La tarentelle contre l’individu moderne et son monde

Entretien avec Alèssi dell’Umbria

paru dans lundimatin#111, le 17 juillet 2017

Interview d’Alèssi dell’Umbria par Serge Quadruppani, à propos de son dernier livre Tarantella ! Possession et dépossession dans l’ex-royaume de Naples, L’œil d’or Editeur. Suivie de liens vers une illustration musicale sur Youtube. Vous pouvez aussi vous reporter à une autre interview, pour l’excellente revue Jef Klack, à la suite de laquelle se trouvent des liens vers une vaste sélection de musiques traditionnelles opérée par Alèssi, et classée par régions.

Héritée des festivités dionysiennes de la colonie grecque installée dans le sud de l’Italie durant l’Antiquité, la tarentelle est une danse et un chant provoqués, dans l’imaginaire collectif, par la piqûre d’une araignée suscitant des transes. Les femmes possédées et dénudées sont prises en charge par le village au cours de cérémonies où elles réintègrent le groupe grâce au chant. Dans une étude passionnante, mêlant ethnomusicologie et histoire économique et sociale, Alèssi Dell’Umbria éclaire ce pan d’une culture populaire présente en Calabre, dans les Pouilles et à Naples. Les soldats américains furent fascinés par le spectacle organisé de jeunes filles nues et en transe, comme le relate Curzio Malaparte dans La Peau (1949). Le chant est, quant à lui, un lamento de proscrits. Il appartient à la culture du lumpenprolétariat agricole et industriel d’une Italie pauvre, où s’invite la question écologique : la ville de Taranta, lieu d’origine de la tarentelle, figure parmi les plus polluées d’Europe…

Eric Dussert, Le Monde diplomatique, janvier 2017

Serge Quadruppani : Si j’avais eu le plaisir d’être ton éditeur, je t’aurais proposé un autre sous-titre, peut-être moins poétique mais plus explicite. En effet, tu n’étudies pas seulement la tarentelle dans toutes ses dimensions, mythologiques, historiques, anthropologiques, mais aussi d’autres pratiques musicales comme la tammurriata napolitaine, la danse des couteaux, les chants de prison, les berceuses, le Lamento, les chants de travail. Je t’aurais proposé quelque chose comme « Les musiques de la plèbe contre les dévastations de la raison moderne en Italie du Sud ». Je sais, c’est long. Mais il me semble que cette imposante somme (451 pages de texte, 12 de bibliographie) qu’est Tarentelle apporte, en plus d’une foisonnante et passionnante documentation, une importante contribution à la critique des Lumières, de la modernité et du progrès. A ton avis, qu’est-ce qui a été perdu avec la quasi-disparition du rituel de la tarentelle ?
Alèssi dell’Umbria : Le titre, c’est parce que la tarantella constitue en quelque sorte la BO de cette dérive dans le Sud de l’Italie. Bien sûr, dans certaines régions ils utilisent d’autres termes plus locaux, pizzica, viddaneddha etc ; et il existe aussi la tammurriata, le saltarello dont les rythmes sont différent mais dans tous les cas l’instrument de base, c’est le tamburello... cet instrument de pauvres auquel j’ai voulu rendre hommage. Dans ce livre, tarantella fonctionne comme un terme générique qui permet de passer un peu partout… Et puis il y a l’expression napolitaine actuelle, tarantella, pour parler d’une embrouille de rue, d’une baston… J’ai aussi choisi ce titre parce qu’il impliquait la taranta, dont la figure hante tout le livre. Tarantella n’est initialement rien de plus que le diminutif de taranta : la danse de la personne mordue par cette araignée impliquant une phase mimétique, d’identification, elle s’est vue attribuer ce nom…

Ce qui a été perdu quand le rituel de la taranta s’est éteint ? Un monde, tout simplement. L’araignée agissait comme figure symbolique : pour autant il faut prendre au sérieux l’argument selon lequel le rituel s’est éteint parce que les pesticides ont fait disparaître les araignées dans les champs. Tous les anciens qui m’ont parlé du rituel me l’ont sorti… c’est qu’eux croyaient au pouvoir de la taranta, le symbole continuait d’agir sur eux. En même temps ils sentaient bien l’empoisonnement général, évoqué à la fin du livre avec ce chapitre sur la magie noire où j’évoque ce qui se passe actuellement à Taranto, l’intoxication de toute une ville par les poisons industriels.

On me pose souvent cette question : « De quoi la taranta était-elle le symbole ? » Chez les Grecs antiques, le συμβολον ne fut d’abord rien de plus qu’un morceau de terre cuite brisé en deux. Deux personnes disposant chacune d’un morceau, des messagers par exemple, se reconnaissaient ainsi en ajustant les morceaux. Donc le symbole est simplement ce qui permet la reconnaissance. Et il doit être reconnu, il doit être de notoriété publique pour assurer sa fonction. Ce qui est saisissant dans la figure de la taranta, c’est qu’un venin soit convoqué… Tu imagines la puissance de ce symbole ?!... ce qui empoisonne le monde et dont il faut se purger périodiquement. Evidemment, dans un monde à présent totalement empoisonné, ce symbole n’agit plus.

(Pizzica tarantata, vers 1960. Luigi Stifani au violon mène la danse.)

J’ai réfléchi sur cette question du poison, du pharmakon (ne serait-ce que pour avoir vu les ravages de l’héroïne aussi bien à Marseille que dans le Salento). Un empoisonnement rituel, qui permettait de déclencher tout un grand jeu théâtral, a disparu en parallèle à l’arrivée de la modernité industrielle dans le Sud… qui souffre maintenant d’un empoisonnement général, silencieux, sourd et aveugle.

Alors évidemment que tout le livre résonne d’une critique des Lumiéres, des paradigmes de la modernité et du progrès dont elles ont accouché ! C’est sous cet angle que je procède à une relecture critique de De Martino… Même s’il reconnaissait qu’il y ait eu une rationalité dans ces pratiques, selon lui celle-ci était à présent condamnée par le progrès historique et technique. Tous les livres qu’il a consacrés aux croyances et rituels des paysans méridionaux n’arrivent jamais à se départir de cette téléologie ethnocentriste.

Serge Quadruppani : Tu distingues par exemple « le chant » de « la chanson », tu parles de cette « tekné » du chant populaire traditionnel qui « rend chaque interprète apte à mémoriser un assez vaste répertoire de couplets, dans lequel puiser pour agencer au fur et à mesure de l’exécution. » Cela permettrait de « cultiver une certaine vivacité d’esprit, au lieu de répéter le même texte ». Cela signifierait-il qu’au fond, la tradition telle que tu la décris permettrait à la fois d’assimiler un corpus transmis par les ancêtres tout en ménageant une grande liberté individuelle ?
Alèssi dell’Umbria : Quand on écoute les interprètes du répertoire traditionnel, on devine derrière chacune de leurs prestations la présence de tout un langage, dont il leur a fallu s’approprier la syntaxe pour s’y déplacer comme un poisson dans l’eau, et improviser en cours d’exécution -ce qui n’est pas donné à tous. Il faut être habité par un monde pour s’exprimer en poète. Qu’est-ce que la poésie, qu’est-ce que le drame originel, sinon ce jeu avec le langage ? Nul ne choisit le langage dans lequel son imaginaire s’est construit, mais chacun est libre de jouer avec. Tout langage se déploie à travers une dynamique d’encodage et de décodage où réside la possibilité de l’émotion poétique et dramatique. Encore faut-il qu’il existe un langage ! En Europe occidentale, nous vivons bien une perte du langage (encore plus violente en France, pour des raisons qui ont à voir avec la construction de cet Etat-nation), cette colonisation de l’imaginaire par le capital. Il faut bien entendre ici cette notion de langage dans son acceptation la plus large, pas seulement le langage verbal, mais tous ces régimes d’expression enveloppés les uns dans les autres, musicaux, chorégraphiques, agonistiques, plastiques…
Tarantella sur zampogna et tamburello, Reggio Calabria.

C’est à travers un langage que ce qui existe devient réel. Et tous ces modes d’expression poétique et dramatique que s’est construit la plèbe méridionale à travers la musique, le chant et la danse ont donné forme à un monde qu’elle pouvait habiter, et qui n’était pas celui des barons, de la petite bourgeoisie et du clergé. C’est précisément ce dont nous avons été dépossédés, dans la société du spectacle, où les classes subalternes ne peuvent plus avoir d’autre langage que celui de la marchandise. Pasolini en avait déjà dressé le constat amer en son temps.

Serge Quadruppani : Si la tradition c’était à la fois un corpus collectif plus la liberté individuelle, c’est effectivement très séduisant mais es-tu sûr de ne pas idéaliser ? Comment savoir que ce que tu décris, ces rituels, n’étaient pas vécus par une partie des participants au moins, comme une expérience pénible, une forme d’obligation, d’enfermement ? Tu me diras qu’il y a ton expérience directe des moments de transe vécus. Mais ces moments ont cela de particulier qu’ils ont eu lieu dans la société moderne… Est-ce que tout ce qui il y autour de ces moments, la consommation, le travail, la vulgarité marchande ne contribuent pas à donner, par contraste, à tes expériences une intensité qu’elles n’auraient peut-être pas eue à l’intérieur de la société traditionnelle ?
Alèssi dell’Umbria : Je n’ai jamais eu l’impression que les participants se trouvaient là par obligation, qu’ils vivaient « une expérience pénible »… c’est plutôt un sentiment de joie partagée que je retiens de ces fêtes.

Quant au rituel de la taranta, les descriptions d’antan évoquent une sorte de liesse collective, ce sont les médecins et les psychiatres qui ont commencé à le présenter comme « une expérience pénible » en recourant au terme médical de « tarantisme ». Je suppose que ça devait être quand même être vécu comme quelque chose de lourd pour les familles qui devaient défrayer les musiciens. Encore que jadis, quand le rituel était totalement imbriqué dans les rythmes de la vie paysanne, la solidarité allégeait ce poids, parents, voisins, amis, simples passants venaient jeter une pièce pour contribuer aux frais. Après-guerre ça a commencé à devenir pesant parce que le rituel était de moins en moins accepté… du coup le poids devait retomber davantage sur la famille, comme si elle était frappée d’une disgrâce. Mais là encore la question du libre choix individuel n’a aucune pertinence. Les tarantolate étaient habitées, et ça ne se discutait pas. Les familles devaient s’exécuter, et inviter les musiciens.

Je pense que les différentes célébrations rituelles qui scandaient le cours de l’année devaient être encore plus intenses jadis, dans cette vie de frugalité et parfois de pénurie. Les récits des anciens ne laissent aucun doute là-dessus. Aujourd’hui leur intensité a sans doute changé de contenu… Mais rien n’oblige les gens qui ont émigré à revenir pour participer à la fête. Tous ne reviennent pas, au demeurant. En tout cas, j’ai vu l’engouement de toute une jeunesse pour ces sons et ces danses, dans les années 1990, c’était impressionnant.

Tammurriata alla’Avvocata.

Pour revenir à la tradition orale, elle exerce une contrainte, et j’ai envie de dire : heureusement ! La liberté, ce n’est pas ne rien devoir à personne ni se mouvoir sur une table rase. Comme je l’ai dit quelque part dans le livre la tradition c’est d’abord le processus ininterrompu, d’une génération à l’autre, de transmission du langage. C’est de ça que je parle… la tradition n’est pas la coutume, qui règle les pratiques sociales par exemple en matière d’alliance matrimoniale, d’héritage, etc. On confond les deux parce que la tradition implique une grande part de répétition instinctive, -qui a à voir avec la mnémosumé antique. La coutume n’est que répétition, obéissance aveugle, le moindre changement correspond à une rupture, plus ou moins violente. Alors qu’un langage qui se transmet évolue de fait, à chaque transmission…

Par exemple, à Montemarano un gars qui avait émigré en Argentine est revenu après-guerre avec une clarinette… laquelle s’est vite substituée à la traditionnelle ciaramella, une sorte de bombarde, plus puissante mais limitée sur le plan des possibilités mélodiques. Aujourd’hui la tarantella de Montemarano se joue sur clarinette, c’est un fait accepté de tous. En une génération ça s’est fait. Dans le Salento j’ai vu des tentatives se succéder pour mixer la pizzica et le raggamuffin’, plus récemment avec de l’électro, c’est ce que font mes amis de Mascarimirì… des expériences se tentent, certaines aboutissent, d’autres non… mais là on est déjà sur un autre registre, plus métropolitain, plus expérimental. C’est clair que dans les occasions rituelles les participants attendent un son clairement identifié, un peu comme les tarantolate qui avaient leur son de prédilection.

Et puis la tradition par ce côté répétitif s’oppose à ce renouvellement continu qui est le propre de la production marchande. En matière de musique commerciale –qui d’ailleurs ne veut pas forcément dire mauvaise musique, la question n’est pas là- c’est, comme pour les fringues, la mode qui commande … Un style, un son sont vite démodés et deviennent oldies… A l’inverse les gens qui participent à une occasion rituelle attendent précisément quelque chose, certains sons. Quand je vais dans ces fêtes, je sais d’avance ce que je vais entendre et voir, mais je ne sais pas selon quelle intensité…

Tous les anciens interprètes que j’ai connus sont nés dans le monde paysan traditionnel. Certains sont morts depuis, d’autres sont toujours vivants et actifs, disons que quiconque est né avant 1970 a connu ce monde où les échanges se faisaient par le chant, où la réalité la plus prosaïque pouvait se trouver enchantée… Ils possédaient un langage poétique d’une telle richesse… quand ils chantaient, c’était la communauté qui s’exprimait dans leur voix, mais c’était un tel et non pas un autre qui avait la voix, qui réussissait à dégager l’émotion, à atteindre les autres… c’étaient, et ce sont toujours des personnalités reconnues. Leur individualité n’existait que dans la mesure de sa reconnaissance par les autres.

Lu Polverone, par Matteo Salvatore le cantastorie apulien.

Prenons un cas extrême comme Matteo Salvatore, parce que lui était un chanteur connu et reconnu en dehors de sa communauté, il enregistrait des disques, passait à la radio etc. Quand j’ai commencé à mieux connaître le répertoire de sa région, j’ai vu à quel point cet auteur était nourri d’une tradition orale. Un chant comme « Patrone mio ti voglio arrichire… » c’est un pur chant traditionnel, que j’ai retrouvé ailleurs… « Brutta caffona », c’est une serenata a dispetto, ces sérénades que les amoureux éconduits allaient donner sous les fenêtres de la fille désirée et dans lesquelles ils laissaient éclater leur dépit, à coup d’imprécations… et ainsi de suite... J’ai eu la chance de le voir chanter une fois, au milieu des années 1990, j’étais allé causer avec lui après, il n’aurait pas dépareillé dans un bar de quartier à Marseille… Quand il chantait, c’était une véritable dramatisation qu’il opérait, en racontant ce que les paysans de la plaine de Foggia avaient subi… « Lu polverone », l’intensité dramatique de ce chant est telle que deux ou trois phrases suffisent à rendre sensible la condition de ce prolétariat paysan. Il était né en 1925, et avait connu la misère qui accabla le meridione sous le fascisme puis après-guerre… la famine, vraiment… l’arrogance des barons, le mépris des galantuomini, la rapacité des curés, tout ça ressortait dans ses chansons.

Serge Quadruppani : « Las Indias de por accà » : « Les Indes de par ici », c’est ainsi, dis-tu, que les maîtres espagnols nommaient l’Italie du Sud, et l’Eglise catholique d’abord puis le gouvernement piémontais qui a unifié l’Italie n’ont pas considéré autrement le Sud : comme un pays de sauvages à coloniser. Est-ce que les formes de musiques extatiques ne sont pas particulièrement présentes dans les situations coloniales ?
Alèssi dell’Umbria : Je crois que l’arrivée du monde occidental n’a fait que rendre encore plus dramatiques des rituels de possession qui existaient avant. Le vaudou pratiqué dans les pays du golfe du Bénin existait avant la traite des esclaves, qui a eu pour conséquence que ce culte se répande dans les Caraïbes… Après c’est clair que la domination coloniale faisait que les colonisés avaient besoin de dramatiser leur condition. Tu as sûrement vu le documentaire de Jean Rouch, « Les maîtres fous » tourné en 1954 dans le Ghana qui était encore une colonie britannique… les Haoukas étaient apparus dans les années 1920, en contexte colonial donc… je crois que cette confrérie a disparu après l’indépendance.
Danse des couteaux, Salento.

Je me suis fait d’ailleurs un malin plaisir de reprendre des thèmes du blues comme titres de chapitres… Voodoo child, Doctor feelgood, références aux fonctions sacrées et thérapeutiques des sons et ces thèmes n’étaient pas sans rapport avec les cosmovisions africaines… Crawling king snake, par exemple, une métaphore sexuelle évidente qui a aussi à voir avec le monde des Morts, tous les bluesmen l’ont chanté, de Big Joe Williams à John Lee Hooker… les Doors en ont fait une version extraordinaire sur leur dernier disque, L .A Woman. Les titres de ces chapitres, au-delà d’un hommage discret à des musiques qui m’avaient nourri, rappellent l’universalité de certaines thématiques dans les traditions orales existantes.

Outre-Atlantique il existe des rituels de possession dans beaucoup d’anciennes colonies, la santeria de Cuba, le vaudou de Haïti, le candomblé du Brésil –mais pas au Mexique, par contre, où c’est le chamanisme qui domine et c’est tout à fait autre chose, comme je l’ai précisé. Je risquerais l’hypothèse suivante : dans les trois cas, ce sont les esclaves déportés d’Afrique qui ont développé ces rituels, tandis qu’au Mexique où l’esclavage des Noirs est resté marginal, on a un fond préhispanique, indigène, qui correspond à d’autres perceptions du réel.

Pour revenir à la question coloniale… le Sud de l’Italie est l’une des plus anciennes colonies au monde, ça a commencé avec l’Empire romain, les terres conquises sur les peuples italiotes partagées entre colons… Ce sont les Romains qui ont transformé des régions entières de Basilicate et de Sicile en désert, à déboiser pour fabriquer leurs navires… et depuis ça n’a jamais cessé, à part l’intermède du royaume de Naples qui a fini comme on sait… C’est étonnant l’Italie pour ça, un pays capitaliste avancé qui a son propre tiers-monde à domicile ! Un tel régime d’exploitation passe par des formes de domination formelle, i.e qui laissent les dominés en dehors de la société, qui ne cherchent pas à les intégrer de force comme ça s’est passé en France. La domination réelle a commencé plus récemment, avec le miracle économique des années 1960, quand les formes de vie paysannes ont été attaquées à la racine par la modernité industrielle… La première fois que j’ai été à Aliano, le village où Carlo Levi avait été confiné dans les années 1930, j’ai visité la maison qu’il occupait, qui était restée vide depuis. C’était en 1990… au jeune qui avait la clé et m’avait accompagné, je demandais qu’est-ce qui avait changé depuis l’époque de Levi, il me répondit que rien n’avait changé fondamentalement, qu’ils étaient toujours des terroni mais avec la télévision et la voiture… Au même moment, au Nord se développait la Lega, ce mouvement raciste qui veut se débarrasser des méridionaux considérés comme un poids mort. J’entendais les témoignages de gens de ma belle-famille émigrés là-haut, c’était chaud… ça aussi a contribué à l’intérêt des jeunes pour leur tradition musicale, une sorte d’affirmation politique, en mode « fiers d’être terroni ».

La question que je me suis efforcé de poser dans ce livre, c’est celle de la capacité de la plèbe à produire son propre langage… Comment les classes subalternes arrivent-elles à vivre dans un monde qui n’est pas le leur ? en se créant des mondes parallèles, dans la clandestinité sociale et culturelle ! Comme les Noirs du Deep South, aux USA, qui étaient l’objet d’un tel mépris, d’une telle ségrégation… après l’abolition de l’esclavage, d’être relégués en marge, en quelque sorte livrés à eux-mêmes, paradoxalement ça leur conférait une liberté d’expression inédite –la société WASP s’en foutait pas mal qu’ils pratiquent des rites magiques, qu’ils frappent sur leurs tambours et qu’ils chantent, tant que ça restait entre eux, entre sauvages... Cela a produit le blues, le jazz, le gospel, et puis le rock’n roll, la soul, le funk, le rap… excusez du peu ! tout cela a été fatalement recyclé dans le business de l’entertainement (comme l’ont été aussi, plus récemment, la tarantella, la pizzica etc.) mais le langage reste là, disponible… En commençant à découvrir ces sons et ces chants dans le Sud de l’Italie, pas si loin de Marseille, j’ai perçu des énergies de même nature, et avec cette fascination qu’exerçaient fatalement des musiques archaïques… La première fois où j’ai entendu la tammurriata de Terzigno, ou celle de Maiori, j’entendais quelque chose de somptueusement primitif, qui remontait aux temps antiques, un son dépouillé qui allait à l’essentiel.

Tammorrara, Campanie.

Pour les gens qui portent ces sons et ces danses, c’est bien plus qu’un divertissement, c’est une question de vie et de mort… Par exemple, les gens qui font la tammurriata all’Avvocata, c’est un sanctuaire situé à mille mètres d’altitude, sur le golfe de Salerno, il faut monter à pied ce qui filtre pas mal l’assistance… ce sont des gens de Maiori et de Cava dei Tirreni qui se retrouvent là à cette occasion, ils cultivent la vigne et les citronniers à flanc de montagne, d’autres travaillent comme bûcherons, en tout cas tous se trouvent de plus en plus marginalisés par le tourisme de luxe qui gagne du terrain sur cette côte (Amalfi et Rapallo sont juste à côté, un peu plus loin Positano…). On leur fait sentir qu’ils n’ont plus leur place là… beaucoup d’ailleurs bossent désormais comme maçons ou en usine, j’en connais qui ont émigré en Lombardie, ils tiennent une pizzeria près de Brescia, des fois ils se font des soirées de tammurriata entre émigrés… Bref, ce jour-là ces gens se retrouvent là-haut où on viendra pas les emmerder, et ils font les rondes. Ils perçoivent clairement cette ségrégation sociale qui les guette. Certains se disent communistes. Leur tammurriata ils la revendiquent comme quelque chose qui n’appartient qu’à eux, gens de peu.

Serge Quadruppani : Dans tes livres et ton film, tu t’es intéressé aux rebelles les plus modernes comme Mesrine ou les émeutiers des banlieues de 2005, aux résistances dans le Mexique contemporain, mais aussi, avec ta monumentale Histoire populaire de Marseille et avec ce livre, à ce que l’histoire moderne a refoulé ou tenté de refouler. Qu’est-ce qui réunit ces intérêts divers ? Qu’est-ce qu’ils ont en commun ?
Alèssi dell’Umbria : Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? le fait de m’avoir nourri. Et qu’est-ce qui caractérise ces expériences, individuelle ou collectives ? Qu’est-ce qui nous communique de la puissance, qu’est-ce qui nous donne de la joie ? Une évasion par exemple… quand Mesrine s’était arraché de la prison de la Santé en 1978… Le fait qu’une vague d’émeute se répande dans tout le pays, comme à l’automne 2005, en réponse à la violence policière…

Pour répondre à ta question, je voudrais revenir sur l’individu, parce que je sens que ça te tracasse... Ce qui m’intéressait dans la figure de la tarantolata, c’est justement que durant sa danse elle se dépouillait de son caractère. Et les intellectuels napolitains, Ernesto De Martino, Annabella Rossi, sont un peu passés à côté de ça. Ils arrivaient sans doute trop tard, de toutes façons, les tarantolate étaient devenues des cas, individuels comme le sont tous les cas cliniques. Il y a toute cette correspondance que Rossi a entretenu avec une tarantolata, pendant les années 1960, on a vraiment sous les yeux une personne seule, la survivante d’un monde englouti, et là effectivement il y a une souffrance, celle d’un individu et plus celle d’une communauté qui se raconte dans un drame à la fois sacré et profane.

Le paradigme de l’individu nous renvoie à tout le dispositif philosophique et anthropologique des Lumières. Les gens, en Europe, sont malades de ça, assignés qu’ils sont à une identité indivisible -la cage de fer de l’individualité, pour paraphraser une formule célèbre. Ils sont sommés d’être des individus, par le Droit, par la culture, par la publicité des marchandises, et cette injonction s’exerce alors même qu’ils sont écrasés par des puissances impersonnelles bien plus lourdes que le Dieu des religions monothéistes ! d’où toutes ces pathologies propres à la modernité… Dans ce monde peuplé de zombies, de blooms comme diraient certains de nos amis, de vraies individualités ne peuvent se révéler que dans une éclaircie… un Jacques Mesrine, qui choisit délibérément de vivre hors la loi, par exemple…. Des jeunes de banlieues qui défient la police dans une émulation réciproque, en 2005… ou inversement, le salarié d’une entreprise qui va se défenestrer, affirmation individuelle ultime.

La première tentative de transcrire la musique des tarantolate, XVII° siècle.

Quand j’ai filmé les indigènes de l’Isthme de Tehuantepec en lutte contre les mégaprojets éoliens, de 2012 à 2014, j’ai refusé de suivre le schéma classique du documentaire, avec un personnage central autour duquel s’organise la narration -ou même avec plusieurs personnages. D’abord parce que c’est un mouvement qui se veut sans leader (en réalité c’est plus complexe…) et je n’allais pas contribuer à créer des leaders avec ma caméra… mais surtout, je voulais faire ressortir la puissance du commun. Celle-ci n’agit pas comme quelque chose qui transcenderait les individus réels, agissants ; c’est quelque chose qui circule, c’est une communication sensible, que l’on sent quand on participe à tout ça et pour avoir quelque chance de la restituer, il fallait donner une vue kaléidoscopique de ces belles personnes à travers lesquelles le mouvement réel prend corps. Et donc, donner à voir des singularités, saisies en situation, plutôt que dérouler des trajectoires personnelles…

Nous sommes piégés par l’identité individuelle, cette entité qui souffre tant de ne pouvoir se diviser, se perdre dans l’autre… A partir de la fonction du masque j’ai réfléchi à ça… j’ai dansé sous le masque, au Carnaval, j’ai aussi dansé, deux années de suite, dans le rituel des Morts chez les indigènes Mazatèques… c’est une danse qui dure des heures, principalement de nuit, pendant une semaine… tu dois occulter ton visage, tes cheveux, ta peau, parce que les danseurs représentent collectivement le monde des Morts qui vient visiter les vivants durant cette semaine. Seuls les musiciens restent à visage découvert, ils ont une demi-douzaine de mélodies et chants en langue mazatèque, exécutés sur un rythme hypnotique… violon, guitare et tambour… on va de maison en maison, il y a un petit cérémonial pour se présenter, on entre et on danse devant l’Offrande des Morts, tu sais ces autels fleuris qu’ils font partout… ça dure à chaque fois une vingtaine de minutes puis la famille offre de l’aguardiente aux danseurs, et on repart vers d’autres maisons dans le village ou vers celles isolées dans la forêt, en croisant d’autres groupes qui font pareil… donc au bout de quelques heures, tu entre forcément dans un état second… la danse, la déambulation, l’aguardiente, les sons, les cris lugubres, cette atmosphère nocturne vraiment spéciale, en plus il y a souvent du brouillard dans cette vallée, tout ça te fait entrer dans une sorte de possession, l’individu a disparu, puisque personne ne le reconnaît, l’esprit des Morts te possède en quelque sorte… seuls les musiciens conservent leur personnalité, ils sont d’ailleurs connus et reconnus pour leur talent.

Dans le Carnaval de mon quartier, on finit généralement sur des tarantelle, des tammurriate, des farandoles, on finit enmasqués… A danser sous le masque des heures durant, avec le vin, ta perception de l’environnement immédiat est totalement modifiée… Et il existe cette expression marseillaise, qui vient de la langue d’oc, enmasquer… en quelque sorte ensorceler, la masca dans notre langue c’est la femme qui avait des pouvoirs magiques, la sorcière. Le masque exerce donc une puissance, que j’éprouvais encore à danser là-bas, dans ce village perdu à six heures de route de Oaxaca, en 2010 et 2011 … Un de mes amis, qui joue de la guitare et chante durant ces nuits, fabrique des masques, ces masques de Morts inexpressifs, dans un bois assez léger qui fait qu’on crève pas de chaleur pendant les danses. A voir ces masques… j’avais déjà commencé à écrire le bouquin sur l’Italie du Sud, et ça a été le déclic… j’ai donc rajouté un chapitre, « Le monde enmasqué ». Et ça m’a permis du coup de mieux capter le personnage de Pulcinella, qui est extraordinaire, une figure onirique sans comparaison en Europe… et aussi les masques de mes amis d’Alessandria del Carretto, en Calabre…

J’avais déjà écrit dans mon petit livre sur Mesrine, à propos du changement d’identité permanent dans lequel il ne se perdait cependant jamais… tu sais que j’ai vécu une grande partie de ma vie sous des faux papiers, donc je savais un peu par expérience ce que c’était… Mais en plus Mesrine jouait du personnage… ce qui n’est pas l’individu, même s’il faut une grande force individuelle pour assumer ainsi le défi qu’il avait lancé à la société… j’avais découvert l’origine du mot personnage, qui venait du théâtre romain et désignait un masque. Mais en réfléchissant sur le sens originel du terme, qui relève de l’expression théâtrale, –en plus dans la Commedia un masque désigne un personnage, pas seulement ce qui oblitère le visage- et en me régénérant dans ces danses sous le masque j’ai été amené à remettre à plat ces catégories d’individualité, de personnage etc. et l’enchaînement conceptuel qui conduit de l’un à l’autre.

Les masques traditionnels du carnaval de Alessandria del Carreto, Cosenza.

Et puis je ne pouvais m’empêcher de penser à Antonin Artaud (le premier Marseillais qui a rendu hommage aux indigènes du Mexique, entre autre…), à sa quête désespérée d’une nouvelle forme d’expression théâtrale… qu’il n’a finalement pas trouvée, et cette quête l’a conduit à l’implosion du langage, ce qui lui a valu d’être persécuté par la psychiatrie…

Dans les zones d’ombre de ce monde se trament des expériences bouleversantes. Prenons l’histoire de Marseille… je venais de revenir dans ma ville, après neuf ans, il y avait un frémissement auquel je voulais donner une densité politique… bon, il y avait l’expérience d’habiter une ville, en l’occurrence portuaire, avec les possibles qu’elle offrait alors, les déboulés en bande dans les rues de cette ville, etc. la question de la langue aussi, qui n’est pas tout le langage mais qui en est inséparable… En même temps, au début de ces années 1990 j’explorais pas mal de villes italiennes. Tout le baroque, par exemple, cette théâtralisation de l’espace… c’est la première fois que le théâtre prenait son sens pour moi. Je ne fréquentais pas les théâtres, surtout pas en France ! mais l’idée qu’un décor soit planté, qui induit une sensation spéciale, une sensibilité, une disposition au jeu… tout cela m’intéressait et j’en ai fait dans le livre sur Marseille un chapitre entier, « L’ordre classique contre l’esprit baroque » (des lecteurs m’ont dit que c’était leur chapitre préféré…). J’avais découvert ça à Lecce, magnifiquement décadente –c’était avant qu’ils rénovent le centre historique et qu’il y ait toute cette promotion touristique… donc, cet extraordinaire décor baroque que dressait Lecce…En même temps je découvrais l’existence de ce rituel de la taranta dans un autre monde, celui des paysans, dans les villages à l’entour de Lecce, c’est dans la famille de ma compagne que j’en ai j’entendu parler la première fois. Je n’avais pas percuté sur le coup, c’est bien plus tard, à force de participer à des rondes dans des fêtes populaires que j’ai pensé qu’il y avait là aussi une forme de théâtralité, très différente de la théâtralité aristocratique de l’époque baroque, bien sûr. Et qu’il y avait aussi quelque chose qui faisait dialoguer de façon subliminale la ville et la campagne, les sculptures de pietra leccese de l’église San Mateo de Lecce et les trulli de pierre sèche du Cap de Leuca… à l’intérieur d’une lutte de classes sans pitié, clairement, mais quelque chose circulait…

J’ai toujours pensé que seules l’aristocratie et le prolétariat avaient pu connaître un certain sens éthique, ce que la bourgeoisie n’a jamais eu. Tu as sans doute vu ce film magnifique de Satyajit Ray, « Le salon de musique » ? Un zamindar, un aristocrate terrien bengali va à la ruine mais dépense sans compter pour faire venir les musiciens chez lui, offrir ces instants de grâce à ses invités ; et il y a ce négociant qui est son nouveau voisin, un bourgeois donc, dont la grossièreté et l’inculture sautent aux yeux face à la noblesse du premier (c’est en fait un film sur le sens de la noblesse). Un autre regard sur la musique…

Pour revenir dans le meridione… Il y avait évidemment Naples, déchue, ces palais aristocratiques de jadis occupés par la plèbe d’aujourd’hui… Il y a quelque chose de fort dans la décadence, en l’occurrence celle de la classe noble… La bourgeoisie ne sera jamais décadente, parce que son être même le lui interdit… les bourgeois deviennent fatalement rentiers, au bout de quelques générations, mais la bourgeoisie dans son ensemble, comme classe qui possède et investit, doit toujours innover –ce qui signifie détruire, des usages, des droits, des mondes, des forêts et des océans... Il n’y aura pas de décadence, cette classe ne laissera qu’un champ de ruines immondes derrière elle, ses gratte-ciels aux façades verre-acier vieilliront plus vite et plus mal que les palazzi de la noblesse…

Naples donc, son côté baroque qui a marqué la plèbe de cette ville, la gestualité, cet onirisme à ciel ouvert qu’il y a chez beaucoup de gens (et dont je retrouverai quelque chose au Mexique)… en même temps, c’est très différent du Sud profond, rural. Naples, où un Marseillais se sent bien, forcément… Mais je passais du temps plus au Sud, au milieu des champs d’oliviers du Salento, avec ces constructions de pierre sèches qui sont l’art des paysans pauvres. J’avais écrit sur la ville, je voulais écrire sur la campagne. D’autant que je voyais bien s’opérer la disparition des deux, la métropolisation totale à travers les flux tendus de marchandise qui reconfigurent tout l’espace. Déjà le Salento que j’ai eu fréquenté à la fin des années 1980 et dans les années 1990 a changé… c’est une région très peuplée, et on peut y voir la métropolisation avancer d’année en année… le bétonnage, les métastases industrielles qui se répandent et asphyxient la campagne… j’ai vu le premier hypermarché ouvrir à Lecce, c’était en 1992 et depuis ça s’est pas arrangé…

Et puis j’ai fini ce livre sur les indigènes du Sud de l’Italie là-bas, à Oaxaca, à l’autre bout du monde, à peu près au moment où j’entamais un documentaire sur ceux de l’Isthme de Tehuantepec. Là aussi, l’Isthme c’était comme le Salento, une terre du bout du monde, un autre monde, menacé par la métropole industrielle, les projets éoliens, miniers, la raffinerie de Salina Cruz etc. la lèpre suburbaine qui s’étalait… Voilà… Marseille, l’Italie du Sud, l’Isthme… des intensités fortes, et en même temps une mauvaise réputation, une marginalité… des positions décalées, qui ouvrent des champs de possibilité.

Serge Quadruppani:La question de l’appartenance, vieux débat entre nous : à quelles conditions est-elle autre chose qu’une prison mentale, une identité figée ? à quelles conditions est-elle au contraire un appui pour l’émancipation ?
Alèssi dell’Umbria : Une « prison mentale », une « identité figée », bigre ! Mais ce sont des angoisses très françaises, tout cela… au pays de l’universalisme abstrait on ne veut pas entendre parler d’appartenance. En Italie c’est déjà moins crispé… Déjà, on est Sicilien, Napolitain, ou Apulien avant d’être Italien. L’appartenance au lieu, au village, au quartier, est encore plus importante.

Donc, je sais pas trop quoi te dire là-dessus, vu que c’est pour moi quelque chose qui a un tel caractère d’évidence… J’ai toujours appartenu à une bande, à un quartier, à une ville… j’arrivais au moins à me situer dans cet univers si déboussolant. Et ça m’a permis aussi de me faire reconnaître, dans le Sud de l’Italie ou chez les indigènes au Mexique. C’est amusant, parce que les Français, dans ces pays lointains, on les reconnaît de suite à ça : tu leur demandes d’où ils sont et neuf fois sur dix ils te répondent qu’ils sont de nulle part. Le plus beau c’est qu’ils en sont fiers ! Et c’est un mensonge, évidemment : ils sont bien de quelque part, de l’hexagone, cette contrée particulière qui prétend à l’universel. C’est assez monstrueux, en fait…

La prison mentale je la vois dans ce maillage de dispositifs qui nous isolent en nous faisant croire que nous communiquons… le spectacle est une prison mentale. Et par ailleurs, il faut cesser de confondre l’appartenance avec l’identité. La première est dynamique, la seconde est quelque chose d’immobilisé, un peu comme si tu faisais un arrêt sur image dans le déroulement d’un film. Ce qui peut arriver, on a parfois besoin de s’identifier… l’appartenance, cela recouvre une relation à double sens, tu appartiens à une communauté, ou à quelque chose qui en a certaines déterminations, tu es fait de ces liens, de ces attaches qui te nourrissent en retour. L’identité n’est pas un concept, elle ne contient pas le négatif. Alors que l’appartenance le contient, dans cette tension du commun et de l’individu.

Alors, un appui pour l’émancipation… il ne t’aura pas échappé que quelques unes des rébellions les plus avancées ces temps-ci viennent de gens qui ont une appartenance forte. Les indigènes du Chiapas, les Kurdes évidemment… les Kabyles, avec qui à partir de Marseille j’ai toujours eu des relations de fraternité fortes, voir l’insurrection de 2001 et le mouvement des Aarchs… et en ce moment même leurs cousins du Rif, à Al Hoceima… les Ogonis du delta du Niger, qui combattent les armes à la main les compagnies pétrolières… les Aymaras et les Quechuas boliviens, deux insurrections au début de la décennie 2000…

Serge Quadruppani:On sent bien que ton livre n’est pas juste un exercice de déploration sur ce que la modernité nous a fait perdre. En fait, si j’étais éditeur, il y a un livre que je te proposerais d’écrire, c’est La Transe qui vient. En quoi les expériences comme celles que tu décris peuvent-elles être intégrées aujourd’hui dans le mouvement réel qui change les conditions d’existence ?
Alèssi dell’Umbria : Tu connais la célèbre formule de Emma Goldmann, sur la danse et la révolution… Nous n’en sommes pas encore là, mais d’ores et déjà nombreux sont ceux qui tentent d’échapper au temps abstrait du capital qui est aussi du temps mort. « Ceux qui n’ont pas conscience du temps ne s’ennuient pas. Et au fond la vie n’est possible que si l’on a pas conscience du temps » disait Cioran. La solution à portée de main est de recourir à des produits modifiant notre perception du temps –la cocaïne qui précipite le rythme et l’emballe, ou bien des hallucinogènes qui le suspendent, haschisch ou extasy. Le marché semble pratiquement illimité…

Ici il y a eu cette vague des Free Parties… Au début des 2000’, plusieurs années de suite, il y a eu à Paris et à Marseille un Carnaval des Sons à l’initiative de collectifs techno. Avec des collègues du quartier nous avions participé parce que c’étaient des manifs anti-Sarkozy et puis ça nous intéressait de faire ce bout de route avec des gens qui étaient pas des militants, et si presque personne parmi nous ne fréquentait les raves on était quand même au courant… et puis nous autres aussi étions sans arrêt harcelés par les flics dans les locaux où on envoyait du son, donc nous nous sommes retrouvés en compagnie de ces collectifs défilant avec leurs camions sono… nous-mêmes en avions un qui ouvrait la marche, le seul à ne pas envoyer de techno, mais du raï, du rap, de la cumbia, de la pizzica… Drôle d’ambiance, avec des raveurs qui manifestaient la tête dans les baffles… pas très concluant en finale, quelques belles personnes rencontrées, un paquet de gros lourds, et sur le plan de la transe… trop de produits synthétiques, au niveau de la musique comme des stimulants, extasy, boissons énergisantes… Une extension du monde industriel, en somme…

Il y a d’autres tentatives qui essaiment. Une amie participe à des « ateliers de transe », méfiante au début, suspectant un truc New Age… ces ateliers expérimentaux sont organisés par une femme qui a rencontré des chamans en Mongolie, où elle a été prise par les rythmes sur percussion, à partir de certaines fréquences précises provoquant la transe. De retour en Europe elle a créé cet atelier où on apprend en fait à partir en transe… au début à l’aide de ces musiques et ensuite par une sorte d’autosuggestion. Cette mise en veille de l’ego libère des énergies inédites, selon l’amie qui a participé à deux ateliers, mais ça reste une expérience solitaire. Là on est clairement pas dans une transe de possession, et on n’est pas non plus dans un voyage chamanique. C’est en quelque sorte la transe comme pure thérapie individuelle.

Je ne discute pas ici de l’efficacité thérapeutique –ou inversement des effets pathogènes que ça peut avoir, car selon cette amie ça peut aussi partir en vrille... Mais on a là rien de plus qu’une addition d’atomes individuels, les participants ne sont pas habités par un esprit connu et reconnu. Or l’esprit qui possède, qu’est-ce que c’est sinon une puissance (effective) partagée, dans laquelle une communauté projette toute sa part maudite. Inversement, la civilisation occidentale peut intégrer ça comme trip personnel, la recherche d’un bien-être… c’est dans l’air du temps, ce temps de la métropole capitaliste… On avait déjà vu quelque chose comme ça, en mode psychédélique dans les 70’ avec le LSD.

Le terme de transe recouvre en fait une grande variété de techniques de la présence… Dans mon livre je parle d’une transe de possession, qui prend donc la forme d’une danse, comme dans les rituels d’Afrique du Nord et d’Afrique occidentale. Et toute danse thérapeutique est aussi une dramaturgie qui déroule le combat contre la maladie… La possession est une forme de communication dramatique, on n’insistera jamais assez là-dessus, il y a cette dimension de manifestation théâtrale qui est essentielle. C’est pourquoi j’ai écrit qu’on ne peut partir en transe seul, mais l’exemple de l’atelier prouve au contraire que, en tant que thérapie individuelle ce n’est pas incompatible avec la civilisation occidentale.

A l’opposé, Leonard Peltier, dans ses écrits de prison, raconte une cérémonie chamanique en prison. Tout détenu ayant droit à un service religieux de son choix, les indigènes incarcérés peuvent organiser, de temps en temps, un rituel. Un chaman se rend donc au pénitencier, et installe un tipi à l’intérieur duquel il fait un bain de vapeur à partir de pierres chauffées, comme le temezcal des indigènes du Mexique. Les détenus s’assoient autour des pierres et sous l’autorité du chaman, exécutent des rythmes de tambours et des incantations qui font entrer chacun dans une transe. Ce passage du livre de Peltier est très émouvant, le rituel leur fait tellement du bien qu’ils n’entendent même pas les vannes lourdingues des matons à l’aller et au retour… Mais ces prisonniers indigènes eux ont un monde en partage –sans parler de la tension dramatique qu’il y a à exécuter un tel rituel dans l’univers carcéral !

Je pense aussi qu’il y a des choses intéressantes à voir dans certains courants de l’éco-féminisme. Si on met de côté le mysticisme wicca, l’idéologie de la non-violence etc. il y a des choses qui se cherchent et qu’on aurait tort de mésestimer, les transes en commun comme reconstruction du rapport à la Terre-mère, Starhawk en parle dans « Femmes, magie et politique », je n’en dis pas plus parce que je suis précisément en train de lire le livre… Nous aurons donc l’occasion de reparler de tout ça…

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