Fomo & révolution

Pourquoi avons-nous peur de manquer le grand soir ?

paru dans lundimatin#384, le 22 mai 2023

Selon certains spécialistes, notre rapport au monde toujours plus intensément connecté produirait une nouvelle forme de l’angoisse et de l’anxiété : le syndrome FOMO (de l’anglais fear of missing out). Dans cette « peur de rater quelque chose », un événement, une fête, une rencontre, notre chroniqueur Signé X voit un nouveau pivot de la subordination qui doit nous pousser à repenser la question même de la révolution et de la grève humaine.

Résister signifie étymologiquement « arrêter, tenir l’arrêt, ou s’arrêter. »
Giorgio Agamben

Pour les plus optimistes d’entre nous, une révolution est possible. La séquence politique que nous vivons ne semble pas vouloir se refermer : depuis 2016, des insurrections arrivent d’endroits toujours improbables, les révoltes se succèdent et les manifestations débordent. Chaque « mouvement social » aujourd’hui surprend par la vitesse à laquelle il passe d’une contestation républicaine à l’émeute ingouvernable. Nous avons vu le mouvement contre la réforme des retraites basculer en quelques semaines, par l’action de la jeunesse et des bases syndicales, en dehors des règles de la contestation classique. « La révolution » semble suivre le même chemin que toutes choses en ce début de siècle, celui de la dérégulation et de l’accélération.

Pendant les errances de mars dans les quartiers chic de Paris, entre deux manifs sauvages, les yeux rivés sur Twitter et Signal, la jeunesse révoltée ne parlait que de couper la tête du roi, de cramer des poubelles et du « fomo ». Acronyme de « Fear of missing out », le fomo désigne la peur de rater une opportunité. « T’as le fomo » quand tu rates une soirée trop bien à laquelle vont tous tes potes. Mais aussi quand t’es à Châtelet et que tu vois sur internet que la sauvage est à Saint-Lazare, quand t’arrives à Saint-Lazare et que tout brûle autour de Bastille. Bref, quand tu ressens une sensation désagréable à propos d’un événement important où tu n’es pas.

L’anxiété est le secret du pouvoir à notre époque, c’est pourquoi nous voulons parler du fomo. Comme le furent la misère au 19e siècle et l’ennui au 20e siècle, l’anxiété est « l’affect réactionnel dominant » qui définit et maintient en place la phase actuelle du capitalisme. L’angoisse est le nouveau pivot de la subordination. Les affects « sont le lieu que le gouvernement global a choisi de coloniser, par la marchandise ou par la terreur. Nous avons tous des désirs et des peurs que nous n’acceptons pas et que nous ne voulons pas avouer, puisqu’ils nous viennent des obligations qui nous sont faites, et non pas des penchants de chacun ». Cependant, quand on pose la question du fomo – alors que cette souffrance semble si largement partagée – on se heurte souvent à une résistance qui voudrait en faire un problème privé. Pour l’Institut de la Conscience Précaire  : « l’anxiété excessive et le stress sont un secret de polichinelle. Quand on les aborde, ils sont compris comme des problèmes psychologiques individuels, souvent imputés à de mauvais schémas de pensées ou à de la mauvaise adaptation. » Pourtant, nous sommes nombreux et nombreuses a ressentir quelque fois « du fomo ».

Pendant le mouvement contre la réforme des retraites par exemple : certains ne pensaient qu’à Sainte-Soline en restant à Paris, d’autres voulaient être à Paris en étant à Marseille, d’autres encore rêvaient de vivre à Rennes en habitant Bruxelles. S’il est difficile de se rapporter à ce mouvement c’est aussi parce qu’il se caractérise par son imprévisibilité. Cette « dérégulation de la contestation » est certes source d’efficacité tactique et renforce peut-être le « camp autonome » (celles et ceux qui luttent hors des partis et des syndicats) – mais elle est aussi source de stress. Anxieux·se, nous pouvons passer des heures sur Facebook alors qu’on espère un soulèvement dans la rue, culpabiliser de ne pas aller à une manifestation bien qu’on soit épuisé, etc. Dans la révolte, il nous arrive de nous sentir encore plus mal, plus désespéré, plus aliéné qu’en temps normal et de ressentir des émotions tout à fait dégueulasses et difficilement avouables à nos camarades. Voilà une leçon provisoire du fomo : participer à un mouvement n’est pas une limite à l’économie libidinale du pouvoir ; se révolter dans la rue ne suffit pas à se protéger de la colonisation capitaliste de l’intimité.

Avant d’entrer dans le langage courant, le fomo trouve son origine conceptuelle chez les psychologues du marketing pour qui il est une simple stratégie de manipulation. Pour nous, il est une façon de nommer ce qui nous arrive : le fomo est ce mal qui nous ronge secrètement, honteusement, collectivement. Durant le mouvement contre la réforme des retraites, nous voyons se développer un truc aussi absurde qu’un « fomo de la révolution ». Alors que le fomo est dans toutes les bouches, il nous a paru important de le penser un peu en dehors de l’individualisation et du langage thérapeutique.

Rater une expérience à vivre

Nous l’avons dit, le fomo est la peur de rater une opportunité. Ça peut-être un événement, un moment, un endroit, en gros : une expérience possible à vivre. Les expériences de révoltes, de la même manière que les autres, existent comme des possibilités disponibles sur le marché des expériences à vivre. Au sein des sociétés capitalistes, les expériences sont estimables et commensurables ; l’existence est pensée comme un bloc dont on peut estimer la valeur. Nous hésitons et ressentons de l’angoisse face au choix entre plusieurs expériences car nous les vivons comme des marchandises. Nous sommes pris dans une course aux expériences car nous pensons la vie accomplie comme une somme d’expériences vécues.

Pour nombre de « spécialistes » le fomo serait une insatisfaction fondamentale, le mal du siècle, un problème individuel d’inadaptation au monde. Pour Harmut Rosa, c’est « l’accélération » – technologique, sociale, rythmique – du capitalisme qui peut expliquer une telle souffrance humaine. Dans notre monde sécularisé, « la vie bonne » est devenue terrestre et sa richesse se mesure au nombre d’expériences et de capacités développées dans une vie. Selon lui, l’accélération est la promesse culturelle de la modernité occidentale qui vient remplacer la notion religieuse de vie éternelle. « Mais le monde a malheureusement plus à offrir que ce qui peut être vécu au cours d’une seule vie. Les options disponibles surpassent toujours en nombre celles qui sont réalisables au cours de la vie d’un individu. »

L’accélération capitaliste et ses instruments – que peuvent être les technologies de communications et de transports, la métropole ou l’accumulation de changements sociaux – apparaissent comme une réponse à ce problème : « si nous vivons deux fois plus vite, si nous prenons seulement la moitié du temps pour réaliser une action, atteindre un but ou vivre une expérience, nous pouvons doubler la somme des expériences vécues et donc, de la vie, pendant la durée de notre vie. » En suivant ce raisonnement – et si nous souscrivions au modèle rythmique du capital – nous pourrions vivre une infinité de vies au cours d’une seule. Mais le capitalisme ne tient pas ses promesses et le fomo est le symptôme de son échec : « les techniques mêmes qui nous permettent de gagner du temps ont démultiplié le nombre d’options dans le monde : aussi rapide que nous devenions, notre part du monde, c’est à dire la proportion d’options réalisées et d’expériences vécues par rapport à celles que nous avons ratées n’augmente pas mais chute sans arrêt. » Plus nous augmentons notre rythme de participation au monde, plus nous sommes prisonniers d’une « course sans fin » et pourtant, notre faim de vie et du monde n’est pas satisfaite et de plus en plus frustrée.

Actualisation de la puissance

Le fomo est l’expression de cette frustration. En ratant une opportunité, ce que nous croyons rater c’est « l’expression de notre puissance » (individuelle ou collective). C’est parce que nous pensons la puissance selon le prisme erroné de la croissance : mais la puissance n’est pas une accumulation linéaire de force rappelle Agamben : « seule la puissance qui peut aussi bien la puissance que l’impuissance est la puissance suprême. Si chaque puissance est aussi bien puissance d’être que de ne pas être, le passage à l’acte ne peut advenir qu’en transportant (Aristote dit « en sauvant ») dans l’acte sa propre puissance de ne pas être ». Lorsque nous avons le fomo nous souffrons que notre puissance manque parce qu’elle ne peut s’exprimer, alors que c’est ce manque qui garantit la puissance. « La résistance [à la puissance] agit comme une instance critique qui réfrène l’impulsion aveugle et immédiate vers l’acte et, de cette manière, empêche quelle se résolve et ne s’épuise intégralement en lui. » Le fomo est une illusion de faiblesse car pouvoir ne pas participer est une garantie de puissance futur. Ce pouvoir qui suspend et arrête la puissance dans son mouvement vers l’acte et l’impuissance est la puissance-de-ne-pas. » Le fomo est une conscience malheureuse qui oublie l’importance et la force de la puissance-de-ne-pas. La révolte comme résistance, comme acte de création, passe par cette puissance-de-ne-pas : se révolter consiste aussi à refuser certaines formes impuissantes de la révolte ; par exemple refuser de participer à une manifestation déprimante ou pouvoir arrêter « un geste de révolte » à des fins tactiques. Le fomo est le symptôme d’une puissance pure qui, en s’épuisant toujours dans l’acte, mène à l’impuissance.

Plus nous accélérons, plus nous actualisons notre puissance aveuglement, plus la révolution est pour nous une augmentation du rythme de participation au monde ; plus le fomo gagne du terrain dans notre vie et s’empare de notre quotidien – jusqu’à la révolte elle-même. Pourtant « révolution » est le nom donné à une expérience totale qui suspend le cours des choses et du temps. La révolte devrait être ce moment où l’urgence et le calendrier du pouvoir sont refusés. Le fomo peut nous permettre de repenser le concept de révolution et préciser notre rapport à lui : nous ne saurions être pour une révolution de l’urgence, accélérationniste. Il faut dès maintenant adjectiver la révolution que nous souhaitons : par exemple, nous sommes pour une révolution décélérante, destituante. Si la révolution est pour nous un approfondissement de la participation au monde c’est qualitativement plutôt que quantitativement. Le fomo est un repère : là où il existe nous restons dans le cadre du monde de merde.

Principe de concurrence

Nous sommes tellement atomisés, dépossédés, esseulés que la peur de rater des liens ou une occasion d’être aimé peut nous paralyser. La dérégulation de la vie quotidienne permise par le capitalisme fait de nos agendas une pratique acrobatique afin de trouver des moments collectifs, de parvenir à nous lier aux autres, vivre encore des rencontres. Pour certains psychologues, le fomo se produit chez les personnes qui possèdent des besoins psychologiques insatisfaits tels être aimé et respecté. A contrario d’une explication individualisante, Hartmut Rosa privilégie une approche politique et propose de penser la compétition comme le second moteur de notre société : « le principe de la concurrence excède largement la sphère économique. En fait c’est le mode dominant de la distribution dans à peu près toutes les sphères de la vie sociale. »

Notre rapport à la politique et aux luttes sont emprises de ce rapport à la concurrence. « La logique sociale de la compétition est telle que les concurrents doivent investir une énergie accrue pour rester compétitifs, jusqu’au point où cet effort n’est plus un moyen de mener une vie autonome en fonction de buts auto-définis, mais le seul but général de la vie tant sociale qu’individuelle. » Le fomo est aussi le nom d’une peur, celle de perdre la compétition pour notre valeur sociale et notre place (qui est toujours remise en question). Il faut se montrer et être vue pour être considéré comme un révolutionnaire. En l’état, notre place parmi les révolutionnaires dépend de notre performance, de nos capacités propres, il se « mérite », par le temps donné à la lutte, le courage en manifestation, etc.

Pourtant, la révolution a été pensée comme la patrie des exclus, comme la fin des classes, des genres, des races, des inégalités, de la compétition permanente, de tout ce qui sépare les individus par la domination. Pour nous, qui souhaitons une révolution communiste, la révolution est une entreprise historique à laquelle tous les camarades participent, « à chacun selon ses besoins et selon ses capacités ». Contre la concurrence nous avons l’idée du « parti » – non pas le « parti formel » type PCF mais le « parti historique » au sens de Marx. Le parti est ce quelque chose qui nous dépasse et qui nous unis dans une même entreprise. Il faut toute notre arrogance d’urbains modernes de classe moyenne pour croire que la révolution tourne autour de notre existence et de nos petits gestes individuels.

Pour nous défaire des pièges psychologiques de nos ennemis, la conscience de classe (au sens de Luckàs) et l’idée de parti extatique restent d’une incroyable nécessité. Résister au capitalisme, participer à la construction d’une force révolutionnaire doit se penser depuis une éthique communiste : non pas depuis un sujet révolutionnaire, mais depuis une conscience de classe – qui est aussi une analyse « des conditions objectives d’existence », de ce dont nous souffrons (l’anxiété, le fomo, etc.) – non pas depuis un parti formel mais depuis un parti historique, imaginaire.

Le fomo est la peur de rater sa vie : une vie accomplie remplit d’expériences multiples, d’intensités, de choses grandes et fortes, de liens, d’amour. Cette peur totalement légitime est largement instrumentalisée par le capitalisme : d’une part en nous faisant croire à la possibilité de multiplier à l’infini les expériences – ce qui crée une insatisfaction et une frustration permanente – et de l’autre en nous mettant tous et toutes en concurrence et dans tous les domaines de la vie. Résultat : y compris dans nos luttes, nous voulons participer à tout, être partout, nous sommes dans une capitalisation d’expériences et dans la compétition. Lorsque nous avons le fomo nous avons peur – en jouant mal sur le marché des choses à faire et des liens – de rater la révolution. Révolution, que nous percevons, avec raison, comme une intensification, une amélioration qualitative de la vie et une transformation de nous-même. Il y a là un paradoxe étonnant : si nous pensons la révolution comme un bouleversement totale de l’existence, comme un événement, la révolution ne peut pas se louper. Ressentir le fomo en plein mouvement social donne envie de repenser notre rapport au soulèvement.

Radicalité

Le fomo est d’abord le symptôme d’une individualisation des luttes. Comme beaucoup de choses ces dernières années, la révolution a été privatisée. Le fomo de révolution est un stress résultant de cet absurde phénomène. La révolution, en devenant une carrière, une occasion de valorisation personnelle, produit de l’anxiété et renforce la subordination au rythme du capital. Les radicaux deviennent les auto-entrepreneurs de la lutte et la radicalité un critère d’évaluation. Sauf que la radicalité d’un mouvement ne détermine pas sa puissance. Nous l’avons vu dans le mouvement contre la réforme des retraites : lorsque nous essayons de reproduire l’insurrection en actualisant notre propre radicalité, ça ne marche pas. Un geste n’est pas révolutionnaire en soi, c’est la situation qui détermine le sens des actes et non l’intention des gens. « L’idée que l’on pourrait radicaliser une lutte en y important tout le bataclan des pratiques et des discours réputés radicaux dessine une politique d’extraterrestre. » Un mouvement se dépasse et gagne en puissance que s’il se déplace sans cesse. Le geste subversif est celui qui permet au mouvement de sauter vers son potentiel. Cette intelligence tactique ne se fabrique pas depuis une radicalité d’entreprise mais depuis un ancrage et une lecture collective de la situation, elle ne s’invente pas depuis le fomo mais depuis une présence à l’ici et maintenant.

En se pensant comme producteurs de la révolution nous soutenons une idée capitaliste de la révolution : une somme de gestes révolutionnaires individuels. Pour le Comité Invisible « Cette définition absurde de la révolution fait ses dégâts prévisibles : on s’épuise dans un activisme qui n’embraye sur rien, on se livre à un culte de la performance où il s’agit d’actualiser son identité radicale. » Le radicalisme ne permet pas de construire un mouvement révolutionnaire mais fabrique une course à la radicalité (qui est une accumulation d’expériences radicales). C’est pourquoi, en produisant une idée performative et individuelle de la révolution nous inventons « le fomo de révolution ». Combattre le fomo c’est désindividualiser la lutte et re-communiser la révolution. Pour nous, « est révolutionnaire ce qui cause effectivement des révolutions. »

La sauvage

En France, le cortège de tête puis les Gilets Jaunes ont démocratisé les stratégies de manifestations sauvages. En dérégulant la manifestation, les soulèvements successifs ont ouvert des nouvelles possibilités d’émeutes. Cette tactique be water a fait ses preuves et ce fut encore le cas à Paris lors des manifestations non-déclarées du mois de mars. Cependant, non seulement la police a montré sa capacité à s’adapter via des unités comme la Brav-M, mais cette disposition tactique à l’inconsistance montre deux limites claires : la dispersion, résultat d’un « fomo de la révolte » et la menace perpétuelle de l’essoufflement, résultat d’un « fomo de la révolution ». Dans la manifestation, on cherche l’endroit où se passent les choses alors que tout est déjà-là. Au lieu de chercher la place to be de la manifestation sauvage il faut se rendre compte que le potentiel de la manif sauvage est justement nulle part ailleurs que là où l’on est.

La sauvage se construit contre le fomo, elle est son antagonisme. La sauvage est ce qui apparaît avec ce qui est là. Au contraire de la manifestation classique, un (non)affrontement direct et prévu, la sauvage dépend des gestes de révoltes ibi et nunc. Pour qu’existe une sauvage il suffit de changer son rapport à la ville et aux autres. A la fin d’une manif, nous sommes quelques un.e.s dans la rue, au lieu de marcher sur le trottoir nous prenons la chaussée, au lieu d’éviter les poubelles on les renverse, quelqu’un y met le feu : voilà une sauvage. Inutile de chercher ailleurs la sauvage que dans cette possibilité de transformer tout de suite un groupe de manifestant.e.s épars en une émeute. Repenser le soulèvement avec le fomo comme repère de notre aliénation, cela veut dire en manifestation sauvage : ne pas chercher ailleurs le lieu où se passe les choses ni les personnes qui le font (allo, le black bloc n’existe pas). C’est la multiplicité des foyers et des gestes de révolte qui font que la sauvage dépasse le dispositif policier.

La grève

Cette séquence politique et le phénomène de fomo qui l’accompagne nous invite à repenser le concept de grève. Durant le mouvement contre la réforme des retraites le mot d’ordre qui a continué de dominer est celui de « grève générale » alors même qu’il semblait complètement décrédibilisé dans les faits : nombre ridicule de grévistes, perte de vitesse des syndicats et des partis, grande capacité d’adaptation des entreprises, approfondissement des possibilités répressives de la police, etc. La grève générale est aussi lointaine qu’ardemment attendue. Un fait récent illustre bien le tragicomique de la situation : en octobre 2022, une minorité de grévistes (des opérateurs plutôt qualifiés à des postes stratégiques) réussissent à créer une pénurie de carburant (et la panique qui l’accompagne). En deux semaines, quelques grévistes de Total sont parvenus à bloquer la France bien plus sérieusement que l’intersyndicale forte de millions de manifestant.e.s pendant des mois.

Durant le mouvement contre la réforme des retraites, c’est d’ailleurs la grève par substitution qui a donné le plus de résultat. L’exemple préféré des gauchistes : la bataille des poubelles à Paris (des gens vont bloquer les sites de tri et les incinérateurs où il y a par ailleurs peu de grévistes). Mais globalement la grève n’a pas eu beaucoup d’effets, elle a été peu ressenti parce que peu réelle. C’est comme ça que Nicolas Sarkozy peut tranquillement affirmer que « lorsqu’il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit ». Une grève doit arrêter le temps du travail. C’est avec cette idée que l’on peut comprendre la grève générale : cessez le travail, faire perdre de l’argent aux capitalistes et permettre aux travailleurs de lutter ensemble. Sauf que la communauté de travail est disloquée et n’existe plus assez pour parvenir à bloquer le pays.

La lutte des classes

Si l’on parle encore tant de grève générale c’est que le concept repose sur un autre mythe enraciné : la classe ouvrière. Or nous pourrions dire qu’aujourd’hui la classe ouvrière n’existe plus – quand bien même il existe toujours des pauvres, des ouvriers, des prolétaires, des exploités. « La classe ouvrière n’a été que passagèrement le siège privilégié du prolétariat « en tant que classe de la société civile qui n’est pas une classe de la société civil, en tant qu’ordre qui est la dissolution de tous les ordres (Marx) ». Si la grève générale n’arrive jamais, c’est que la classe ouvrière n’est plus le lieu centrale de la lutte des classes. Agamben va plus loin, pour lui, il « n’existe plus aujourd’hui de classes sociales, mais uniquement une petite bourgeoisie planétaire, où les anciennes classes se sont dissoutes ». Comme on le disait déjà en Italie dans les années 70, le refus du travail – et le refus d’un sujet révolutionnaire fondé sur lui – s’enracine dans une condition objective de classe : « le rapport capitaliste s’étend au delà de l’usine traditionnelle. De la sorte il produit aussi des luttes, des objectifs et des comportements tendanciellement basés sur l’étrangeté au travail capitaliste et exproprie les ouvriers et les employés de leur professionnalité résiduelle ».

C’est pourquoi le mouvement révolutionnaire italien des années 70 se met à politiser tout ce que le mouvement ouvrier avait laissé de côté. « Negri théorise « l’ouvrier social » – une catégorie suffisamment élastique pour permettre d’y faire rentre les féministes, les chômeurs, les précaires, les artistes, les marginaux et les jeunes révoltés – et « l’usine diffuse », concept qui justifiait la sortie de l’usine au non du fait que tout, en définitive, de la consommation de marchandises culturelles au travail domestique, contribuait désormais à la reproduction de la société capitaliste, et que donc l’usine était désormais partout. » C’est pour ces différentes raisons qu’une grève générale organisée sur les lieux de travail par la classe ouvrière est une vision très très anachronique, déjà controversée à la fin des années 70.

Depuis, la situation s’est radicalisée : le capitalisme a étendu « l’usine » non seulement à la quotidienneté, à toutes les sphères de la reproduction, mais s’est attaqué, nous l’avons dit, aux affects. L’avant-garde des capitalistes ont su intégrer la critique portée à la fin des années 70 par le prolétariat et transformer efficacement le monde du travail. Comme le rappel judicieusement Tiqqun « Ce qui a eu lieu avec le post fordisme c’est une indifférenciation croissante de l’espace-temps du travail et de celui de la vie. De plus en plus de travailleurs se trouvent dans cette situation qui fut exclusivement féminine jusqu’à la fin du 20e siècle en Occident. » C’est pourquoi l’expériences des féministes italiennes est précieuse : « Le travailleur a la ressource de se syndicaliser, de faire grève ; les mères sont isolées les unes aux autres dans leurs maisons, ligotées à leurs enfants par des liens miséricordieux. Nos grèves sauvages se manifestent le plus souvent sous la forme d’un écroulement physique ou mental ».

Grève humaine

Aujourd’hui le travail est une expérience de précarité, de discontinuité, de débrouille. Le monde du salariat et son corollaire, celui de la grève, ne cesse de disparaître sous les différentes restructurations du capital et de la disparition de l’Etat social. Aujourd’hui tout le monde bricole. « Par delà l’apparence de fragmentation qui caractérise l’assemblage d’activités abstraites et disparates des emplois du temps contemporains, un travail de tissage permanent de continuité pour tenir la vie ensemble est fourni par chacun d’entre nous, un travail de collaboration avec le système en place, fait de menus gestes et de petites attentions » note le collectif Claire Fontaine.

Comme nous sommes tous en train de bricoler notre existence entre travail et non travail, la grève ne vient plus arrêter le temps du capital, et les agendas continuent de se remplir : le fomo guette. Le rapport de ce prolétariat du bricolage existentiel, qui est aussi finalement le plus actif dans les soulèvements, n’a plus un rapport évident à la grève. Ce nouveau rapport que nous entretenons avec le travail est incompatible avec les formes de luttes du siècle dernier. Non seulement par ce qu’elles sont anachroniques mais également parce qu’elles sont productrices de formes de subordination par l’anxiété. Si tout le monde bricole, la révolte fait partie du bricolage, un peu de taf par-ci, une manif par-là. Le temps du capital et des arrangements avec lui n’étant pas suspendu, la course aux expériences toujours plus individualisées et concurrentielles ne s’arrête pas avec la révolte. Ou plutôt, la révolte n’arrête pas le temps de l’arrangement et même s’intègre à lui. C’est ainsi que, étant en train de bricoler notre vie, sans perspective de grève capable d’y mettre un terme, la révolte devient un élément de plus à notre agenda, une nouvelle source de fatigue et de stress, une autre possibilité de frustration et finalement un support du fomo.

C’est en ce sens que nous devrions chercher avec Walter Benjamin une grève radicale, « qui serait un moyen sans fin, un espace où toute l’organisation hiérarchique liée à la bureaucratie politique s’effondrerait face à la puissance des évènements ». Mais est ce qu’une telle grève ni corporatiste ni syndicale, plus vaste et ambitieuse existe ? C’est encore chez les féministes italiennes des années 70 que nous pouvons trouver un concept adéquat : la « grève humaine ». Claire Fontaine nous dit : « La grève humaine s’attaque à ce qu’il y a d’économique, d’affectif, de sexuel et d’émotionnel dans la position que les sujets occupent […] ce n’est pas un mouvement social même si pendant les soulèvements et les agitations, elle peut trouver un terreau fertile pour grandir et se développer, parfois même contre ceux-ci. » Avec ce type de grève nous cherchons à définir un geste qui interrompe notre mobilisation pour la reproduction du système capitaliste en dehors de la simple communauté de travail. A l’avenir nous aimerions parler de grève humaine plutôt que de grève générale même si cette forme de lutte demande encore à être définie. « Adopter un comportement qui ne corresponde pas à ce que les autres nous disent sur nous est le premier pas vers la grève humaine : l’économie libidinale, le tissu secret de valeurs, style de vie et désirs, caché sous l’économie politique est le véritable plan de consistance de cette révolte. »

Contre le fomo. Pour la révolution.

Signé x

Pour continuer cette réflexion et l’étendre écrire à puissance-de-ne-pas@protonmail.com

Hartmut Rosa, Aliénation et accélération
Comité Invisible, A nos amis
The Institute for Precarious Consciousness, We are all very anxious
Adrienne Rich, Naitre d’une femme,
Tiqqun, Tout à failli, vive le communisme
Claire Fontaine : La grève humaine
Agamben : La communauté qui vient

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