Hommage à Pierre Guyotat

Pour penser le néolibéralisme

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#231, le 24 février 2020

Un des plus grands poètes penseurs vient de mourir.
Choc immense pour tous ceux qui l’aimaient ; pour ceux qui vivront dorénavant dans les limbes, sans rédemption possible, les portes de l’enfer, avec vue sur LA GÉHENNE.
Comment mener la cérémonie, qui ne soit pas une liturgie ridicule ?
En détournant radicalement l’ami Pierre ; il nous pardonnera, bien sûr !
Décalage à tous les niveaux, stylistique bien évidemment, analytique aussi, comment introduire la pensée poétique, le chant du réel ?
L’hommage du rat à l’ange.

Partons du plus étrange et du plus étranger, là où l’ami Pierre se débattait.
Partons de l’obscénité des « sciences sociales », des sciences policières, pour en venir à la pensée de cette obscénité. Inverser l’envers obscène ; pour mieux dévoiler l’obscénité, dite monde.
Partons d’une question qui taraude et bruisse de mille facettes contradictoires : la question du néolibéralisme
Et tenons fermement les deux bouts d’une chaîne de bagne : la gloire de l’économie et le désastre du déchet humain.
Introduction à Pierre Guyotat, si l’on veut, en traversant l’académisme, l’absence de pensée des sciences sociales policières (dont le prototype est l’économique).
À l’envers de la mythologie du progrès merveilleux, l’épopée de la richesse, l’épopée inversée que crie l’ami Pierre est une « catabase » ; l’envers de la dialectique progressiste (comme on peut dire que Nietzsche est l’envers de Hegel).
Pierre est un poète épique ; mais les catabases sont les chants retournés de l’histoire, ceux que réclamait Benjamin : chanter l’histoire à l’envers, suivre la descente de l’esprit vers l’abyme – retourner cul par-dessus tête la prétention économique.
La présence se présente (en tant qu’économie) comme une bouche abyssale : siphon, égout, matière fécale.
L’inversion à la Benjamin, qu’illustre la catabase de Pierre, exhibe les lignées obscures de l’épopée retournée. Les générations et les généalogies dont il n’est rien retenu, les humains déshumanisés privés du langage et de l’écriture, le matériau humain, la matière vivante dont la seule « utilité » est le travail, la guerre, la reproduction sexuée, la chair à consommer, migrants, émigrés, déplacés, torturés, prostitués, les ascendances massacrées, l’histoire universelle de l’esclavage. La catabase est la descente aux enfers ; jusqu’à la matérialité du monde – Guyotat, ce grand matérialiste.

« Contraire exact d’une ascension spirituelle dans l’ascèse mystique, la catabase est l’épopée d’un esprit matérialiste qui s’efforce de choir, qui essaye de se perdre dans l’histoire et de rendre compte du déchet humain, de la quantité incalculable d’épreuves et de tourments, de la contrainte exercée sur les corps non consentants, de l’extrême chagrin dont il ne reste aucune trace, nulle mémoire de tout ce que le progrès a fait choir, et, au risque de la folie, cultive l’empathie avec le désastre qui se déploie siècle après siècle, et dont il n’y a rien à sauver. » [1]

La critique de l’économie doit nécessairement passer par la catabase de Guyotat.
Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit, en même temps, un témoignage de barbarie.

La question du néolibéralisme

Partons d’une thèse : la critique de l’économie exige la lecture acharnée, la méditation, des poèmes de Pierre Guyotat, sa poésie de pensée.
Il y a si longtemps que l’ami Pierre m’accompagne (depuis Tombeau, 1967) qu’il me serait impossible de dire ce que je pourrais penser sans lui. Sans ce matérialisme radical.
Arpentons l’aride descente.
La question du néolibéralisme, cette question (« problématisation ») n’est qu’une sous question de la question de l’économie.
Économie entendue comme « forme politique » (le libéralisme) et forme politique dominante depuis la fin du 18e siècle.
Certes, chaque terme utilisé exigerait une glose foisonnante, comme :
Il n’existe pas de différence entre économie et politique, l’économie est politique, l’économie s’impose comme politique (libérale) ;
L’économie est l’idée la plus générale qui subsume les notions de : capitalisme, néolibéralisme, pur capitalisme, gouvernementalité (l’économie vue par Agamben), politique (du) libéralisme, etc. ;
Pour simplifier : économie = capitalisme = gouvernementalité libérale.
L’économie est un complexe disciplinaire, un bagne, dressage, direction, conduction, surveillance, contrôle.
Vous voulez savoir ce qu’est l’économie ? Lisez, ligne à ligne, effroi après effroi, Géhenne, Joyeux animaux de la misère.
Prédation, exploitation, domination, mépris, prostitution, assassinat, torture.
La prostitution comme le concept essentiel ; et tel que chanté par l’ami Pierre.
Il faut absolument mettre entre parenthèses l’aspect (dit) technique, fabrication, production, besoins, satisfaction, utilité, cet aspect attribué mensongèrement à l’économie (définie comme technique des techniques, super science des ingénieurs).
L’économie pour le bien, et par les biens !
Ou, mieux, le capitalisme pour la satisfaction ou le bonheur, capitalisme et désir, l’industrie de la joie, la force par la joie.
Pour échapper à l’emprise idéologique (du dogme économique) rien de tel qu’une dose de Guyotat, au coucher, pour bien rêver l’équarrissage.
Penser l’économie impose immédiatement une certaine vision du monde.
Comment voit-on le monde avec des lunettes (Disney) économiques ?
C’est cette vision idyllique qu’il faut casser, tout raser, faire table rase (lire Guyotat).
Arrivons à la question épistémo-philosophique de « la déconstruction » ou de la trouée phénoménologique : qu’est-ce que la matière empirique radicale ?
Voilà le thème de la poésie pensée de Guyotat.
La chose même !
Obtenue par nettoyage, destruktion.
Bien entendu, la chose même, la matière, peut encore être envisagée de manière philosophique : ce qui constitue le libéralisme, au sens phénoménologique.
Avec son modèle, Michel Henry et son (vieux) Marx, le complexe anarchiste libéral libertarien.
La croyance en l’ordre spontané comme fond néo-métaphysique.
L’ennemi à abattre, l’idée à radicalement critiquer ; sans faiblesse, en suivant Guyotat ligne à ligne, coup de poing après coup de poing.
Nous partageons avec Guyotat un ennemi : le croyant des béatitudes.
Béatitude de l’anarchisme libéral libertarien, proudhonien, par exemple, une sorte de résumé (du pire) de l’économisme, Proudhon, Walras, Pareto, (Oskar) Lange, la planification automatique, l’auto-organisation merveilleuse, le marché automatique et l’autonomie – refoulement pathologique des leçons de Guyotat (déni, dénégation, forclusion, censure, tout ce qui a marqué « la vie » de pensée de l’ami Pierre).
Forclusion des impasses « psychanalytiques » des constructions communistes, communalistes. La jalousie !
Les idées néo-métaphysiques, ou métaphysiques critiques, d’auto-organisation (spontanée), des techniques soft, low, sous la main, l’idéologie humaniste de la maîtrise (la volonté de volonté), du contrôle autonome, de l’autonomie bienheureuse, l’atmosphère libertarienne anarcho-économiste, le mépris de ou la méprise sur les culs de sac affectifs, toutes ces impasses sont à éviter, toutes ces idées grandioses sont à abattre. Ce ne sont que des résidus des 18e et 19e siècles libéraux (et gonflés à l’impérialisme).
Alors : c’est quoi la chose même ?
Qu’est-ce que la matière (le réel) derrière, sous, au-delà ?
Qu’est-ce qu’il y a derrière l’économie et son mythe hégémonique de l’harmonie bienheureuse ? Qu’est-ce qu’il y a sous le mirage de l’auto-organisation des cellules autonomes anarchistes, maîtrisant des techniques adaptées ?
La question du réel ! Qu’est-ce que le réel de l’économie, à ne jamais confondre avec l’imbécilité de l’économie réelle !
L’économie est toujours comptable monétaire financière, abstraction réalisée, massacre perpétué.
Le réel est impossible à dire, sauf contradiction.
Mais il est connaissable par ses effets, en négatif, le symptôme !
Il y a donc une poétique du réel, autant que cette poétique est « symptomologique » ; l’œuvre de Guyotat n’est-elle pas une telle « symptomologie » ? [2]
Le modèle extraordinaire, extraordinaire à prendre au pied de la lettre, de cette poétique (symptomologique) est donné par Guyotat, par son œuvre acharnée.
Hommage donc à Pierre Guyotat.
La matière sous ou de l’économie n’est pas l’anarchisme transcendantal (à la Michel Henry) ; et c’est cela le libéralisme, un anarchisme transcendantal (hyper archiste à la façon Hayek).
La matière de l’économie c’est LA GÉHENNE.

Comme (bonne) habitude herméneutique, il convient de lire Pierre Guyotat en commençant par la fin :
Joyeux animaux de la misère, I et II, 2014, 2016 ;
Et méditer le dernier entretien, Humains par hasard.
Nul ne peut se prétendre communiste (communaliste) s’il n’a pas mastiqué Guyotat. [3]

La politique de l’économie ou l’économie comme politique

D’un point de vue diachronique, les études sur le néolibéralisme souffrent d’une absence d’épaisseur historique.
Il faut, au moins, remonter au 18e siècle, pour comprendre le (dit) néolibéralisme, codifié par les Physiocrates.
Il faut donc relire ou réhabiliter Albert Hirschman et Michael Perelman.
D’un point de vue synchronique structural, il faut penser une constellation (une signature) liant plusieurs thèmes : le néolibéralisme, la planification par le marché, la biopolitique, le management au sens le plus large de direction (Führung), direction de conscience, Führungszeugnis, et donc l’économie comme religion [4] – thème amplement détaillé par Guyotat.

Ce qu’il faudrait, pour être fidèle à Guyotat, c’est une analyse à la Agamben, pour prolonger Agamben, du néolibéralisme, en suivant la ligne :
Souveraineté > biopolitique > néolibéralisme. [5]

Ne jamais partir de l’aspect économique (dogmatique du marché), au sens ordinaire des économistes, du néolibéralisme (ou du libéralisme).
Le désastre économique passe par la destruction des corps.
Destruction documentée par Guyotat.

[1Tristan Garcia, Une épopée non hégémonique, Critique, janvier-février 2016, 824-825, pp. 82-97.
Tristan Garcia fait partie de ce groupe, divisé et sans unité, nommé « réalisme spéculatif » ou « matérialisme transcendantal ».
Pierre Guyotat pouvant être considéré comme un témoin de cette renaissance du matérialisme.
Le numéro spécial de la revue Critique, cité au-dessus, consacré à Guyotat, contient plusieurs articles (sur Guyotat) de ces nouveaux matérialistes, dont Badiou.

[2Il faudrait, ici, renvoyer au centre de la pensée d’Agamben, la question du « dire », de la poésie.

[3Pour une introduction, plus académique à Pierre Guyotat, renvoyons encore à la revue Critique, citée, 824-825, par exemple Emanuele Coccia, la cosmologie du souffle.
Ou, en plus systématique, Julien Lefort-Favreau, Pierre Guyotat politique, Lux éditeur, Montréal.

[4Comme introduction, Philip Goodchild, Theology of Money ; et tous les ouvrages des élèves d’Agamben, principalement Adam Kotsko.

[5Le néolibéralisme est l’objet (comme thème de réflexion) d’un énorme conflit.
Commencer par deux encyclopédies, sur ce sujet contesté :
The (Routledge) Handbook of Neoliberalism ;
The (SAGE) Handbook of Neoliberalism ;
Spécifiquement sur l’Ordolibéralisme allemand,
Thomas Biebricher, The Political Theory of Neoliberalism (ouvrage très important).
Sur la raison économique néolibérale :
Jamie Peck, Constructions of Neoliberal Reason ;
Sur l’économie comme pratique politique :
William Davies, Authority, Sovereignty and the Logic of Competition.
D’un point de vue analytique (critique de l’économie) ce qui est décisif de comprendre est qu’il n’y a aucune différence entre marché et planification, ceci étant la base de la critique de l’autonomie (auto-organisatrice).
Il faut même insister : le néolibéralisme est la pensée de la planification par le marché ; il faut alors lier néolibéralisme et théorie néoclassique et produire une critique détaillée de Hayek et du libertarianisme anarchiste.
Le noyau dur du néolibéralisme est la fabrication constitution institution de marchés, les néo-marchés artificiels ; cette idée néoclassique, qui remonte à Walras Pareto et au débat sur le calcul économique socialiste, 1930, est le point d’ancrage de toute politique néolibérale (la marchandisation universelle).
Il est donc essentiel de bien comprendre ce que les économistes entendent par marché ; le marché est une machine politique de direction (de conscience) et de contrôle (des comportements – les incitations financières, taper au portefeuille).
Toujours se souvenir que l’économie est une psychologie normative de conformation, de la pire espèce autoritaire (pire que la psychiatrie neurobiologique).
Méditer le bel ouvrage de Virginia Eubanks, Automating Inequality.
Le livre le plus important de Philip Mirowski est donc  : Machine Dreams ;
Le débat sur le néolibéralisme, in Zilsel n°3, janvier 2018, est donc redondant : il vaut mieux se référer aux deux Handbooks of Neoliberalism.
Nous serons toujours renvoyés au débat sur la planification mathématique par le marché (1930), où sont autopsiées les idées tournant autour de l’autonomie, de l’auto-organisation d’entités décentralisées.
Il faudrait relire tout Joseph Stiglitz, depuis Whither Socialism ?

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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