Gloses sur la violence : un samedi 25 mars à Sainte-Soline

paru dans lundimatin#377, le 4 avril 2023

« Ce n’est pas de la méta-poesie. »

Pensées de prudence, de réalisme intellectuel, de limitation des dégats, les pensées réformistes ont d’avance accepté tous les malheurs, tous les échecs, toutes les limites. Avec cela, comme on voit bien lorsqu’elles donnent leurs raisons, elles sont toutes des idéalismes. Mais ce sont des idéalismes que possède une corruption réaliste. Pourquoi par exemple se sentiraient-elles toujours retenues de rompre avec les préjugés moraux, les habitudes d’esprit, les usages de l’intelligence ? C’est que ces usages règnent sur le plus grand nombre des hommes. Elles entourent donc de ménagements les erreurs si ces erreurs sont puissantes. Mais l’erreur est concrète, et même d’autant plus concrète qu’elle est plus puissante.

Dionys Mascolo, Le communisme.

Une sorte d’intimidation et de chantage s’inscrit dès l’origine entre le nécessité de subsister et la manière de jouir, à partir d’une subsistance assurée. Cette intimidation à divers degrés contribue à former la revendication affective au niveau des besoins individuels : tel groupes d’individus se soumet à des normes d’échange, accepte ainsi de se définir moralement et socialement selon une catégorie de besoins qui relève de la manière dont ce groupe, en vertu de son mode de subsistance, prétend au mode de jouissance de biens correspondants.

Pierre Klossowski, La monnaie vivante.

L’absent peut-il donc parler ? En vérité, il ne fait que murmurer, il trésaille, il se fait un chemin dans l’être, et notre pensée ne peut se mettre en ordre que si nous prêtons attention à ses mouvements. L’absent est ce qui nous manque, il se tient là où demeure ce qui est parfait. C’est de l’absent surgissant que naît la nouveauté dans la pensée et la politique, voire dans l’existant.

Yassin al-Haj Saleh, La voix des absents.

Il n’y a ni extinction ni création ; il n’est personne qui soit asservi, ni personne qui s’efforce [vers la réalisation] ; il n’est personne qui aspire à la délivrance, personne assurément qui soit délivré. Telle est la vérité suprême.

Âgamashâtra, II-32.

A nos morts oubliés.

Le premier pas se voile comme innoncence coupable.
Le second pas se dévoile comme culpabilité innocente.
Entre les deux, l’oeil gauche se fatalise dans une comédie.
Entre les deux, l’oeil droit se destine vers la tragédie.

200 blessé.es, 40 blessé.es graves, 2 blessés dans le coma. Il n’y a pas de violences policières. Ce serait trop simple. Des causes produisent des effets et des effets produisent des causes. Et c’est encore trop simple. Nous pourrions construire des généalogies complexes d’un état de fait. Mais ce serait encore trop mensonger. Si la vérité est transcendante ou immanente, elle est aussi les deux à la fois. Il n’y a jamais d’au-delà d’une situation. La guerre traverse tous les corps. Il n’y a jamais d’excuses possibles aux brutalités du monopole légitime de la force. Malgré les 3200 gendarmes mobiles, nous avons confusément cherché un sens commun, avec courage et grandeur.

Nous pouvons tous compatir à la misère du monde, la nôtre. Mais nous ne pouvons l’accepter : c’est un jeu absurde, une danse sans queue ni tête. Pourquoi 5000 grenades lacrymogènes, décencerclantes et assourdissantes en moins de deux heures d’affrontements ? Parce que l’amour est plus terrible que toute réconciliation. Parce qu’il nous faut recommencer encore et toujours le sacrifice d’Abraham. Ce n’est pas de la méta-poesie. C’est ce qui fait une civilisation. La nôtre. C’est pour cela que certains détruisent la Terre, et que d’autres veulent la sauver.

Le Capital est la dernière avant-garde d’un long processus métaphysique. Nos trois siècles d’industrialisme se terminent dans l’apocalypse sans fin d’une simulation globale. Tout gouvernement est obscène, et maintenant le sait. Et c’est là que réside sa puissance de fascination. Il ne sert à rien de jouer les vierges effarouchées et ses cris d’orfraie. Il nous reste le souvenir de Dionysos dévoré par les bacchantes, et qui annonce sa nouvelle naissance. C’est un fil mythique auxquel se raccrocher : mais c’est encore du romantisme post-moderne.

M. Darmanin est un humain, et il souffre. M. Darmanin a peut-être violé une femme. Mais il est certain qu’il a violé 30000 personnes en moins de deux heures : c’était un acte prémédité, et il continue. M. Darmanin est un grand pervers. Je suis aussi un pervers, mais pas le même, et nous sommes ennemis. M. Darmanin peut avoir un pied en moins, un oeil en moins, une mâchoire en moins, un cou en moins et une tête en moins. Il est peu probable que cela arrive : le mal est un déséquilibre cosmique, rien de plus. Ce n’est pas de la méta-poesie.

Les mensonges sont partout. Il n’y a pas de bons mensonges ou de mauvais mensonges : car ceci est encore un mensonge. Nous regardons les médias de masse de la même manière qu’ils nous regardent. Il n’y avait que deux côtés à la barricade quand la barricade n’était pas un symbole. Depuis la défaite de 1848 et le fusil chassepot, c’est un symbole, comme le disait déjà Blanqui en son temps. Le combat politique ne peut plus être une dialectique. Ce n’est pas de la méta-poesie.

La mort de Rémi Fraisse fut la conséquence involontaire d’une stratégie de la tension de la part des forces de résistance du moment. Il fallait pousser les limites du régime démocratique pour en révéler sa nature foncièrement terroriste. Depuis les Gilets Jaunes, le peuple français a compris, à l’exception de la petite bourgeoise qui passe toujours du côté de la réaction lorsque s’intensifie la guerre civile. Maintenant, la balance historique oscille entre destitution et fascisme : c’est presque une loi systémique de l’époque.

Le déni du principe de réalité ne produit que des monstres. Cela vaut évidemment pour tous. Conquérir les masses pour s’assurer d’une légitimité démocratique oblige toujours à entretenir l’illusion profonde qu’une guerre symétrique pourrait nous être favorable. En plus d’être une erreur stratégique élémentaire, c’est d’une platitude éthique crasse. Nous ne ferons jamais mieux que Lénine et Trotsky. C’est une grande chance. Ce n’est pas parce que M. Darmanin veut interdire les soulèvements de la terre que les soulèvements de la terre sont une menace réelle. C’est même exactement l’inverse. Cela aussi est une chance à saisir.

On peut dire que cette parole est l’expression d’un ressentiment ou d’un sentiment d’échec. C’est peut-être vrai, mais cela n’enlève rien à la teneur du propos. Nous n’avons jamais fait un bilan objectif et partagé de la fin de la zad en 2018. Nous en récoltons aujourd’hui les fruits. Etre à la hauteur de la mort de nos camardes est le meilleur signe de la vérité des vivants. Sur ce point là, Sophocle avait raison une dernière fois. Puis nous avons eu Jésus, et nous n’en sommes jamais sortis, comme nous n’avons jamais réussi à sacrifier Marx le père, et encore moins le socialisme. La mauvaise conscience n’est qu’une honte refoulée. Il n’est jamais trop tard pour se pardonner.

Le bien commun et la cité idéale n’existent pas : la bonne conscience est une insulte à l’intelligence du coeur. La seule véritable force anthropologique du présent est la forme de vie. Mais nous ne savons pas encore ce que cela signifie. La nécessité d’un directoire stratégique est une question mal posée, sauf pour celui qui désire diriger : le guillotineur meurt sous la guillotine. La guerilla diffuse est l’oeuvre des partisans, ou elle n’est pas : c’est un art tactique en quête de sa propre perfection. Ce n’est pas de la méta-poesie. C’est une histoire qui continue. La nôtre. La guerre traverse tous les corps.

En ce dimanche 26 mars,
par un agent du parti imaginaire.

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