Fin de leur histoire

« Le temps que durera notre stupéfaction donc... »

paru dans lundimatin#232, le 4 mars 2020

Je cherche une prise. Un repère. Ma main trouve une épaule qui l’accueille. J’avance soutenu à ton épaule. Une main, à son tour, s’accroche à moi. Je tombe et tu me relèves. Tu tombes et je te relève. Nous avançons péniblement dans une atmosphère irrespirable – cela fait bien longtemps que nous respirons avec peine.

« Et j’comprends toujours pas :
Comment ils font pour nous faire croire ça ? »
Fabe

« — Et t’as pas essayé de parler avec elle ?
— c’est elle qu’a pas essayé de parler avec moi… »
Mo’vez lang

Nous sommes une foule en pleurs au cœur d’une atmosphère irrespirable. Nos premières larmes ne sont ni de tristesse ni de joie ni de rage ni d’amour, vos armes de guerre les ont fait naître. Notre tristesse, notre joie, notre rage, notre amour s’éveillent, se mêlent aux autres larmes, au cœur du nuage lacrymogène et du bruit assourdissant des Gli f4. La « tentative de dispersion » est d’une violence rare. A l’avant votre police frappe, à l’arrière elle contient. Nos corps sont aveugles, l’air ne vient plus, la peur d’étouffer ou finir mutilé.e.s prend aux tripes. Nous sommes une foule terrifiée. Nous sommes une foule en colère. Nous ne sommes pas une foule paniquée, abandonnée à ses « instincts primaires de survie égoïste ». Nous sommes des centaines de corps qui tiennent en appui les uns sur les autres. Nous tenons parce que nos mains, nos épaules, nos paroles réconfortantes.

Je tiens parce que ton épaule et ne verrai jamais ton visage – que je vois désormais potentiellement partout. Je n’oublierai pas nos corps liés, nos épaules, les mains qui se tiennent, les larmes, la tristesse, la joie, la rage, l’amour et le réconfort. Nous n’oublions ni ne pardonnons votre violence et la terreur – dernier rempart de l’histoire dont vous êtes les héros.

* * *

La violence de mes semblables est la première leçon de votre école. Celle que vous nous imposez, pas celles où grandissent vos enfants, bien sûr. « La violence, on l’apprend très tôt à l’école » répétait inlassablement Lim à mes oreilles d’adolescent, renforçant ainsi ce que les discours de ma famille, la télévision, vos films et l’expérience quotidienne ne faisaient que confirmer : « les humains sont ainsi, violents ». Mais « d’où vient la violence » ?

Nous sommes un groupe de très jeunes enfants aux « rêves illimités », l’année prochaine nous entrons au collège et visitons aujourd’hui celui que la carte scolaire nous impose. Première image de la cours entourée de grillage où nous passerons bientôt d’interminables heures : un cercle autour de deux enfants qui se battent. Des cris. Un mélange d’excitation et de peur. Un enfant au sol. Une main d’enfant saisit un corps d’enfant, un coup de genoux au visage. Du sang sur le goudron. Dans ce monde, que je croyais alors à l’image du seul possible, « la dure réalité », il fallait grandir vite. Perdre ses « illusions ». Rester sur ses gardes. Se méfier des amitiés. Ne pas paraître faible. Eux ou moi. Surtout, ne pas paraître faible. Eux ou moi.

La seconde grande leçon de votre école se joue dans les salles de classes. Cette autre violence, j’imagine que vous en avez une expérience, différente bien sûr, dans ces autres écoles ou le goudron n’est pas souillé par le sang de nos enfants. Nous apprenons vite que les places, dans ce monde, comme dans celui de l’autre côté du grillage, sont limitées. Il y a ceux qui « réussissent » et ceux qui « échouent ». Cursus général, technologique, BEP, CAP, décrochage scolaire, prison. On comprend vite quelle est notre place, dans cette classe, et celle qui nous attend, dehors. Nous n’avons pas les outils pour nommer les discriminations et les oppressions systémiques mais ne sommes aveugles ni aux couleurs de peaux, ni aux différences de sexe, ni à la classe sociale. Mélange de fierté et de honte d’être celleux que nous sommes déjà assignés à être. L’importance immense de la marque de nos basquets. Un documentaire, le soir sur France 2, évoque la valeur des Air max en prison.

Je vais grandir, comme beaucoup d’enfants autour de moi, avec des Air max aux pieds et la peur de la prison dans la gorge. Le même corps porté et traversé par un symbole débile de la « réussite » et la terreur de la sanction. La prison comme échec que l’on transforme en fierté. Fierté et honte de ce à quoi nous sommes condamné.e.s.

Fierté et honte. Réussir ou échouer. Eux ou moi. Les copies rendues dans l’ordre de notation. De la « meilleure » à la plus « mauvaise ». Mon nom qui tarde.

* * *

Le rendez-vous est donné sur les Champs Elysée. Comme beaucoup de celleux qui sont revenu.e.s aujourd’hui à Paris, mon corps tremble encore de l’euphorie de décembre dernier. Impossible d’oublier la puissance qui émanait de ce que nous avons détruit. Impossible d’oublier notre puissance retrouvée. En brulant vos fétiches, nous le savons désormais, nous libérons ce que nous avions déposé en eux. Notre feu n’est pas le vôtre, celui qui consume la terre et ses peuples ; notre feu ne détruit pas, il libère la vie. Vous le savez. Vous avez peur de la vie et des feux que nous allumons. Vous n’êtes pas du même camp.

Nous sifflons l’air de « on est là » pour nous reconnaitre. Aujourd’hui dans Paris il y a comme une ambiance de jeu et beaucoup de joie. Nous sommes partout. Je siffle dans le métro, tu te lèves et t’assois à mes côtés. Tu souris. Nous échangeons peu de mots, nous n’en avons pas besoin. Je vous ai quitté et je vous retrouve. Je ne vous connais pas et je vous connais très bien. Nous avons le même gout de sang dans la bouche depuis l’école. Et toujours, malgré tout, des « rêves d’enfant illimités ».

Des groupes se forment à proximité de l’arc de triomphe aujourd’hui inaccessible. Les discrets sifflements deviennent des chants assumés. Les groupes commencent à faire foule. De l’un et l’autre côté de la route envahie par la police, nous nous interpellons en riant : « c’est à babord qu’on chante, qu’on chante… », etc. Nous jouons un jeu que nous savons dangereux, mais nous jouons. Nous n’avons jamais cessé d’avoir envie de jouer.

Votre police charge avec la violence à laquelle nous nous attendions. Je suis du « bon » côté de la route. Je vois les coups, la disproportion des forces. Vous fuyez dans une ruelle par la droite. Le jeu est fini. Du sang, le nôtre encore, sur le goudron.

* * *

Je traverse un parcours scolaire chaotique, fait de multiples redoublements et d’innombrables fuites de l’autre côté des grillages qui entourent vos écoles. Mon nom tarde toujours lors de la remise des copies. J’entre malgré tout à l’université. Sept ans après mon entrée en seconde. Aucun.e de mes ami.e n’a suivi. Je ne sais trop comment j’arrive jusque-là où je ne suis pas censé être. Un peu de hasard. L’acharnement de ma mère à me réinscrire. Une assistante sociale qui me prend sous son aile. J’arrive là, aussi, tout simplement parce que c’est encore possible pour les gens comme moi. J’arrive là seul.

Comme beaucoup d’autres, je grandis entre plusieurs modèles supposément concurents. J’ai le choix entre la « réussite » par les études, le travail physique ou l’illégal. Mon grand-père, depuis une maison qui ne lui appartient pas, parle avec fierté de celles qu’il a construites ; ma grand-mère, par la fenêtre, regarde le château où elle fait le ménage en échange du logement et d’un salaire non déclaré de quelques euros par jour. L’amour que je leur porte ne me rend pas aveugle à ce que la « réussite » par le travail besogneux implique pour nous. Nique vos patrons, vos châtelains et vos règles du jeu. L’illégal offre un sentiment de liberté et de puissance. J’opte très tôt pour ce modèle. Je tire fierté de l’ « argent facile » qui ne l’a jamais été. J’ai honte d’être encore au lycée dans le monde auquel j’appartiens ; j’aurai honte, à l’université bientôt, des copies « inacceptables » que je récuperrerai à moitié corrigées. Je m’empare d’histoires disponibles : je suis ici pour « piller les bourses d’étude ». Je ne fais jamais que grappiller les miettes stratégiquement laissées dans les marges par l’ennemi, mais j’arrive à me convaincre que je suis le maître du jeu – en secret pourtant la terreur d’être définitivement exclu de leur monde ne me quitte jamais.

Comme beaucoup d’autres, je suis finalement très bon élève à leur école. J’ai intégré la double leçon de la violence et de la concurrence généralisées. Je suis tenu par des affects complémentaires : peur (de l’exclusion ou de la sanction) et fierté d’être ce à quoi je suis condamné (valoriser les miettes ou me battre pour une place). J’ai intégré les mêmes leçons et suis tenu par les mêmes affects que celleux qui ont opté.e.s pour le modèle du travail besogneux. Nous ne faisons jamais qu’occuper une des places – toujours précaires et menacées – prévues pour nous. Chacun dans notre coin, méfiants avec nos semblables. Les uns contre les autres. Eux ou moi. Sages acteurs de leur histoire. Incapables même d’imaginer qu’il pourrait en être autrement que ce monde, le leur, où les places sont assignées par avance.

* * *

Il y a peu, j’avais honte de continuer les études face à mes ami.e.s sortis du système scolaire ; désormais j’ai honte de là d’où je viens. Je me suis éloigné de celleux avec qui j’ai grandi. Je cache les signes qui me rendraient identifiables. Je me suis « battu », bon petit soldat, et j’ai presque obtenu une place dans le monde universitaire. J’aime ce monde. J’aime les livres, la pensée « en train de se faire ». J’aime – et continue à aimer – certaines personnes que je rencontre. L’université a l’apparence d’un espace critique, elle est aussi un refuge rassurant. La place que j’occupe offre le double bénéfice de la sécurité (toute relative à cette étape) et du prestige de la posture contestataire.

Il m’a été accordé la chance d’un contrat doctoral dans une grande école, de publier dans quelques revues prestigieuses et l’honneur d’un poste d’enseignant en philosophie. On ne se plaint du statut de vacataire, de la précarité et du salaire ridicule, à cette étape, que par principe. Nous savons la chance que nous avons d’être les heureu.ses.x élu.e.s. De la même manière, nous ne nous plaignons des rapports hiérarchiques internes qu’à voix basse. Entre nous petit.e.s doctorant.e.s. On accepte, on remercie, on demande pardon, on remercie encore de tant d’attention de la part de gens aussi importants. J’accepte des rapports hiérarchiques et des attitudes de soumission, ici, inimaginables partout ailleurs.

J’enseigne donc la philosophie à l’université quand arrive Parcour’sup. Je suis assez naïf pour croire que l’université, jamais, n’acceptera une telle ignominie – vous le savez, celleux à qui, comme à moi, vous donnez une place après autant d’humiliations sont vos soldats les plus aveugles. Je dois à l’institution universitaire « ouverte » de m’avoir sorti de ma condition de départ, cette possibilité est indissociable de la définition que je lui donne. Et de la valeur que je lui accorde. Or, Parcour’sup officialise la fermeture presque définitive de l’université en dessous d’un certain capital social et culturel de départ minimum. À l’instant même où je franchis ses portes, elles se referment derrière moi. Il devient strictement impossible qu’un parcours similaire au mien accède à la place que j’occupe. Rétrospectivement, je réalise que mon parcours était à peine moins impossible. Le grand récit de l’ « université ouverte », le « possible » maintenu au seuil de son renversement en impossible, invisibilisait l’ensemble immense de celleux tenu.e.s à l’écart.

De vieux enfants me regardent de l’autre côté grillage. La salle ou j’enseigne est peuplée de fantômes qui me ressemblent. « Où sont passés les rois les reines ? »

La honte se renverse. A la honte de venir de là d’où je viens succède la honte d’être là où je suis. J’éprouve la honte du traitre à sa classe. Un tel vocabulaire me tombe des mains, mais je n’ai pas mieux pour dire le sentiment qui me traverse. Je prends de timides positions et associe mon nom aux quelques précaires et très rares enseignants-chercheurs titulaires qui s’opposent à l’ignominie – mon contrat ne sera pas reconduit. Des CRS envahissent l’université invités par la présidence. Ils sont chez eux. Presque aucun.e.s de celleux qui ont du pouvoir ne se lèvent. Quelques un.e.s quand même, je tiens grâce à vos épaules. Je ne sais trop quoi penser de celleux, restés en retrait quand mes semblables se voyaient refoulé.e.s à l’entrée, qui se « battent » aujourd’hui uniquement contre les transformations internes de l’université qu’implique la future LPPR. Croyiez-vous que vous pourriez rester à l’écart du ravage généralisé ? Pensiez-vous que la machine en marche n’oserait pas toucher à vos petits privilèges ? Votre petit prestige ? Auriez-vous, vous aussi, et malgré vos prises de positions « engagées », intégré la leçon du chacun pour soi ?

Peut-être l’université peut-elle être sauvée (certainement pas par la seule grâce de vos « séminaires alternatifs) ? Je n’en sais rien. Pour ma part, je n’enseignerai plus ici. Mais « ce n’est pas l’université qui me quitte, c’est moi qui quitte l’université. » Je ne suis pas dans le camp de cette université.

* * *

Les derniers masques sont tombés quand vous avez interrompu le dialogue et vos basses tentatives de séduction. Le charme cesse. Désormais nous savons, vous savez, nous savons que vous savez, que la « fin de l’histoire » était une vaste blague. Ce monde, votre histoire, comme toute chose, a une fin. Vous m’avez capturé, vous nous avez capturés. Vous avez réussi cette immense, et ignoble, prouesse d’avoir fait passer votre monde, contingent, et dégueulasse, pour le seul et unique monde possible. Comment avez-vous fait « pour nous faire croire ça ? ». Sorcellerie.

Nous avons cru en vos leçons. Nous avons rendus vraies vos histoires parce que nous y croyions. La violence et la concurrence généralisées. Nous nous sommes battus, rois et reines, les un.e.s contre les autres. Nous avons convoités une place dans votre monde et nous sommes nourris des miettes du désastre. Nous avons revendiqué, supplié, un peu d’écoute, un peu de dignité. Vous avez parfois feint nous entendre puis, fatigués, peut-être trop en confiance, vous avez cessé de parler avec nous, cessé même de faire semblant.

Probablement votre police et vous-mêmes n’êtes plus assez vivants pour sentir ce que vous faites. Pour comprendre les risques que vous prenez (ou alors vous savez-vous déjà perdus ?). Nous nous sommes retrouvés et reconnus au cœur de votre tentative de dispersion. Celleux que vous ne cherchiez plus à charmer depuis longtemps et les bons élèves. Celleux soumis par la répression violente qui n’est pas nouvelle et celleux hier encore envouté.e.s. Convergence est le nom de nos retrouvailles. Frères et sœurs. Rois et reines.

A l’intérieur de vos nasses nous avons vu les larmes et éprouvé les attachements de nos corps. Notre sang, encore, sur le goudron a réveillé les souvenirs. Nous savons désormais à qui et à quoi nous tenons. Vous aviez réussi la sorcellerie de retourner la violence potentielle, et la méfiance, contre nous-mêmes ; vous avez fait l’erreur de rendre visible la véritable origine de la violence : votre monde, votre police et vous derrière. Le répit dont vous bénéficiez durera le temps que durera notre stupéfaction. Pas plus.

Nous avons grandi au cœur de vos histoires. Nous nous sommes accrochés aux modèles et aux rôles que vous nous imposiez. La fin de votre histoire est une perte de repère. Nous sommes un peuple stupéfait. Nous cherchons des repères, des prises. Nous retrouvons nos corps, nos épaules, les mains qui se tiennent, les larmes, la tristesse, la joie, la rage et le réconfort. Le goût du sang dans la bouche ne nous a jamais fait baisser les yeux. Nous avons toujours eu plus à gagner qu’à perdre. Je crois que c’est quelque chose que vous ne pouvez comprendre depuis l’abri où vous vous trouvez. Notre camp, celui des « enfants aux rêves illimités », ne se soumet pas à la peur. La terre tremble sous nos pieds ; la terre gronde avec nous.

Mon parcours est similaire à beaucoup d’autres. L’ignominie devient trop visible. Le charme cesse. Nous cessons d’être bons élèves. Nous cessons d’être soldats. Nous désertons votre monde et vos histoires. Abandon de poste. Notre monde, nos histoires. Nous sommes réalistes, nous savons ce qui se tient entre l’actuel et ce qui s’en vient. On vient vous chercher chez nous. Notre rue, nos villes, nos campagnes, nos zones humides, nos montagnes, nos bâtiments, nos usines, nos universités, nos écoles… nous désertons pour tout reprendre. Nous allons revenir partout où vous ne voulez pas de nous. « On est là ». Notre monde, nos histoires. Demain n’est plus très loin.

Le temps que durera notre stupéfaction donc. Pas plus.

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