État et Capital vous invitent à leur mariage - Agustín García Calvo

« Une grande joie se propage, à l’Ouest comme à l’Est, en raison de la chute du mur de Berlin... »

paru dans lundimatin#216, le 14 novembre 2019

Alors que l’on célèbre à l’unisson la commémoration des 30 ans de la Chute du mur de Berlin, nous recevons cette semaine cette traduction d’un texte publié en 1989 dans le quotidien espagnol Diario 16, dix jours après la Chute du mur. Cet article fut écrit par Agustín García Calvo (1926-2012) [1]
, philologue, linguiste, poète, dramaturge et essayiste espagnol, dont nous avons publié il y a quelques semaines le texte « Des arbres et des hommes ».

Une grande joie se propage, à l’Ouest comme à l’Est, en raison de la chute du mur de Berlin, de la fin de la Guerre Froide, du commencement d’une Coexistence Pacifique véritable.

Ici et là, nous sommes quelques-uns à entendre les nouvelles tomber presque comme tombe enfin la petite pluie tardive de cet automne, et nous ne nous réjouissons pas tant.

Nous sommes ceux qui, déjà peu après l’instauration de la Guerre Froide, il y a 40 ans de cela, dès que nous vîmes comment se manipulait la menace d’une guerre chaude, année après année, reconnaissions que les deux types de domination du Capital et de l’État sur les gens, l’un avec l’État administrant plutôt le capital, et l’autre avec le Capital gouvernant plutôt l’état, n’étaient deux et ne s’opposaient justement que pour tromper le monde, pour occulter ce qu’il y a d’identique dans la Domination, qui éternellement consiste à convertir le peuple innombrable en Masse comptée d’individus, sujets ou clients, ce qui revient au même, destinée au temps vide du travail inutile, des démarches administratives et des divertissements de masses.

Nous suspections ainsi que la Coexistence était dans l’Ordre des Choses, et plus encore, depuis que dans les années 60 la Russie fut envahie par les automobiles personnelles, symbole net de l’idéal démocratique à l’américaine (l’invasion de la télévision s’était produite peu auparavant), nous avions bien vu de quel côté allait progresser la Coexistence e tnous détournâmes notre attention de l’ennuyeux cours de ces 20 années de plus, que tarderait encore à se faire ce qui était déjà fait.

Et si nous nous étions si promptement lavé les yeux de toute illusion, ce n’était pas que nous étions parmi les plus sagaces des politiciens ni que nous disposions de beaucoup d’information économique, diplomatique ou même de théorie révolutionnaire, mais que nous avions, au contraire, la chance d’être un peu plus délestés de toute cette information et peut-être, grâce à cela, d’être un peu plus imprévoyants et ingénus pour pouvoir sentir et même raisonner sur ce que n’importe qui pouvait sentir et raisonner si on le laissait faire, tandis que lui étaient balancés, depuis les Sommets, les grandes proclamations sur les Systèmes Politiques, Positionnements Idéologiques et autres cochonneries du même style.

Car à l’époque comme à présent, notre seule aspiration (ô combien inaccessible) est de dire ce que dit par le bas n’importe qui du peuple, bien qu’il le taise.

Mais nous sommes aussi de ceux qui ont bonne mémoire de leurs blessures : non point aigreur ou ressentiment qui ne servent à rien et que nous effaçons aussitôt avec les baumes de l’oubli qui s’offrent à nous mais, oui, une bonne mémoire.

Et ainsi, à présent, quitte à gâcher un peu la fête, nous devons rappeler (et le faire savoir à ceux qui, ayant moins de 30 ans, ne l’ont pas vécu) la quantité de souffrance, d’os brisés, de broyage de consciences et de bourrage des âmes par des articles de foi, au moyen de la peur, qui a été perpétré durant ces 40 années au nom de cette grande différence idéologique ou au nom d’un projet politique qui maintenant, avec le renoncement à la fiction que ce mur soutenait, s’effondre dans une allégresse de fin heureuse en mariage.

C’est donc pour ça – devraient s’interroger les sbires des Grandes Idées (mais il n’y a aucun risque que cela leur passe par la tête) – c’est donc pour ça que nous en avons exécuté autant, que nous avons terrorisé des millions de gens, condamné tant et plus de camarades ?

Mais n’ayez crainte : je ne vais pas m’attarder sur les manifestations les plus épouvantables de la chose (il suffit d’appuyer sur une touche et vous obtenez un tas de documents de l’Histoire Contemporaine), sur les purges de Joseph Staline, paix à son âme, sur la chasse des communistes américains sous McCarthy, R.I.P., sur les fiches de crime de rouge, encore en vigueur dans notre Dictature alors qu’elle était déjà technocratique, sur les célèbres lavages de cerveau à la soviétique…

Je vais plutôt m’attarder ici sur des questions moins rebattues, mais non moins sordides : le rôle du Parti (ou des Partis différents, mais toujours en référence à une orthodoxie) et de l’Idée Communiste, dans les longues années de lutte clandestine, de querelles par le bas, de résistance et de tentatives de rébellion, dans ce pays et dans les autres pays avancés où ne régnait pas le Communisme.

Là, il y avait ces visages, le visage de celui qui sait, de celui qui est dans le coup, de celui qui a étudié les lois économiques, la dialectique faite Histoire et même les conditions objectives des révolutions ; et partout, le geste de celui qui juge, au nom de sa propre fidélité au Parti et à l’Idée, et réprouve tous ceux qui s’agitent par ici en bas sans parti, sans credo ni organigramme, dans une rébellion aveugle, gauchiste, infantile ou quel que soit le sobriquet qu’on lui donne.

C’est-à-dire qu’au sein même de la rébellion, se répétaient les gestes stupides et suffisants des Ministres de l’Ordre, des Magistrats et des Banquiers, mais d’une façon ô combien plus triste et douloureuse du fait de l’endroit même où ils se produisaient.

Ainsi l’orthodoxie marxiste, socialiste, communiste (ou encore stalinienne, trotskiste ou maoïste) reproduisait sur de nombreux visages cette pédanterie, que nous avons décrite comme compagne inséparable du fouet du Pouvoir, et cette pédanterie sanguinaire écrasa durant des années les révoltes de maudits et de pauvres en culture, étouffant les voix du NON de la raison commune.

Et ceci dans les lieux et dans les moments les plus variés, en collaborant à tort et à travers. Vous voyez, par exemple, cette terre, les États-Unis, où jusqu’à hier même la mention communist s’employait pour maintenir la population dans la terreur de perdre son Argent Libre et pour que, sous couvert de cela, la Banque et l’État poursuivent leurs manèges, y compris les guerres de Corée et du Vietnam ? Eh bien, je suis en train de lire un roman posthume de Christina Stead intitulé I’m dying laughing, où l’on peut voir bien dépeinte, en ces années où se profilait la chasse aux sorcières sous l’étendard du Grand Inquisiteur McCarthy, la façon par laquelle, au sein du semi-clandestin et semi-toléré Parti Communiste nord-américain, les camarades représentants de l’orthodoxie en Californie poursuivent, sermonnent et enjoignent à chanter le mea culpa les camarades écrivains qui, comme l’exubérante héroïne de l’histoire, sont suspects de déviations avec la ligne (la ligne était de ne pas attaquer le système économique américain, dont le développement devait conduire à la révolution socialiste), au point de les forcer à fuir en cherchant un autre air dans le pauvre Paris de la post-guerre, la post-résistance et la post-collaboration.

Ou sinon, ici même, certains d’entre vous, aux alentours de la quarantaine, ne se rappellent-ils pas comment, lors du soulèvement étudiant des années 65-68, débordés dans un premier temps par l’ébullition imprévue de gens sans nombre et par les grandes assemblées, les doctes en révolution, depuis les professeurs socialistes rances jusqu’aux leaders communistes nouvellement ordonnés (y compris parfois dissidents trotskistes ou maoïstes), s’empressèrent aussitôt d’organiser cela, d’instruire les bases selon les lignes du petit livre qu’ils avaient étudié, en déclarant les assemblées informes non viables et en constituant à la place des commissions, des sections, des cadres, des syndicats, et comment ils collaborèrent ainsi efficacement avec le Gouvernement et sa Police afin d’éteindre ces voix ?

Eh bien, tout cela, et bien plus encore, ne se faisait-il pas au nom du droit chemin vers la révolution socialiste du lendemain ? Et le voilà, dans cette reddition de la Russie et de ses satellites au modèle occidental d’État (mais aussi, plus douloureusement, à Cuba et en Chine), le voilà ce lendemain au nom duquel on diagnostiquait, on savait et on jugeait.

Mais ici, lecteur, ouvre bien les yeux (puisqu’ils sont tes oreilles), et ne va pas te tromper : ici, on ne te rappelle pas cela pour que tu saches ce qu’a été le Parti (ou les Partis) Communiste en particulier, dont désormais tout le monde se fiche éperdument, si ce n’est les quatre camarades qui veulent continuer, avec une retouche des sigles, à jouer avec le Parti sur l’échiquier démocratique que le Capital à l’européenne leur fournit : non, l’histoire de ce Parti durant ces 40 années ne sert que d’exemple illustre, et tout cela t’est rappelé pour que tu comprennes quelle est la fonction et le mal de tout Credo, toute Idée et tout Parti dans la rébellion des gens contre la domination du Capital et de l’État.

Quand tu entends la voix du pédant de service qui, plein d’information politique et de conscience historique, se met à organiser la protestation et à la diriger dans le droit chemin vers le jour de la Justice ou de la Liberté, tu sais déjà de quoi il retourne ; et peu t’importe que ce soit le néofascisme avec son pur idéal de ‘Peuple’ ou de ‘Race’ ou que ce soit l’Idée retouchée de la Révolution Socialiste ou la Philosophie du Grand Banquier, qui sait que le développement du Capital dans la compétition est l’unique et véritable bien-être pour les populations.

Si l’on pouvait comprendre une fois pour toutes (si les étudiants chinois, par exemple, pouvaient lire cela quand ils confondront à nouveau leur négation vive contre le Régime qu’ils subissent avec l’aspiration à un Idéal Démocratique, qui sera, Dieu soit loué, celui que nous subissons), comprendre que toute Idée, tout Idéal, n’importe quel savoir d’un But et d’une Voie vers ce but, ne sont que mort pour le sentiment et la raison populaire qui sans cesse se rebelle contre l’Empire, sous la forme qui lui correspond, comprendre que nous ne savons avec assurance ni quand ni par quelles voies fleurit la libération de la vie et la négation, depuis le bas, du mensonge du Pouvoir (ce sont des choses qui ont le charme de ce qui ne se sait pas, et c’est pour cela qu’elles doivent se faire), mais qu’il est certain qu’elles n’auront lieu ni avec des Idéaux, ni avec des Projets ou Doctrines quelconques, puisque dans la vie de la raison commune meurt la pédanterie des dirigeants …

Enfin, à quelque chose malheur est bon : il est bon que le vieux rideau de fer, qui prêta de si bons services aux chefs soviétiques et aux banquiers américains, ait rouillé, il est bon que se soit effondré le mur de Berlin : cela est bon, car ainsi se présente à nous, ronde et claire comme la pleine lune, sans ombres de duplicité ni fictions de controverse, la face la plus parfaite de la Domination de l’État et du Capital, tous deux harmonieusement fondus en un seul.

Oui : une fois que même les vastes plaines de Russie s’ouvrent comme nouveaux champs de marché où placer d’autres automobiles (opportunément au moment où ici il devenait déjà impossible de convaincre quiconque qu’une nouvelle auto était sortie), une fois que tous les Pays de l’Est deviennent complètement de l’Ouest et que tous (et derrière eux l’énorme Chine, pour peu que ses étudiants se laissent distraire) s’apprêtent, anxieux, à participer à une même allégresse de votes démocratiques et à un même réseau de vols aériens de Cadres Exécutifs de Dieu et de leur Banque, de Bruxelles à Moscou, de Moscou à Tokyo, de Tokyo à Los Angeles, de Los Angeles à Pontevedra (atterrissage forcé pour cause d’orage, mais peu importe : les contretemps aussi sont prévus dans le programme), dès ce moment il n’y a déjà plus de doute et nous ne pouvons nous tromper : celle-ci est la forme victorieuse du Pouvoir, et la seule qui nous importe.

(Les résidus du Tiers Monde, qui maintenant est presque Second, passeront rapidement par leurs phases prévues de développement pour s’y incorporer, même si, durant leur apprentissage, ils prêtent encore leurs juteux sacrifices de terres et de gens au jeu du Monde Développé : on n’a rien sans rien, l’ami …).

Et pour l’instant, ceux qui, par ici en bas, subissons et mourons sous cette forme consommée de Domination, nous avons ici son ostensible manifestation, et n’avons plus le droit de nous distraire avec les fantasmes des différences politiques de jadis, que la Domination même a liquidées : non, l’unique visage de l’ennemi du peuple, l’unique forme d’administration de la mort, est celle que nous avons, l’État technologico-démocratique, ou comme il plaît à Dieu de s’appeler, qui se confond avec le Capital, dont l’argent est le Temps même.

Mais il faut bien comprendre qu’indépendamment des autres traits qui pourraient décrire cette ultime (si seulement !) et définitive manière d’administrer la mort, le premier article de foi de son mensonge (le mensonge étant l’arme principale du Capital et de l’État) est le suivant : chacun est libre et a le droit de s’acheter ce qu’il veut et de voter pour qui il veut.

Comme État et Capital savent bien, là-haut, avec quelle facilité se fabriquent les goûts, opinions et volontés personnelles des Individus, ainsi se constituent les Masses en lesquelles le peuple, déjà mort de sens et de raison, est réduit en vue de sa gestion ; Masses d’acheteurs et de votants qui, en réunissant les volontés personnelles en une volonté conjointe majoritaire, soutiennent par leurs nombres l’Entreprise et l’Appareil d’État.

Mais je vous assure, encore et encore, que ces Masses ne sont composées de rien d’autre que d’Individus Personnels, avec leurs goûts et opinions de chacun. Ce n’est qu’ainsi que l’on parvient, avec la plus grande efficacité dans la tromperie, à ce que ce qui est indénombrable, sensible, raisonnable et toujours dangereux dans les gens se réduise à des Personnes, à des Masses de Personnes, comptables et convenables, réactionnaires dans l’ensemble, puisque chacun des éléments l’est par soi-même ; et ainsi la vie devient temps vide, qui est argent, et la raison commune se transforme en imbécillité massive et personnelle.

Telle est l’unique forme de Domination qui nous importe, puisque toutes les autres sont vouées à se transformer en celle-ci, la seule à laquelle nous devons prêter attention par ici en bas dans la rébellion toujours présente contre le Pouvoir et le Mensonge.

Que les camarades de l’Est apprennent ce qu’est la liberté, eux qui changent aujourd’hui de forme d’esclavage. Qu’ils l’apprennent le plus vite possible, voilà ce que nous souhaitons ardemment à ces nouveaux compagnons de servitude.

Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez, en collaboration avec Marjolaine François.

[1Pour une présentation de son œuvre, nous renvoyons le lecteur au prologue de Luis Andrés Bredlow du livre La Société du Bien-être, Le pas de côté, Vierzon, 2014. Les éditions de La Tempête publieront, en février 2020, son ouvrage Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire.

Ce texte est paru dans l’édition du 19 novembre 1989 du journal quotidien espagnol Diario 16, puis repris dans le recueil Que no, que no, Lucina, Zamora, 1998.

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