Histoire d’une vie en flammes

Kirstin Innes Reine d’un jour

paru dans lundimatin#368, le 30 janvier 2023

De ce livre intitulé en français Reine d’un jour, on peut dire qu’il est un récit dominé par l’image d’un incendie. Incendie de la chevelure rousse de Clio Campbell, magnifique chanteuse pop et folk suicidée à 51 ans, incendie des émeutes contre la Poll tax, cet impôt violemment inégalitaire que voulut instaurer Margaret Thatcher et auquel, l’héroïne, donna un hymne qui lui valut une célébrité éphémère, incendie qui tente de s’allumer dans les cœurs de ceux qu’elle a connue, qui l’ont aimée ou détestée, ou le plus souvent, les deux.

« Cliodinha Jean Campbell s’est distinguée toute sa vie par son intégrité politique » : c’est ainsi que le journaliste Neil, qui fut violemment amoureux d’elle, la décrit sur l’écran de son ordinateur, dans l’open-space du journal en ligne repris par un startuper au cynisme néo-libéral assumé. Avec lui nous entrons directement dans la misère intellectuelle du journalisme capitalisé, comme, dans le défilé des témoins de sa vie qui suit son suicide, nous pénétrons, avec Adele, dans la vie d’une infirmière confrontée à l’état de l’hôpital public, avec Danny le tour manager dont elle fut un temps l’épouse et Hamza Hassan, le petit ami plus jeune qu’elle, dont elle lança la carrière, dans les mécanismes impitoyables du show biseness, avec Xanthe et Sammi, les squatteuses aux côtés desquelles elle milita, dans la vie quotidienne chaotique des résistants urbains à la domination capitaliste, avec Eileen, sa mère redoutable, dans la résistance dos au mur de la classe ouvrière écossaise contre les fermetures de mine et les réformes néo-libérales.

Ce livre qui découpe à la flamme une tranche de société britannique sur quarante années, nous fait circuler dans ses différentes strates, en y plongeant un regard d’une acuité à laquelle nous ont habitué les cinéastes et les romanciers d’outre-Manche, les Ken Loach et les Jonhathan Coe, mais avec en plus l’accent écossais de cette « Reine galeuse » (titre original) qui nous sert de guide, et la capacité de l’auteure, Kirstin Innes, à nous faire entendre (grâce aussi à une excellente traduction) les voix si particulières de chacun et chacune des personnages, dans leur singularité sociale et psychologique. Tout cela évidemment arrosé d’un flot de musique, de whisky et de bière. Les bonnes feuilles ici publiées, en plus de restituer avec beaucoup de justesse et de détails visiblement vécus par l’auteure, la vie des squatteur.e.s, rappelleront quelque chose à tous ceux et celles – surtout celles – qui ont connu de près ou de loin l’affaire de Tarnac : on y voit en effet à l’œuvre un infiltré des services britanniques, ici appelé Mark, qui séduisit beaucoup de filles et fit même un enfant à l’une d’elle.

Bonnes feuilles

Ils étaient en train de préparer le dîner – Gaz et Xanthe découpaient et remuaient ce qui, à l’odeur, devait être un curry, pendant que tous les autres étaient assis, donnaient un coup de main quand on leur demandait, et que Sammi faisait rouler une balle vers la petite Dido assise par terre. Ils étaient exceptionnellement au complet ce soir-là, ce qu’elle appréciait toujours – c’était plus facile d’avoir ce sentiment de communauté qu’elle avait toujours cru au centre de leur projet. Clio, à genoux, appliquait méticuleusement son maquillage pour une soirée avec tels ou tels potes musiciens, sa petite trousse verte déversant des produits sur le grand fauteuil devant elle. Fran se pencha pour regarder dans la trousse, plissa les yeux.

– Clio, tu sais que la plupart de ces produits sont testés sur des animaux, pas vrai ?

Clio leva ostensiblement les yeux au ciel avant de la regarder.

– Ouais, et c’est principalement des articles défectueux, de la seconde main ou des échantillons, ma belle. Je peux pas me permettre de les acheter neufs, donc per- sonne ne se fait de profit dessus, ok ?

– N’empêche, j’arriverais quand même pas à m’étaler ces trucs sur le visage, sachant dans quelles conditions ils ont été produits. Ce machin, là, par exemple – Fran agita un petit tube de quelque chose de rose et brillant –, ils foutent ça dans les orbites des lapins pour vérifier que ça risque pas de faire mal aux humains.

– Moi, je mettrais rien du tout sur mon visage, lança Xanthe par-dessus son épaule depuis la cuisine. T’en as pas besoin, Clio. T’es assez belle comme ça. Je te l’ai déjà dit. Tu modifies ton visage pour plaire aux maîtres ; tu te conformes aux standards de beauté du patriarcat, poussée par un sentiment d’insécurité implanté en nous par le capitalisme.

Clio semblait remontée. Xanthe l’avait souvent interpellée sur son maquillage, c’était vrai – l’apparence des autres femmes était sa marotte du moment, et elle harcelait aussi Sammi pour qu’elle arrête les tresses et libère son afro –, mais jamais devant une audience aussi nom- breuse, avec sept autres personnes dans la pièce. Clio se leva, se plaça sous les feux des projecteurs, prit une inspiration, s’adressa à son public.

– Écoute, je vais te dire un truc. Dans la petite ville où j’ai grandi, les femmes ne rigolaient pas avec le glamour. Je regardais ma mère se faire belle pour sortir au club du parti travailliste, le même endroit où elle allait tous les samedis soir, assise à la même place, où elle buvait le même gin dans le même verre, probablement. Et elle traitait ça comme, je sais pas, les Oscars ou quoi, tu vois. Je la regardais se tartiner une couche de fard bleu jusqu’aux sourcils, elle se faisait un look à la Liz Taylor avec le crayon tout autour. Elle gardait ses bigoudis quatre heures avant de sortir, elle nettoyait les taches de son plus beau tailleur ou de sa vieille robe et elle les suspendait dans la cuisine à côté de la bouilloire. Elle se maquillait comme si c’était un art, et mon beau-père, il mettait son costume, une cravate propre, il lui donnait le bras, et ils sortaient dans la rue avec tous les voisins qu’ils voyaient tous les jours au travail ou dans les magasins, tous tirés à quatre épingles. Tout le monde sortait le grand jeu pour le samedi soir, comme si c’était un déshonneur de pas être pimpant, comme s’ils allaient à l’église ou quoi. Et le club du parti travailliste, ce bon vieux bâtiment avec ses murs fatigués et son gros nuage de clopes, ça devenait quelque chose d’autre, juste avec le petit rideau de guirlande au-dessus de la scène, le nœud pap brillant du vieux qui chantait du Sinatra, du haut de ses soixante-dix ans bien tassés.

“On m’autorisait à venir et à veiller tard, avec un paquet de chips et une bouteille de soda, on était une petite troupe à ramper sous les tables avec les autres marmots. Je restais là, je regardais le visage des femmes, leurs rires, les arcs-en-ciel brillants autour de leurs yeux, les mystérieuses traînées sombres sur leurs joues bien rondes, et je comprenais que c’étaient des ensorceleuses. Toutes, par le pouvoir de ces potions, par accord mutuel, elles transformaient cet endroit, où des gens travaillaient dur pour trop peu d’argent, où chaque choix était difficile, où tout était fonctionnel et moche, en Hollywood, ou Las Vegas, en une projection de ce qu’elles avaient vu dans les films. Où la même femme à côté de qui tu te réveillais chaque matin devenait soudain Lee Majors ou Farrah Fawcett, où on vivait en voisins de Burton et Taylor, où le vieux Archie, du champ d’à côté, avait tout à coup l’air d’appartenir au Rat Pack ; où l’argent n’avait plus d’importance, l’espace d’une soirée. Et ça fonctionnait que si tout le monde y croyait en même temps. Et je vous parle même pas des jours de mariage ! Doreen la coiffeuse était prise dès six heures du mat’, et il y avait toujours les précieuses qui prenaient le train jusqu’à Ayr pour se faire couper les cheveux, et qui reve- naient avec des choucroutes et des coiffures sculptées qui dépassaient du haut de leur manteau.”

Ils la regardèrent tous s’arrêter reprendre son souffle, personne n’osait dire un mot. Clio ne parlait jamais de sa famille, et ce flot de paroles, le limon de son accent écossais qu’elle adoucissait généralement quand elle était avec eux, tout ça était nouveau pour eux.

– Ce que ma mère m’a appris, c’est qu’il faut toujours se présenter sous son meilleur jour. Pour elle, c’était une question d’honneur – si on se laissait aller, autant crier au monde que tout allait à vau-l’eau, qu’on arrivait pas à s’en sortir ; c’était comme abandonner le reste de l’équipe, qui se coltinait une situation tout aussi difficile, voire pire. Elle ne laissait jamais personne d’autre que moi ou mon beau-père la voir en robe de chambre ; je l’ai quasiment jamais vue sans maquillage pendant tout le temps où j’ai grandi avec elle. “C’est un truc de la classe ouvrière. Vous autres, vous avez pas le droit de dire à une femme de la classe ouvrière que son rouge à lèvres est pas féministe, parce que c’est un signal de solidarité. C’est une grande tartine de solidarité que je porte sur ma figure, là. Et tu peux laisser Sammi tranquille avec ses cheveux, aussi. Je parie que ta mère était un peu comme ça aussi, pas vrai, beauté ?”

Sammi eut un sourire timide, gênée d’être au centre de l’attention, un poil hésitante à prendre le parti de Clio vu le contexte.

– Ouais, ma mère nous laissait jamais quitter la maison si on était pas impeccables. On t’inculque ça quand t’es jeune. Du coup, tu finis par juger les femmes qu’ont pas fait assez d’efforts, tu vois...

– Justement, c’est ce que je dis, reprit Xanthe. Encore un exemple de conditionnement, de diviser pour mieux régner. Encore un outil du patriarcat pour qu’on se déchire entre nous, un code qu’on nous impose pour qu’on se bride mutuellement.

– Nan, t’écoutes pas ce que je te dis, rétorqua Clio, envoyant balader la voix patiente qu’ils étaient censés employer en cas de conflit, comme le suggérait le livre de Fran. Tu demandes à une femme de la classe ouvrière qui a été éduquée d’une certaine manière à une certaine époque de renoncer à son maquillage pour éveiller sa conscience, tu lui demandes de briser un lien qu’elle a tissé avec ses sœurs de la classe ouvrière. Ne le prends pas pour toi, chérie, mais sortir sans maquillage, c’est un luxe de bourges, parce qu’elles peuvent toujours se permettre d’en racheter plus tard ; ça peut être un délire temporaire, un jeu où elles s’encanaillent quand ça leur chante. Toi, t’as pas besoin de ça pour convaincre le monde que tu vaux mieux que ce qu’il croit. Tu leur demandes d’enlever la seule petite touche de paillettes, de glamour, dans ce qui reste, permets-moi te le dire, des putains de vie de merde. Les femmes noires, les Blanches pauvres, on a besoin d’assurer niveau look quand on affronte le monde, parce que la vie nous fait tellement pas de cadeau que les gens ont déjà des préjugés sur nous au premier regard.

– Oui, c’est pour ça qu’il faut détruire ce système, tout remettre à plat...

Aye, aye, bien sûr. Mais tu vas pas faire ça en retournant ton jugement contre les femmes qui sont déjà engluées là-dedans – et c’est ce que tu fais, chaque fois que tu conseilles à Sammi de laisser son afro au naturel, ou que tu me dis que je serais mieux sans maquillage. C’est encore un de tes fausses dicoto-machin-truc, ma cocotte.

Sammi regarda autour d’elle. Du côté du coin cuisine, Gaz émiettait quelque chose dans une poêle de légumes et de lentilles, embaumant l’air d’épices. L’ambiance était cosy, même s’ils portaient tous une couche supplémentaire, les guirlandes lumineuses tenaient le froid de la nuit à distance malgré l’absence de rideaux. Spider farfouillait dans un tas de cassettes à côté du magnétophone, il chatouilla Dido sous le menton quand elle s’aventura vers lui. Xanthe et Clio flamboyaient de colère, tout en couleurs chaudes, elles avaient peut-être des désaccords, mais c’étaient des désaccords sur la manière de changer le monde. C’était important, ce qu’ils faisaient, pensa-t-elle, dans leur petit espace à eux, et elle éprouva de nouveau la certitude d’être au bon endroit, une certitude réconfortante. Ce fut peut-être la dernière fois qu’elle vit ce lien qui les unissait tous sous un jour positif.

Ses affiches, que Spider et Mark allaient discrètement placarder sur le chantier la nuit tombée, étaient méthodiquement déchirées chaque matin, de sorte que seuls les oiseaux de nuit qui traînaient devant le Ritzy les voyaient. Sammi se mit à utiliser la salle où ils n’avaient jamais vraiment réussi à lancer leur magazine pour pondre des versions miniatures, puis des tracts, dont le texte était dicté par Fran et Mark, penchés par-dessus son épaule tandis qu’elle dessinait au pochoir. Le nouveau plan était de se poster devant le chantier pendant la journée et d’aborder directement les gens. Sammi alla y faire un tour le troisième jour, après le boulot, elle se campa de l’autre côté de la rue et vit Fran et son amie qui se prenaient des vents et des remarques en dépit de toute leur bonne volonté.

– Fran, va falloir que tu me laisses faire, lança-t-elle d’un ton désinvolte pendant la corvée du dîner le soir. T’es pas d’ici, t’arriveras pas à toucher les gens. C’est juste une question de savoir leur parler, tu vois ? Laisse- moi distribuer les tracts demain.

– On s’en sortait très bien, merci, dit Fran, en se renfermant comme à son habitude. On a eu plein de super conversations avec les gens, si tu veux tout savoir.

– Qu’est-ce qui se passe ? – Mark avait tendu l’oreille à l’autre bout de la pièce.

– Je disais juste que je devrais peut-être participer un peu plus à la campagne dans la rue. Il y a plus de chances que les gens écoutent si ça vient de quelqu’un du coin.

– Hum, je suis pas sûr que ce soit une bonne idée, ma belle. T’en fais déjà tellement avec les tracts... J’ai pas envie de te rajouter du poids en plus.

– Quoi ? Arrête. J’ai envie de m’impliquer. Donne- moi des trucs à faire.

– Je vais m’en occuper avec Sammi, dit Clio. On parle la même langue, avec ces gens, le contact passera peut-être mieux ?

Fran se hérissa devant l’évier, se mura dans le silence. Les yeux de Sammi se portèrent sur Mark, accroupi en face d’elles, qui buvait leurs paroles.

Clio et Sammi se débrouillèrent beaucoup mieux devant le chantier – au moins, les gens prenaient leurs tracts, et elles arrivèrent toutes les deux à avoir quelques conversations, même si Clio, enhardie, avait essayé de capter l’attention d’un groupe de jeunes qui devaient avoir l’âge de Sammi et que l’un d’entre eux lui avait crié d’aller se faire foutre et de laisser DoMac tranquille. Sammi faisait tout son possible pour s’occuper afin de ne pas avoir à parler à Clio – elle voyait que Clio voulait vraiment partir dans une conversation sérieuse, elle voyait du coin de l’œil sa tête orange tournée vers elle quand il n’y avait personne, elle restait fixée sur la rue à l’affût du prochain passant.

Au bout de deux heures, Clio décréta que ça suffisait pour le moment et proposa qu’elles aillent déjeuner. Sammi n’eut pas le temps d’improviser une excuse, et elles finirent donc face à face sur des chaises dures, à défaire le plastique de sandwichs aux œufs, les yeux rivés sur la table. Clio touilla trois sucres dans un gobelet en carton et toussa, et toussa encore, et Sammi en eut sa claque.

– Tu as quelque chose à me dire, Clio ?
Elle sursauta, renversa du café.

– Oui... Non. Bon. C’est juste... ça me fait drôle. Et je suppose qu’il faut qu’on en parle.


– Tu veux parler du fait que vous baisez comme des lapins avec mon mec. C’est ça ?

– C’est ça.

– Ben moi, j’ai pas spécialement envie d’en parler avec toi, alors comment on fait ?

– Je sais pas trop quoi dire, de toute façon.

– Bon, je vais pas te raconter que ça me fait plaisir. Mais c’est pas comme si j’avais mon mot à dire. Peut-être que je croyais qu’on était suffisamment amies pour que tu fasses pas... ça... et aussi souvent. Peut-être que j’aimerais que t’arrêtes. Mais je peux pas demander ça. Tu vois ?

– Je vois. Je vais arrêter, Sammi. Je vais arrêter.

– Ça, c’est ton problème. Moi j’ai des tracts à distribuer. On y retourne ?

– Je suis sérieuse.

– Bien sûr.

Un nouveau dîner du mardi, le premier depuis trois semaines. Celui-là n’était pas si mal. Juste elle et Avril, seules pour la première fois depuis plus d’un an, et son frère avait clairement touché un mot à leur mère. Il n’y eut pas vraiment de conversation, mais pas non plus de confrontation, juste un agréable silence amical. Ce n’était ni le style de Sammi ni celui d’Avril de remuer le couteau dans la plaie sans raison. Elles regardèrent la télé bien plus longtemps qu’à l’ordinaire, et Sammi fit la vaisselle, et elles ne mentionnèrent pas leur dispute. Dans la salle de bains, juste avant d’aller mettre sa veste, Sammi s’arrêta pour un petit rituel qu’elle avait toujours apprécié depuis son départ de la maison – elle s’assit en tailleur par terre face au placard soigneusement organisé d’Avril, ses rangées de petits savons sous plastique en forme de rose, ses réserves de dentifrice, de crème hydratante et de serviettes hygiéniques. Avril aimait être prévoyante, ne jamais être à court de quoi que ce soit. Puis Sammi regarda de nouveau les serviettes hygiéniques et s’aperçut qu’elle n’avait pas eu ses règles depuis environ trois mois.

Elle n’eut même pas vraiment conscience de rentrer au squat, tant elle été préoccupée. Dès qu’elle s’autorisa à réfléchir à cette possibilité, elle sut que c’était vrai. Oui, semblait dire son corps. C’est ça. C’est bon, t’as fini par percuter ?

Elle se demanda ce qu’allait dire Mark, si ça servait à quelque chose de le lui annoncer sans un test pour le confirmer. Elle avait besoin de partager ce poids, ça c’était sûr. Mais le squat semblait vide quand elle arriva – pas de lumière, aucune trace de Xanthe ou de Dido dans le dortoir. Elle se força à trouver le courage de monter sur le toit, trouva Gaz assis tout seul dans un nuage de fumée, les yeux rouges.

– Ça va ? C’est une vraie ville fantôme ici, ce soir.

– Ça va, Sammi. Ils sont tous allés au chantier du McDo, en fait. Une idée de Giancarlo et Mark. Ils veulent forcer la porte. Giancarlo est tout excité à l’idée de péter des trucs. Je leur ai juste dit que j’étais pas chaud, et lui et Mark m’en ont mis plein la gueule, ces gros connards.

– Putain. Pourquoi ils font toujours ça le mardi ? Je sais pas, c’est comme s’ils faisaient exprès de pas m’impliquer.

– Chais pas. Vois ça avec ton mec. Ça fait un bail qu’ils ont prévu le coup, pour ce que j’en sais.


– Et Xanthe et la gamine, elles sont où ? Ils ont quand même pas emmené Dido ?

– Nan, nan. Xanthe, elle est partie. Quand elle a entendu qu’ils prévoyaient ça, elle a dit que ça suffisait, qu’elle allait pas risquer d’être mouillée dans leur combine. Je crois qu’elle avait ça en tête depuis un moment, pour être honnête. Elle est allée à la cabine téléphonique, puis une femme est passée les chercher dans son van vers six heures. Elle a même pas dit au revoir.

Sammi était au courant que Gaz en pinçait pour Xanthe, mais elle ne se sentait pas vraiment en mesure de le réconforter, là tout de suite, alors elle lui tapota l’épaule deux ou trois fois et alla se coucher. Elle était blottie dans son sac de couchage depuis une heure ou deux, le cerveau bouillonnant d’inquiétude, le sang affluant autour de l’estomac et des cuisses, lorsqu’un lourd claquement métallique résonna dans la maison. Le bruit ne s’arrêtait pas, il lui fallut un moment pour comprendre que c’était le store.

Direction le rez-de-chaussée, pieds nus, lampe à la main, bim dans le couloir contre un Gaz aussi désorienté qu’elle et complètement stone, et tous les deux atteignirent l’entrée, grimaçant devant le bruit. Gaz lui donna un coup de coude, pour lui faire signe qu’il valait mieux que ce soit elle qui parle.

– C’est qui ? cria-t-elle par-dessus le vacarme.

– Spider. Et Utti. On n’arrive pas à ouvrir ce truc. Sammi, ma vieille, faut que tu nous ouvres.

Autour d’une tasse de thé, Utti et Spider parvinrent à reconstituer le déroulé de la soirée. Ils s’étaient introduits sur le chantier du McDonald’s avec l’intention d’occuper le terrain et d’empêcher les travaux le lendemain, mais Mark et Giancarlo s’étaient lancés dans un combat de coqs pour savoir qui irait le plus loin, qui oserait en faire encore plus. Clio avait cherché à les retenir, en leur rappelant qu’il y avait des appartements au-dessus du chantier, mais Giancarlo, mis au défi par Mark, avait foutu le feu quelque part. Là-dessus, Clio était partie, personne n’avait su quoi faire, et la police n’avait pas tardé à rappliquer.

– C’était comme s’ils nous attendaient, dit Spider, et Utti hocha la tête :

Si, si, c’était pas une coincidenza.

Utti et Spider, restés en arrière, avaient réussi à s’enfuir sans être repérés, mais ils étaient certains que Fran, Giancarlo et Mark avaient tous été arrêtés, ils les avaient vus se faire embarquer dans des fourgons depuis le coin de la rue.

Sammi et Gaz les dévisageaient sans prononcer un mot, ni l’un ni l’autre en état de digérer aucune de ces informations.

Clio se pointa à onze heures passées le lendemain, tandis que Sammi se préparait à partir travailler, après peut-être une heure de mauvais sommeil, inquiète pour Mark. Odeur d’alcool, coulures de maquillage.

– Qu’est-ce qui t’est arrivé hier soir ?

– Suis allée dans un bar. J’ai rencontré un jeune type sympa. J’avais pas envie de rentrer.

Son sourire en coin était nonchalant, de la pure esbroufe.

– On dirait que t’es partie pile au bon moment, hein ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Ton petit numéro d’hier soir. Au chantier. Ils ont tous été arrêtés après ton départ.

– Quoi ?

Sammi allait se repasser l’expression de son visage en boucle les semaines qui suivirent. Elle n’était peut-être pas la plus grande fan de Clio, mais elle était à peu près sûre que la surprise était authentique. Mais bon, comme Fran et Mark le lui rappelèrent quand ils arrivèrent le lendemain, libérés sous caution, Sammi n’avait pas assisté à la scène.

– Écoute, Frances, entendit-elle Clio déclarer, leurs voix s’élevant de l’autre côté du mur, pourquoi j’irais appeler les flics contre vous, putain ? Contre qui que ce soit ? C’était autant mon projet que le vôtre, pourquoi je voudrais vous mettre dans la merde ?

– Parce que tu m’aimes pas ! explosa Fran. Tu trouves toujours des moyens de me rabaisser. Peut-être que tu voulais que je sois punie à cause de mes origines – parce que tu détestes secrètement tous les gens qui sont pas des purs produits de ta classe ouvrière de merde.

Le rire de Clio était plein de mépris.

– Ne pas apprécier quelqu’un, c’est pas une raison pour balancer un groupe d’amis en plein milieu d’un projet auquel on croit. Putain, mais écoute-toi un peu, cocotte. Ressaisis-toi, merde.

– Je pense que Fran te fait juste remarquer que c’est un peu gros, Clio, le coup de la police qui se pointe juste après ton départ du chantier. – Les mots venaient de Mark, parfaitement rationnel en apparence.

– Quoi ? En suivant cette logique, tu devrais t’en prendre à Xanthe, putain ! Elle a quitté le squat pour de bon, elle, ce jour-là !

– Xanthe est mon amie ! gémit Fran. Xanthe ne ferait jamais rien pour me blesser.

– On se calme, les gars. Je pense pas que Clio préviendrait les poulets. C’était Spider qui parlait à présent.

– Pour rien au monde, mais encore moins contre ses camarades. J’ai pas raison ? Si on redescendait un peu, tous ?

Sammi roula sur le côté, mit un coussin sur sa tête et l’appuya contre son oreille, se concentra sur les battements rapides de son pouls, et garda son secret pour une autre fois.

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