Grenoble : les bibliothécaires en lutte contre le pass sanitaire

« C’est pas possible de casser ce lien avec le contrôle ! »

paru dans lundimatin#318, le 27 décembre 2021

En France, le débat sur le pass sanitaire et désormais vaccinal, s’est essentiellement formulé, médiatiquement, à l’échelle individuelle : mon pass est-il compatible avecma liberté ? Ma santé vaut-elle la mise en place de dispositifs de contrôle extraordinaires ? Dans certains corps de métiers pourtant, d’autres questions ont émergé pratiquement et collectivement. Ce fût notamment le cas parmi les bibliothécaires de Grenoble : si les non-détenteurs de pass peuvent travailler et aller au supermarché, comment s’expliquer qu’on les empêche d’accéder aux livres ? Est-il acceptable pour une personne dont la vocation consiste habituellement à tout mettre en œuvre pour rendre la lecture accessible de se transformer en contrôleur de pass dont la fonction devient tout à coup d’en limiter l’accès ? Dans ce passionnant entretien, une bibliothécaire de Grenoble nous raconte 4 mois de lutte et de désobéissance contre un dispositif jugé aberrant, discriminatoire et éthiquement inconciliable avec son métier.

Les bibliothèques grenobloises viennent de connaître une lutte de quatre mois contre le contrôle du pass sanitaire. Pouvez-vous nous rappeler ce qui s’est passé ?

Précédemment, durant les vagues successives de covid, les bibliothèques ont été considérées comme « essentielles » et n’ont jamais fermé, contrairement aux autres établissements culturels. Nous avons appliqué différents protocoles mais nous étions ouvertes. Le dernier en date était une une jauge limitée du public, et on pensait que ça resterait comme ça. Et puis ça nous est vraiment tombé dessus le jour où ils ont voté le décret, la jauge de fréquentation étant supprimée pour être remplacée par le contrôle du pass. C’est allé très vite, en plein été.
Pour nous, c’était inenvisageable. D’abord parce que les bibliothèques sont des lieux où l’accueil se fait sans condition et sans discrimination. Ce sont des lieux ouverts à tous et on n’a jamais demandé un seul papier à quelqu’un pour qu’il puisse entrer en bibliothèque. Ensuite, on est vraiment un service de proximité, avec des usagers qui viennent quotidiennement. Tu vois des usagers chaque semaine depuis des années avec qui tu échanges, qui te parlent de leurs soucis de santé, tu vois les gamins grandir, etc., et du jour au lendemain tu devrais les contrôler et leur dire « toi tu rentres, toi tu rentres pas » ? C’est pas possible de casser ce lien avec le contrôle ! Et puis ça fait des années qu’on travaille auprès de publics éloignés de la lecture pour qu’ils franchissent la barrière symbolique de la bibliothèque, donc hors de question de rajouter une nouvelle barrière. Alors on a été une trentaine à envoyer une lettre commune de protestation à notre direction le 31 juillet. Dans cette lettre, on ne disait pas vraiment qu’on allait refuser, mais plutôt qu’on ne pouvait pas faire ça.
Et puis à la mise en œuvre de la mesure, on a été une quinzaine à refuser dès le début d’appliquer la mesure. Ça venait du coeur, on a été plusieurs à dire « ça ne va pas être possible ». Ça a commencé comme ça, et malgré les pressions pendant deux semaines, on a refusé de contrôler le pass. La mobilisation était variable selon les bibliothèques, à Saint-Bruno et aux Eaux-Claires le pass n’était pas du tout contrôlé. Ça a tourné comme ça deux semaines, un mouvement de désobéissance civile plus qu’un mouvement syndical. Quelque chose proche de l’objection de conscience, où tu refuses d’appliquer un ordre hiérarchique. On est juste parties en disant : « on ne le fera pas ». A partir du 10 août, on a donc refusé de contrôler et on a maintenu les bibliothèques ouvertes illégalement. Les syndicats n’étaient pas là et on était en dehors de tout cadre légal. On flippait un peu des sanctions, c’est vrai. Les cheffes qui assuraient l’intérim elles-mêmes étaient incapables de nous dire quelles sanctions on encourait en cas de refus. On avoue, ça faisait flipper mais on trouvait notre combat juste alors on a tenu bon.
Deux syndicalistes de la CGT qui avaient suivi la précédente lutte contre les fermetures de bibliothèques sont passés très rapidement nous voir. Ils nous ont dit « Vous avez allumé un incendie ! Ça va être compliqué de défendre ça au niveau syndical ». Il faut dire que notre refus ne rentrait pas vraiment dans le cadre syndical classique et ils ne voyaient pas trop quel levier syndical utiliser, si ce n’est celui de la sécurité des agents (risques de conflits avec les usagers). Et puis au final ils se sont laissés prendre par notre enthousiasme et notre détermination.

Et au bout de ces deux semaines, ça a évolué ?


Oui, ce qui s’est passé, c’est que le cheffes sont revenues de vacances et ont vu que c’était le bordel. Elles ont dit : « soit vous contrôlez, soit la bibliothèque ferme », en d’autres termes, on risquait de nous faire porter la responsabilité d’une fermeture administrative d’un équipement public en plus de refuser d’exécuter un ordre. Les syndicats ont alors posé un préavis de grève. Parce que la Ville nous menaçait de sanctions si nous persévérions dans notre refus, au motif que « la loi c’est la loi » et qu’en tant que fonctionnaires nous devons nous y plier. Ce qui est assez cocasse, c’est que cette volonté de vouloir nous sanctionner a fédéré contre elle l’ensemble des centrales syndicales de la Ville. Une intersyndicale au complet, ça faisait des années que ça ne s’était pas vu à la ville de Grenoble. On a donc été obligées de partir sur cette idée de grève, car la fermeture administrative aurait impliqué un motif supplémentaire de sanction.
Au cours des réunions avec la direction que ça a déclenché, nos cheffes nous disaient « on est d’accord avec vous, le pass sanitaire en bibliothèque ce n’est pas une bonne idée. Mais la loi c’est la loi ». Comme le maire venait de publier une tribune dans Libération contestant le pass sanitaire, on leur a répondu : « OK. Alors faites preuve de courage politique ». Leur réponse, c’était qu’on est fonctionnaires, on est dans un Etat républicain, alors il faut obéir. Ah oui, il faut obéir ? Et si l’année prochaine on a Marine le Pen on va continuer à obéir ? C’est à quel moment qu’on arrête d’obéir ? Là, ils n’avaient plus grand-chose à répondre.
Du coup, là, le 25 août, vous partez en grève reconductible sur cette question du pass sanitaire.


Oui, et ça dure trois semaines ! Certaines bibliothèques ont beaucoup suivi, d’autres moins. On faisait des piquets de grève, on discutait avec les lecteurs. Les réactions étaient mitigées, la plupart des usagers comprenaient, d’autres non. C’était long et usant pour tout le monde ces trois semaines en reconductible car les usagers, comme nous, avions envie de réouvrir les bibliothèques, faire notre boulot. Certaines collègues ont accepté de contrôler le pass pour ça, pour reprendre le travail et pour rouvrir les bibliothèques. Dans l’ensemble, les lecteurs nous soutenaient et trouvaient ça très bien qu’on lutte contre cette mesure. Une minorité était fâchée, ne voyant pas le problème de trier les usagers à l’entrée. D’autres étaient d’accord avec nous mais se sentaient pénalisés par la grève et la fermeture des établissements. Après plusieurs semaines avec des fermetures des collègues aussi, disaient « on a besoin d’ouvrir, de voir le public. Tout le monde fatiguait. On a alors décidé de partir sur deux jours de grève par semaine, le mercredi et le samedi en général. Notamment aussi parce que c’est le moment où les bibliothécaires du reste de l’agglo ont commencé à se mobiliser, et à se mettre en grève tous les mercredis et à venir à nos rassemblements.

Ça implique combien de personnes ?


C’est difficile à chiffrer. Par exemple, on a signé une lettre, pas seulement celles qui refusaient, mais aussi celles qui contrôlaient, pour différentes raisons, mais qui y étaient opposées. Là, il y a eu 75 signatures. À mettre en rapport avec le personnel des bibliothèques de la Ville, environ 150 personnes y compris les responsables, les administratifs, ceux qui ne sont pas en contact avec le public. Et y compris aussi les auxiliaires, c’est-à-dire les contrats précaires. Elles, on a refusé de les impliquer car ça les aurait mis en danger pour leur carrière dans le réseau des bibliothèques : elles ne font donc pas partie des 75 signataires.
C’est compliqué de dénombrer même les grévistes. Il y a bien un noyau dur de 35 personnes. Mais en plus certaines collègues ont fait des grèves à la demi-journée ou à la journée… Ce qui est assez exceptionnel, c’est qu’on a réussi à composer avec tout le monde, y compris celles qui ont décidé de contrôler après avoir d’abord refusé. On a essayé de respecter les positions de chacune. Il y avait des positions hyper différentes ! C’était compliqué d’ailleurs, pour les cheffes : certaines collègues acceptaient de contrôler un jour… puis refusaient le lendemain ! C’était un bordel sans nom. « Ah j’ai vu que tu m’as mis sur le planning du contrôle, mais aujourd’hui je ne contrôle pas » « Quoi ?? Mais hier tu as contrôlé ! » « Oui, mais je t’ai dit de me demander tous les jours, et aujourd’hui je ne contrôlerai pas ».
Et concernant les sanctions ?


Depuis le début, y compris pendant la première semaine « de souplesse » accordée par le gouvernement pour le contrôle du pass, on a été menacées par notre employeur. Dès le lendemain de notre premier refus on avait déjà une lettre d’avertissement, un rappel à l’ordre sur le devoir d’obéissance et des menaces. Les réunions avec la direction n’avançaient à rien, en partie à cause de la raideur du directeur du personnel, Pierre Mériaux. C’était un dialogue de sourds, il nous menaçait de sanctions sans nous dire lesquelles ! Le brouillard. Ça nous a fait peur, mais après avoir réfléchi, on s’est dit que c’était du bluff, et qu’avec les primaires écolo auxquelles se présentait le maire Eric Piolle ça ne leur ferait pas bonne presse. On n’y croyait donc pas trop et on arrivait à convaincre les collègues de se motiver.
On savait aussi qu’à partir du 30 septembre on devrait contrôler les 12-17 ans, alors que jusque là le pass ne concernait que les majeurs. Ça a remotivé les collègues, notamment en jeunesse. À ce moment-là, les chefs n’en pouvaient plus. Chaque jour, ils nous demandaient si on acceptait de contrôler. Et si on refusait ils nous envoyaient, chaque jour, un mail nous menaçant de sanctions.
Mériaux, le directeur du personnel, nous a alors proposé une « sortie de crise ». Ils ont donc fait comme à Lyon : ils ont exempté de contrôle les 12-17 ans, ainsi que les personnes qu’on accueille dans les groupes d’Action socio-linguistique ou de la Plateforme Mobilité Emploi. Et en échange, on devait arrêter notre grève. Nous on a dit que ça ne suffisait pas, que pour nous c’était tout le monde ou rien.
Et puis en parallèle, Mériaux a décidé qu’il y avait deux types de refus : les personnes fragiles et celles qui font ça pour raisons politiques. Ils ont voulu diviser les rangs, mais ça n’a pas marché. On a été une quinzaine à prendre rendez-vous à la médecine du travail. Selon la médecin, recevoir quotidiennement des mails nous disant qu’on allait être sanctionnées, sans savoir quelle sanction, cela s’apparentait à du harcèlement.
En plus il y avait à ce moment-là plein d’arrêts maladie tant on était épuisées par l’ambiance délétère avec les responsables. À ce point-là ça ne s’était jamais vu : certaines bibliothèques ne tournaient plus, les cheffes venaient faire des remplacements.
Mi-octobre, il y a eu un tournant. Ils ont vu qu’on continuait, qu’on était déterminées malgré les menaces. On a alors reçu un message de la directrice qui nous a dit que si on persévérait, il allait y avoir des sanctions. Là, tout le monde a commencé à flipper. Il y a eu une grande vague de peur. C’est à partir de ce moment que quatorze collègues ont reçu des convocations à un entretien disciplinaire. On était fatiguées après des mois de lutte, beaucoup étaient en arrêt de travail, l’ambiance au travail était dégueulasse avec nos cheffes, le travail prenait du retard à cause des grèves, on voyait des collègues qui jusque-là refusaient se mettre à contrôler, on a failli lâcher à ce moment-là. On s’est mises à douter. Il y avait de bonnes raisons de douter, mais on a été quelques-unes à dire « moi je peux pas, c’est viscéral, alors je ne vais pas le faire ». Comme on a été quelques-unes à affirmer qu’on ne contrôlerait pas, ça a motivé du monde. Certaines de celles qui s’étaient remises à contrôler se sont dit « non, mais en fait je ne vais pas faire ça ».
Sur les quatorze convoquées, deux collègues sont passées en entretien. Et là la direction a proposé de vraiment négocier et de reporter les convocations à une date ultérieure. Ils ont proposé de mettre en place dans les bibliothèques des « bornes d’auto-contrôle », pour que les agents n’aient plus à contrôler. Les syndicats nous ont fait des retours en AG, et on a posé des conditions : amnistie de toutes les convocations, nettoyage des dossiers administratifs, et suivi par le CHSCT de la mise en place des bornes. En gros : on n’oblige pas les collègues à être devant la borne, et si les gens ne se contrôlent pas, ce n’est pas notre problème. Et c’est ce qui a mis fin à la lutte. Mais le mouvement continue au niveau national, avec la prochaine mobilisation qui est fin janvier.

Tout ça en quatre mois ! Ça a dû être intense ! Mais alors vous êtes contentes ? C’est une victoire que vous avez obtenu ?


C’est une victoire, oui, mais une victoire amère. Certes, on a fédéré l’ensemble des centrales syndicales de la mairie, ce qui au sein de la Ville de Grenoble ne s’était pas vu depuis très longtemps. On a tenu dans la durée : quatre mois de lutte, trente jours de grève, quatre mobilisations nationales suivies massivement dans toute la France. On a eu énormément de soutien de la profession au niveau national, des usagers ou des habitants. On n’a pas eu de sanctions. On a réussi à ce que les 12-17 ans ne soient pas contrôlés. Tout ça c’est une victoire. Mais en même temps, le pass continue. Voilà : toi, moi, on va rentrer dans les bibliothèques sans bipper notre pass. Mais par contre tous les gens que les bibliothèques ont du mal à toucher, qu’elles ne touchent plus depuis un moment, eux ils ne vont jamais faire ça, ils ne vont pas frauder. Les pauvres, les gens qui ne sont pas super à l’aise avec la culture, qui ont du mal à rentrer, ces gens-là ne vont jamais frauder. Ils vont juste ne plus venir, s’auto-exclure. C’est particulièrement sensible dans les milieux populaires. Ce sont des gens qui avaient du mal à venir avant, et encore plus depuis le confinement. Le pass sanitaire a aggravé la situation qu’on avait un peu réussi à redresser. Et là, de nouveau : bam !
Et puis c’est encore des bornes, c’est encore de l’automatisation. Déjà que la Ville nous avait imposé les automates de prêt cette année et qu’on n’a pas eu l’énergie de lutter contre leur instauration suite à notre précédente lutte contre la fermeture des bibliothèques en 2016. Un usager m’a dit récemment : « On est accueilli par une première machine, et ensuite par une deuxième machine. ». On était déjà en train de s’habituer à être contrôlés par des gens, et là on va s’habituer à s’auto-contrôler ! C’est complètement fou, et je trouve très dur de placer les gens dans cette situation.

Cet entretien a été réalisé par le collectif ruptures et d’abord publié dans le second numéro du journal La nouvelle vague.

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