour, de faire pression sur la police et la convaincre de lever le siège. Dans la soirée du 25 novembre, plusieurs centaines de personnes se rassemblent pacifiquement devant l’université pour exiger la fin du blocus.

Au cours des jours précédents, plus d’un millier d’occupants ont été interpellés, tandis que 300 mineurs étaient autorisés à rentrer chez eux après s’être « enregistrés » auprès de la police. Alors que le siège de l’université entre dans sa neuvième journée, il ne resterait plus que quelques dizaines d’étudiants retranchés sur le campus, dans un état de grande souffrance psychologique. Des camarades hongkongais présents sur place nous informent que leur situation est dramatique : certains refusent de s’alimenter et ne parviennent plus à articuler une phrase. La coordinatrice d’une organisation humanitaire organisant des opérations de secours depuis le matin du 18 nous le confirme. Après avoir déployé sur place des équipes de premiers secours, cette organisation a opté pour une réponse plus adaptée. Si l’on recense quelques fractures et égratignures, les blessures les plus sérieuses sont psychologiques. Dans un état de panique avancée, souvent terrés dans leurs cachettes, les derniers occupants sont en train de se laisser dépérir. L’ONG en question dépêche sur place un psychologue clinique, non sans s’être assuré de sa propre stabilité mentale : lors du siège de l’université CUHK quelques semaines plus tôt, le psychologue pressenti pour une mission similaire avait fondu en larmes en se mettant en route, bouleversé par le sort qui guettait les étudiants alors que la police resserrait son étau autour de l’université.

Prisonniers de guerre. Un groupe d’occupants de PolyU se rendant à la police, sous la protection – provisoire – de Médecins sans frontières. 19 novembre.

Le 29 novembre, après avoir procédé à une fouille approfondie de l’université – officiellement pour repérer les « produits dangereux » et désamorcer les engins explosifs encore présents en abondance sur le campus –, la police finit par lever le siège. Et contre toute attente, alors que la police et les responsables de l’université avaient procédé à des fouilles très approfondies au cours des jours précédents, une poignée d’occupants émergent de leur cachette pour prendre la poudre d’escampette. L’un d’entre nous, retourné à PolyU dans la matinée du 29, assiste ainsi médusé à la sortie d’un jeune couple quittant l’université main dans la main.

La pression des nouveaux élus, la ténacité des derniers occupants et les informations erronées de la police, selon lesquelles le campus aurait progressivement été vidé de ses occupants, se sont cumulées pour aboutir à cette issue heureuse. Ceux qui sont parvenus à échapper aux griffes de la police sont sortis la tête haute. Pour le camp « pro-démocratie », PolyU était devenu le symbole de leur lutte, voire son « dernier bastion », comme nous l’expliquait un membre de l’équipe électorale d’un candidat d’opposition à Hong Kong Central, quelques heures avant l’annonce des résultats du scrutin du 24 novembre :

« Même si au fil des jours [du siège], les gens ont commencé à les oublier, parce que ce qui les préoccupe vraiment c’est de faire de l’argent, les étudiants de PolyU sont devenus des icônes derrière lesquelles tout le monde a pu se rallier et au nom desquelles il fallait riposter face au gouvernement. Nous nous battons pour les cinq demandes. Pour nous, ils sont le dernier bastion, la dernière citadelle, face la Chine et au gouvernement de Hong Kong. »

En se solidarisant de cette occupation et des cinq demandes formalisées au mois de juillet, les candidats « pro-démocratie » ont fait entrer le mouvement anti-ELAB dans une nouvelle phase. Conformément à leur orientation libérale, ces activistes croient à la vertu d’un « processus politique » enraciné dans les institutions de la démocratie représentative. La « démocratie » est le mantra de ces jeunes gens dynamiques et, à n’en point douter, courageux. Cette romance acritique avec le langage libéral des droits et de la démocratie est peut-être aussi ce qui les empêche de lâcher la bride à leur imagination (du) politique, entravée par une opposition viscérale aux « sales communistes » que certaines affiches du mouvement rêvent de voir littéralement atomisés.

« God damn commies ». Affiche anti-communiste à PolyU occupée. 16 novembre.

Obnubilés par la défense des « valeurs fondamentales » de Hong Kong, économiquement et politiquement libérales, ces jeunes gens ne montrent guère d’empressement à engager une réflexion structurelle sur les inégalités sociales, la crise du logement et la sauvagerie d’un capitalisme mondialisé qui ont pourtant fait le lit de la contestation, notamment chez les étudiants et dans les milieux populaires. Dans le cadre d’un affrontement prenant parfois des accents millénaristes (comme en témoignent ces affiches promettant le PCC au châtiment divin), la justice sociale est aux abonnés absents, tandis que la défense des « core values » libérales tend à s’ethniciser, en singularisant le peuple hongkongais face à un ennemi diabolique (« Chinazi »), dont les visées hégémoniques se déploient sur le terrain politique autant qu’identitaire – à travers une politique de promotion du mandarin aux dépens du cantonais mais aussi à travers une atteinte aux institutions démocratiques de Hong Kong qui menacerait ses spécificités culturelles.

Manger les riches. Employée de maison philippine devant un graffiti à Hong Kong Central. 24 novembre.

Alors que ce processus d’ethnicisation de la « démocratie » risque d’attiser les tensions à l’encontre des Chinois continentaux, la défense incantatoire des valeurs et des institutions démocratiques menace de tourner au projet réactionnaire – défendre des acquis institutionnels pour échapper à l’annihilation promise à l’échéance de 2047 (date de péremption du principe d’« un pays, deux systèmes » autour duquel s’est organisée la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997). L’avenir semble d’autant plus bouché que l’exécutif hongkongais et ses parrains chinois sont résolus à opposer une fin de non-recevoir à tout projet d’avancée démocratique, par crainte d’un effet domino en Chine continentale. Sans pour autant converger sur ce point avec les analyses développées par Alain Brossat ici-même [1] – ne serait-ce que parce qu’aucun mouvement social n’est jamais prisonnier de sa sociologie, de son idéologie et de sa stratégie originelle –, l’admirable créativité du soulèvement hongkongais semble (provisoirement ?) avoir atteint ses limites. Tandis que les récents succès électoraux du camp « pro-démocratie » ont suscité des attentes démesurées, son échec prévisible à faire aboutir ses « cinq demandes », face à l’inflexibilité de Pékin et de ses relais locaux, risque de relancer la contestation violente. Or, comme l’a montré la mobilisation autour de PolyU, celle-ci montre à son tour des signes de fatigue – non pas tant au sens d’un essoufflement des protestataires que d’une fermeture de l’horizon des changements possibles dans la configuration conflictuelle actuelle. En attendant que les imaginations se libèrent, la « normalité de l’anormal » [2] a ici de beaux jours devant elle.

Crédits :

Photos : Laurent Gayer
Vidéos : Jules / Vécu (https://www.facebook.com/Vecu.lemedia/)

Pour aller plus loin :

FFP3, un nouveau podcast qui prend le relai de feu CBO (dont nous avions publié plusieurs émission) propose un entretien audio avec une personne partie voir à Hong Kong ce qu’il se passait en septembre dernier.
Enfin, nous rappelons que se tient se lundi une soirée de discussion au théâtre de l’échangeur de Bagnolet à propos du soulèvement hongkongais. Toutes les infos sont disponibles dans cet article->https://lundi.am/lundisoir-8-Autour-de-l-insurrection-hongkongaise].

[1Alain Brossat, « Le somnanbulisme des mouvementistes », Lundimatin#214, 1er novembre 2019 ; « Rétablir les droits de l’intelligibilité historique », Lundimatin#218, 25 novembre 2019.

[2Nous empruntons cette expression à Michael Taussig, « Terror as Usual : Walter Benjamin’s Theory of History As A State of Siege », Social Text, 23, 1989. Dans ce texte – l’un de ses plus marquants –, l’anthropologue revisite la Critique de la violence de Walter Benjamin à l’aune des expériences colombiennes de la terreur. Il y prêche les vertus de l’oxymore pour appréhender « le rythme irrégulier de l’engourdissement et du choc qui constitue l’apparente normalité de l’anormal instaurée par l’état d’urgence ». Cette « normalité de l’anormal », pour Taussig, correspond moins à un état psychologique qu’à une condition sociale : « un état de dédoublement [a state of doubleness of social being] dans lequel on avance par à-coups, en se convainquant plus ou moins de la normalité de la situation avant d’être pris de panique ou violemment déstabilisé par un événement, une rumeur, une vision, une parole ou un non-dit – quelque chose qui, tout en dépendant du normal pour son effet, le fait voler en éclat ».

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