Hommage à Lorenzo Orsetti, combattant Ypg

Par Davide Grasso

paru dans lundimatin#184, le 27 mars 2019

Ce texte d’hommage à Lorenzo Orsetti, qui vient de mourir lors de la prise du dernier bastion territorial de Daesh a été écrit par Davide, un de ses camarades de combat qui a raconté son expérience dans un livre magnifique [1]. Retourné au pays, Davide est avec quatre autres volontaires revenus des combats aux côtés des kurdes, menacé par la justice italienne d’une mesure de Surveillance spéciale : créée sous le fascisme, cette procédure dont on saura si le tribunal de Turin l’accorde ces jours-ci, impose une forme de liberté très surveillée à ceux qui y sont assujettis, en raison de leur « dangerosité sociale ». Quand on voit les hommages qui ont été rendus à Lorenzo, on se dit que les institutions italiennes et leurs médias n’aiment les combattants de la liberté que morts.

Publié le23 Mars 2019 dans Controinformazione

En ce moment, tout le monde parle de Lorenzo Orsetti, nom de bataille Tekosher Piling, connu sur Facebook comme Orso Dellatullo. Orso était un combattant italien de l’Unité de protection populaire (YPG) encadrée par les Forces Syriennes Démocratiques (SDF). Notre heval, notre ami, est tombé dans un affrontement armé rapproché dans l’aire de Baghuz, en Syrie, où les YPG affrontent les dernières résistances du soi-disant Etat Islamique (Daesh). Devant un exemple de courage et de générosité tel que le sien, incarné dans l’acte du martyre et éclairé par son dernier message, tout le monde, même dans un moment historique où l’estime sociale pour les valeurs collectives est à son minimum, s’est arrêté un instant et a éprouvé un sentiment d’admiration pour le regard fier, propre et rebelle de Tekosher. Même les moyens d’information nationaux, d’ordinaire plus réticents à valoriser des personnages comme lui, n’ont pu ou voulu s’abstenir d’en admettre la valeur dans leurs journaux papiers ou télé.

Dans nombre d’expressions de deuil ou d’admiration pour Lorenzo, dans le monde des médias et dans celui des institutions, semble néanmoins transparaître un certain embarras qui est probablement destiné à augmenter. Pourquoi ? Lorenzo a fait quelque chose qui, bien que noble, selon la politique et son appendice médiatique, ne devrait pas se faire. Diverses émissions télévisées ont par exemples affirmé que, rien qu’en allant combattre Daesh, Lorenzo aurait « violé » et « défié » les lois de l’Etat italien, même si ce n’est pas vrai. Lorenzo n’a violé aucune loi italienne ou internationale, parce qu’il n’existe aucune norme qui interdise de participer à un conflit étranger, sinon dans des cas spécifiques : les lois interdisent, par exemple, l’adhésion à une organisation considérée comme terroriste, à l’étranger comme en Italie. Mais les YPG, avec lesquelles Tekosher combattait, ne sont pas sur la liste des organisations terroristes compilée par l’Italie, l’Union européenne ou le Conseil de sécurité de l’ONU. Pourquoi alors, les médias insistent-ils sur une version différente, quoique fausse, des faits ?

L’apparente déqualification juridique de son choix dissimule la véritable déqualification, qui est politique. Lorenzo a agi sur le plan le plus élevé : celui de la transformation de la réalité, du changement révolutionnaire, et il l’a fait sans être encadré par aucune structure institutionnelle de son pays : ce que l’Etat, dans le présent contexte historique, ne semble pas pouvoir supporter. Il est vrai que les Forces syriennes démocratiques, dans les YPG font partie, son alliées de l’Italie dans la guerre contre Daesh, à travers la Combinet Joint Task Force créée par les Etats Unis pour la mission internationale Inherent Revolte, qui vise à détruire le califat. Malgré cela, les YPG qui détiennent le commandement des SDF, ne dépendent pas, ni ne prennent d’ordres, de la Coalition internationale. Sheid Tekosher – « le martyre Tekosher », terme à entendre dans un sens rigoureusement civil, agissait sous un commandement entièrement révoutionnaire, totalement soustrait au contrôle de quelque Etat que ce soit.

Le rapport de ses chefs avec l’Otan a été de collaboration dans la province de Deir El Zor, contre Daesh, mais aussi d’hostilité et de guerre, en l’occurrence contre l’armée turque pro-djihadiste (qui fait partie de l’Otan), à Afrin, durant l’attaque turque contre la ville (une attaque, là oui, dépourvue de toute légalité internationale, en totale violation de l’intégrité du territoire syrien). Lorenzo, quoiqu’en restant à l’intérieur des limites légales, a agi au-delà des perspectives politiques de ceux qui sont au pouvoir dans son pays. Cette « irrégularité politique » de Tekosher est, je crois, l’expression d’une « irrégularité » plus profonde : une irrégularité éthique, qui émerge clairement de sa lettre. Comme s’est exprimé sur son compte, au lendemain de son martyre, l’anthropologue Roberto Beneduce, l’élément éthique qui frappe chez Lorenzo consiste dans le fait d’avoir choisi de faire irruption dans la situation politique mondiale « en libérant le terrain » de toute une série de fardeaux politiques et géopolitiques que l’habitant de la planète, aujourd’hui, hérite de l’histoire et sent peser sur ses épaules.

Il l’a fait au Kurdistan, a ajouté Beneduce, parce celui-ci, dans un monde apparemment bloqué, est aujourd’hui, l’ « espace du possible ». Pour surgir à l’intérieur de cet espace, Lorenzo a mis en discussion beaucoup plus que les perspectives de l’Etat envers le Kurdistan. Il a rompu avec beaucoup plus.

Le premier fardeau dont Lorenzo s’est libéré est le plus puissant du siècle. C’est celui qui tient pour acquis l’excellence et la nécessité du capitalisme comme modèle de civilisation, et a repose sur le célèbre présupposé selon lequel on ne peut pas imaginer, et encore moins mettre en pratique une manière différente de travailler, d’agir et de collaborer. Lorenzo éprouvait du dégoût pour le système d’exploitation du monde de la restauration dans lequel il avait travaillé à Florence et, en général, pour le marché du travail italien avec ses traits d’impitoyable brutalité : acceptation d’horaires inacceptables et peines inhumaines, compétition de tous contre tous, mépris de l’autre au nom du profit, anéantissement de tout espace de vie autonome au nom du dogme de la connexion nécessaire et absolue entre valeur humaine et prestation de travail. En dressant sereinement le médius face à tout cela, il a pris un avion et est llé là où la révolution des femmes et des communes, en 2017, avait déjà construit dans une grande part de la société et dans la vie communautaire des YPG, un modèle de partage radical, d’effacement tendanciel des privilèges et d’édification de formes de coopération orientées vers la collaboration plutôt que vers le parasitisme et l’exploitation.

Pour faire cela, Lorenzo a pris les armes. Il a accepté de se protéger lui-même et de protéger les civils qui mettent en acte ces réformes, les femmes qui imposaient de jouer un rôle, les enfants qui étudiaient à l’intérieur d’un système éducatif nouveau. Agissant dans le cadre d’un mouvement révolutionnaire, il a brisé un autre lien, il a mis en discussion un autre dogme : celui selon lequel les tâches de la protection collective doivent revenir exclusivement aux Etats, ou à des formes illégales de para-Etat, quoique toujours fondées sur la division des classes. Faisant cela, il s’est défait du principe selon lequel utiliser la vilence est toujours mauvais. La lutte de ce Lutteur a rappeler à tous que ne pas exercer la violence à Afrin, à Deir El Zor ou à Baghuz aurait signifié laisser impunément la population dans les mains de ceux qui la condamneraient (et à Afrin, à la suite de la défaite, c’est arrivé), à un destin où la violence devient non pas une exception amère quoique nécessaire, mais la pierre angulaire d’un système de domination. Quelle moralité, a dû se demander Lorenzo, auraient ceux qui s’abstienne de porter secours à qui en a le plus besoin pour protéger les caprices de sa propre autoreprésentation, extérieure ou intérieure ?

Ce n’est pas tout. Sheid Tekosher n’a pas eu de réticences à se battre contre les drones turcs pilotés de Washington qui frappaient les civils d’Afrin, mais il n’en a pas eu non plus à avancer dans le désert avec le soutien de l’aviation étatsunienne. Il n’a pas cru qu’une alliance avec les Etats Unis serait forcément une erreur, et pas non plus qu’une action quelconque menée par les Etats capitalistes dût être boycottée par principe. Il a manifesté une flexibilité mentale rare chez les militants de gauche et a mis sous les yeux de tous aussi bien les préoccupations concrète pour le peuple que les nécessités stratégiques de la révolution – entendue comme changement réel, cependant, comme « espace du possible », et non comme fétiche imaginaire, pathétique et inutilisable. Plus encore. En agissant, lui, l’anarchiste, à l’intérieur d’une armée rigoureusement disciplinée, quoique privée de grades et de galons, et en acceptant les lignes de commandement claires et reconnaissables, il a montré qu’il attribuait de la valeur à l’Idée pour autant qu’elle se montre capable d’imposer ses droits sur le réel.

Comme homme blanc, européen, fils d’un continent colonial, tombé sur le terrain avec des syriens d’une révolution syrienne, il a montré que tous les européens, tous les blancs, tous les italiens ne sont pas nécessairement poussés par la manie de soumettre les autres peuples ou par un mépris mal dissimulé à leur égard. Comme militant d’une organisation kurde dans un pays à majorité arabe, il a démontré que pour vaincre l’islamisme et ses conséquences, ou pour rétablir la paix en Syrie, il n’est pas nécessaire de se soumettre auk mythe de la supériorité d’une identité nationale hégémonique, quand bien même serait-elle majoritaire sur le plan linguistique et constitutionnel dans l’histoire de la république. Comme combattant des Forces syriennes démocratique, tombé aux côtés de ses rafiq (« camarades ») arabes, il a montré que les révolutionnaires politisés comme lui, contrairement au simples révoltés ou aux simples combattants, ne cèdent pas à la tentation de s’éprendre d’une nation parmi d’autres, si opprimée qu’elle soit, parce que la cohabitation est nécessaire et que le pluralisme est un choix obligé pour une vie sociale digne.

Comme combattant contre le fondamentalisme, il a montré que le sens éthique le plus élevé apparaît aisément là où vibre l’absence de foi en Dieu, et où prévaut la préoccupation pour la justice et l’égalité qui sont des bien diablement terrestres pour nous autres mortels, sur cette petite planète où les Luteurs comme lui ne se soumettent pas, malgré les souffrances de la finitude humaine, à une présumée Révélation. Sans Dieu, apostat mécréant qui a pris les armes avec des milliers de chrétiens, musulmans, yézidis, dans un pays débordant de sentiment religieux, il a montré que ne pas se faire imposer un credo ne signifie pas ne pas respecter les parcours de vie différents du sien – au contraire. Révolutionnaire occidental qui a trouvé sa réalisation dans une révolution orientale, il n’a pas cédé à l’exotisme, démentant aussi le dogme selon lequel la compréhension du monde à notre époque doit s’orienter selon les lignes d’une opposition binaire entre « cultures » et « civilisation » qui se prétend inévitable ou nécessaire.

Mais le dogme, le lien ou le fardeau que Tekosher a rompu de la manière la plus vertigineuse est le plus difficile à rompre pours un occidental et un internationaliste. Nous toutes et nous tous, qui avons participé pendant quelques mois ou pendant des années à la révolution de la Syrie du Nord, nous avons sous des formes et des manières diverses accepté de mettre notre vie en danger. Il me semble, si je peux avancer une impression qui n’a pas été seulement la mienne, que Tekosher a accepté la possibilité de la mort d’une façon, sous certains aspects, différente. Sans nullement la rechercher, la possibilité de la fin était acceptée par lui avec une sérénité spéciale, qui ne doit pas être confondue avec l’indifférence ou la résignation : tout au contraire. L’Italie entière le sait maintenant, parce qu’elle a appris ses paroles écrites et celles qu’il a confiées, avec nonchalance et auto-ironie, à une caméra. La mort, quoiqu’irrémédiable, n’était peut-être pas pour lui la pire de toutes les perspectives ; parce qu’avec elle le message d’un Lutteur, et non pas d’un poète ou d’un Dieu, pourrait parvenir dans sa ville de Florence, et vaincre encore une fois de mille siècles sur le silence.

(Traduit par SQ)

[1Hevalen, perché sono andato a combattere l’Isis in Siria, E. Alegre

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