Far West à la Cour des Miracles

Ou comment une entreprise de sécurité privée fait la loi dans les rues de Paris

paru dans lundimatin#358, le 7 novembre 2022

Deuxième arrondissement de Paris. Un responsable d’une agence de sécurité escalade une gouttière pour frapper les occupants d’un bâtiment. Un policier observe tranquillement un agent de SYS Security coincer une jeune femme sous son genou.
Ce qui aurait pu n’être qu’une énième et regrettable opération de police pour déloger des squatteurs s’est révélé être un spectacle plutôt original.
En effet, rue de Damiette, pendant plusieurs heures, un mélange de passants, de touristes, de journalistes de Libé et de jeunes parisiens venus porter soutien aux habitants du lieu ont dû évoluer péniblement autour du bâtiment, essuyant tentatives d’intimidations, menaces et gaz au poivre.
Vous n’y étiez pas ? Heureusement, notre reporter Bobby Larroquette traînait par là : il nous présente le décor, les personnages, et nous raconte la confusion qui a pu régner ce soir-là dans un quartier du centre de la capitale, qui pourront rappeler à nos lecteurs certains évènements de 2018, place de la Contrescarpe...

Avant qu’elle ne soit détruite à la fin du XVIIe siècle, la fameuse Cour des Miracles se situait en plein cœur du deuxième arrondissement, là où se trouvent actuellement les rues des Forges et de Damiette. Zone de non-droits, elle servait de repère aux voleurs, mendiants et autres vagabonds. Elle a offert un miroir sombre à la cathédrale parisienne pour Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, et possédait son roi, sa langue, son école : les membres de l’Argot (nom originel de la corporation des gueux) y organisaient une caricature de l’Ancien Régime, ses hiérarchies et son système de courtisans.

Désormais, des touristes s’y promènent en songeant avec romantisme aux Archisuppôts, Cagoux, Coquillarts, et autres Malingreux qui y enseignaient les combines du vol et de la mendicité. Mais ce jeudi 3 novembre, des rubalises rouges et des poubelles en bloquent l’accès. Aucun arrêté préfectoral officiel ne vient pourtant en interdire le passage. La décision a été prise par un groupe de sécurité privée. Ils sont une dizaine, habillés en noir et masqués. Un chien est posté devant le numéro 2 de la rue de Damiette. La porte est fermée. Derrière elle, cinq membres du collectif de squatteurs à buts socio-culturels la Super Cour des Miracles occupent le lieu depuis presque un mois. Sans droit ni titre, ils ont réquisitionné ce bâtiment vide depuis au moins deux ans pour y loger des précaires, des artistes, des familles, et y organiser des ateliers et des salles de spectacle.

C’est dans ce contexte que le propriétaire du lieu, le groupe OCP (groupe présentant « une activité diversifiée dans les domaines de l’immobilier, de l’innovation et de la production cinématographique »), cherche à les expulser tout en contournant la loi, sans que cela n’émeuve les institutions. Pour cela, ils ont fait appel depuis le 20 octobre aux services du groupe privé SYS Security afin d’assiéger les squatteurs. Plusieurs agents de sécurité opèrent ainsi un roulement H24 7/7, afin d’empêcher toute entrée dans le bâtiment : il ne faudrait pas que les individus puissent se soigner, se nourrir ou obtenir une autre forme de réconfort.

Gouttière et harcèlement

Alors qu’ils sont installés depuis vingt jours, le collectif reçoit une visite quelque peu musclée. Après avoir entendu un groupe de personnes tenter de forcer la porte, une discussion s’engage depuis le 1er étage de l’immeuble. En deux temps trois mouvements, le responsable recrutement de SYS Security et ancien agent immobilier pour Stéphane Plaza, M. Ibrahima Traoré, escalade la gouttière et s’impose par la fenêtre. Il envoie des coups, mord, cherche à casser la caméra d’un portable. Résultat : points de suture au visage, main cassée, 21 jours d’ITT. Les occupants parviennent à le maîtriser, ils appellent la police et leur livre le bonhomme. Il sera seulement contrôlé par les policiers tandis que les squatteurs écoperont de 36h de garde-à-vue en allant porter plainte pour violence et violation de domicile après être sortis de l’hôpital. Aux questions posées, les officiers de police judiciaire répondront d’étranges et laconiques « Ils ont le droit ». Les mêmes avaient déclaré aux agents de sécurité « Vous êtes en droit de ne laisser personne entrer ».

Par la suite, le siège s’installe. Les agents de sécurité accentuent leur harcèlement : menaces à base de « on va t’attraper, te descendre dans la cave et te laisser dans une cage » ; menaces de mort plus classiques du type « On va vous découper en morceaux » ; appels masqués intimidants ; vol de portable à l’arrachée en trottinette électrique ; blocage de vivres ou de soutien ; arrachage des fusibles depuis l’extérieur pour couper l’électricité ; pressions physiques sur l’avocate du collectif ; casse d’une caméra professionnelle venue témoigner de cette série d’actions illégales… L’accès est même refusé à un huissier de justice venu constater l’occupation ainsi qu’à plusieurs élus de la ville de Paris. La situation s’envenime et les ami.es tentent de contourner le dispositif en apportant de la nourriture depuis le toit d’un camion. Mais alors qu’ils cherchent à jeter des sandwichs à travers une fenêtre, les agents en profitent pour envoyer des lacrymos à l’intérieur du bâtiment. La situation n’est plus tenable et aucune loi ne semble avoir encore cours.

En effet, aucune procédure d’expulsion n’a été lancée par le Groupe OCP, qui semble déterminé à se faire justice lui-même, sans vouloir s’embarrasser des longs mois d’attente d’un procès que le collectif de la Super Cour des Miracles comptait mettre à profit pour mener des actions artistiques et solidaires. Or l’avocate Hannah Rajbenbach nous rappelle qu’« en vertu de l’article L-411-1 du Code de procédure civile, l’expulsion d’un lieu habité ne peut être poursuivie qu’en vertu d’une décision de justice. » Différents collectifs de squatteurs et militants pour le droit au logement décident ainsi de venir à la rescousse et proposent un rassemblement de soutien afin d’entrer dans l’immeuble.

Police partout, police nulle part

La nuit vient de tomber quand une cinquantaine de personnes se rassemble afin d’apporter des sacs de vivres aux occupants : soutiens, militants, ami.es, curieux, journalistes, observateurs de la Ligue des Droits de l’Homme. Bloqués par les agents de sécurité, ils questionnent la légalité du siège, mais restent sans réponse. « Mais où se croient-ils ? Au Moyen-âge ? Dans le Far West ? » questionne Frédéric Hocquard, adjoint à la Mairie de Paris en charge du tourisme et de la vie nocturne. « Est-ce que quelqu’un peut m’expliquer légalement pourquoi je n’ai pas le droit d’aller dans la rue ? » s’enquiert l’avocate du collectif, Hannah Rajbenbach. Mais c’est peine perdue, SYS Security est peu au fait des questions juridiques et du respect de la loi. Comment les blâmer ? La police les accompagne, les observe et les laisse agir dans la plus grande impunité. Un employé cherche à rejeter les questions posées en disant attendre les instructions de leurs « collègues », indiquant par là les policiers. Ces derniers mentionnent alors n’avoir reçu aucun ordre d’empêcher « la boîte de sécurité de faire leur travail. » Les uniformes benallesques sont de sortie : cagoules, casques de moto, matraques. Le but est clair : intimider les personnes venues apporter leur soutien. Aucun signe distinctif ne permet de vraiment comprendre qui fait loi. Les agents de police présents n’interviennent pas et ne parlent qu’avec les agents de la milice privée. Ne comprenant pas comment une rue peut être bloquée sans arrêté préfectoral, le groupe de soutien franchit le barrage et cherche à entrer dans le bâtiment avec des sacs de nourriture. L’accès est alors vivement défendu par les agents de sécurité, rapidement soutenus par la police. La tension monte : cris, chien, mouvement de foule.

Une jeune femme est mise au sol par un employé de SYS qui lui écrase son genou sur la tête devant un policier qui préfère sortir sa matraque pour accompagner les miliciens. Ils parviennent alors à disperser la foule en frappant et rinçant la rue entière sous du gaz au poivre. Des renforts policiers arrivent alors en nombre. La porte a été fracturée, les occupants seront expulsés aussitôt. L’avocat des propriétaires vient féliciter les agents et ignore sa collègue qui demande à lui parler. Il n’y aura pas de logements ni de salle de spectacle à la Cour des Miracles.

Un propriétaire audacieux

« Par passion pour l’art et la culture » le Groupe OCP a beaucoup investi dans la production de films français (Les Misérables, Roubaix une lumière, Le Bureau des légendes…) grâce à des investissements audacieux dans l’immobilier parisien. Côté Innovation, le groupe gère plusieurs filiales dont DemanderJustice.com, au centre d’une saga judiciaire récente, finalement condamnée à « 500 000€ à titre d’astreinte pour ne pas avoir mis un terme à la confusion avec un site officiel et informé l’utilisateur sur le taux de réussite » (Dalloz actualité). En effet, son fondateurs (Jérémy Oinino, président du conseil d’administration d’OCP) est qualifié par le Conseil National des Barreaux de « braconnier du droit » et a été poursuivi pénalement pour exercice illégal de la profession d’avocat. Mais le Groupe OCP est bel et bien doté d’un véritable avocat. Un proche d’Eric Dupont-Moretti qui « bouscule la télé », Maître Jérémie Assous, décrit comme « un petit Rastignac épouvantable » par ses détracteurs. Aujourd’hui avocat pour Russia Today et lanceur de start-ups avec Oinino, il se présente aussi comme un ancien gauchiste qui connaîtrait les « trucs » des militants pour le droit à l’hébergement. C’était en effet l’avocat des inculpés de l’affaire Tarnac et d’Antonin Bernanos pour l’affaire du quai de Valmy. Désormais, il n’hésite pas à donner rdv aux squatteurs expulsés dans une déchetterie du 91 pour récupérer leurs affaires…
L’entente entre les OPJ, les miliciens d’une agence de sécurité privée et un grand groupe de spéculation immobilière, au détriment de toute loi, ne manque pas de dresser un nouveau portrait hideux de la connivence entre l’État et les intérêts financiers de quelques uns. La Cour des Miracles a une nouvelle fois été brisée, mais ses vagabonds vivent encore.

Bobby Larroquette

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