Des arbres et des hommes - Agustín García Calvo

« Cette déforestation et cet écrasement des peuples ne se produisent pas ici, tambour battant, au nom d’une tactique de guerre, comme pour les Germains dont parlait Tacite, mais précisément au nom de la civilisation et du progrès. »

paru dans lundimatin#209, le 23 septembre 2019

Il y a deux semaines, nous publiions un beau texte d’Alessi Dell’Umbria à propos de l’extractivisme en général et des feux qui ravagent l’Amazonie en particulier : La terre brûlée. Nous recevons cette semaine, comme un écho du passé, cette traduction d’un texte écrit il y a plus de 30 ans par Agustín García Calvo (1926-2012), philologue, linguiste, poète, dramaturge et essayiste espagnol. « Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. »

Si l’on m’invite à prendre part à cette étude de l’Amazonie [1], de son économie, de ses gens et de ses problèmes, je pense que c’est précisément en ma qualité d’étranger ; étranger, tout d’abord, à la Géographie, à la Phytographie et à l’Ethnographie, pour ne pas dire à la Science en général ; et étranger, de plus, à l’Amazonie et aux Amériques entières, pour ne pas tomber dans la prétention de me dire, en général, étranger au monde.

Il se peut que cette qualité d’étranger et cet éloignement me permettent de prendre le cas de la zone amazonienne comme exemple : c’est-à-dire, en premier lieu, comme cas, par excellence, de contradiction avec nos idées de la Réalité occidentales (autrement dit normales : de quoi l’Occident est-il l’occident à l’heure actuelle ?) et, en second lieu, comme motif de reconnaissance de la généralité, comment nous sommes égaux ou, plus précisément, les mêmes.

Ce qui m’intéresse dans la question est, d’un côté, l’inversion ou réversion des choses, à savoir comment dans les idées dominantes (et dans la Science officielle qui, en tant que fille de ces dernières, les confirme à son tour) les réalités se présentent à l’envers, et, d’un autre côté, la lueur de vérité que l’on peut entrevoir en les inversant à leur tour.

D’après ce que j’entends et lis à propos de l’état des choses en Amazonie, ce qui apparaît immédiatement comme le plus choquant ou contradictoire se trouve dans la relation entre ‘homme’ et ‘arbre’ : parmi nous (je veux dire parmi les habitants de ces contrées où se développa cette Culture, envahisseuse du monde entier) régnait traditionnellement une forme de relation entre ces deux choses qui était conditionnée vraisemblablement par l’environnement, par une certaine équipotence approximative entre les arbres et les hommes : les arbres étaient par excellence la manière amicale par laquelle la vie étrangère (la Nature, comme disent les modernes) se présentait, ombre contre les chaleurs estivales, bois de chauffe et abris contre le froid, et enfin domestication ou culture de la terre avec l’invention des herbes céréalières, de la vigne et des arbres fruitiers, d’où l’assimilation constante entre engendrer et planter (ou semer), entre un homme et un arbre ; et pourtant, là où cette relation se saisit le mieux, c’est sans doute par son autre face, celle de la guerre et de la dévastation, où la destruction des forêts et des plantations va de pair avec l’anéantissement ou l’écrasement des peuples : en témoignent ce que dit Tacite à propos de la technique des Germains, « où ils ont fait un désert, ils disent qu’ils ont fait la paix », et la lamentation sur la perte des forêts de la péninsule ibérique de la part des républicains éclairés, qui voyaient directement représentée dans la déforestation l’invasion de la barbarie et de la misère.

Avant de voir ce qu’il en est pour les peuples habitant le bassin de l’Amazone, tâchons d’abord de mieux imaginer, bien que ce soit en s’appuyant sur la vision en vigueur de l’Histoire, ce que furent le chemin et le point de chute de ces peuples : il s’agit aussi, finalement, de certains de nos peuples (puisque, selon la plus forte probabilité, nous sommes tous uns) qui, fuyant l’Asie multicivilisée et surpeuplée, passèrent au nouveau continent par des détroits, il y a une dizaine de millénaires (inutile d’en rajouter : en comparaison, n’oublions pas, que pour ce qui est de parler, cela fait, semble-t-il, quelques centaines de millénaires que nous sommes en train de le faire), et le parcoururent par étapes (changeant à maintes reprises de maisons, de culture et de vocabulaire, et même un peu de grammaire), jusqu’à venir s’échouer dans cette jungle qui, des siècles plus tard, paraîtra aux yeux des nouveaux arrivants un enfer vert.

Ici, la proportion entre arbres et hommes est si scandaleusement autre, que cette relation entre ‘homme’ et ‘arbre’, à bien y regarder, perd son sens : ici, la jungle qui envahit tout dans une croissance vertigineuse (un peu comme celle de la population humaine dans la culmination actuelle de la Culture dominante) vient à occuper la place de ce qu’étaient le froid et la chaleur pour les primitifs de la lointaine Europe avec leurs rudes alternances de saisons : elle est ici le milieu naturel, la Nature même ; et, si les hasards de l’Histoire mènent quelqu’un à y vivre, il n’a que deux possibilités : soit il tente, vainement, de la combattre et de la dompter, soit il trouve une façon de se soumettre et de s’adapter à elle, de sorte qu’après quelques générations, la jungle devient simplement naturelle, dans le sens où c’est là que l’on nait (et que l’on se fait), et ce qui est enfer vert pour les étrangers est la matrice de bestioles également humaines, de leurs peuples et de leurs cultures.

Deux choses donc pour l’instant : premièrement, qu’il n’y a pas de peuples primitifs ni aborigènes (c’est-à-dire que l’idée de ‘primitif’ et d’ ‘aborigène’ appartient simplement à la Culture dominante, conditionnée non seulement par l’esprit de clocher, mais aussi par sa limitation dans le décompte des temps), mais qu’il n’y a que des façons différentes de se débrouiller pour établir la relation entre ce qui est conçu comme ‘nous’ (‘hommes’, si l’on veut : bref, l’ensemble de ceux qui, comme moi, parlent et, de préférence, qui parlent comme moi) et ce qui est conçu (par conséquent) comme extérieur à nous, autrement dit, selon la notion moderne, naturel. Et deuxièmement, que les notions d’ ‘arbre’ et d’ ‘homme’, loin d’être des universaux (je désirerais bien connaître sur ce point les langues des peuples amazoniens, pour y étudier l’absence de l’idée d’ ‘arbre’ ; et en ce qui concerne celle d’ ‘homme’, on sait bien qu’en général ce qui se passe, c’est qu’un peuple, c’est-à-dire ceux qui parlent une langue distincte d’autres qui l’entourent, reçoit de peuples étrangers sa propre dénomination de peuple étranger, dénomination qu’il peut alors adopter périodiquement dans sa langue comme une sorte de Nom Propre de son ‘nous’, et ce n’est que, finalement, dans la mesure où l’on admet ou soumet des peuples étrangers comme semblables, que l’idée peut finir par ressembler à celle gréco-romaine ou dominante d’ ‘homme’), ces notions ne sont que des idées appartenant à l’une des formes de culture, parmi une infinité, et conditionnées par cette dernière, qui se trouve être celle qui est devenue la forme dominante : autrement dit universelle, mais de force.

Or, les idées ne sont pas simplement des idées (justement la falsification régissant la croyance vulgaire, confirmée par la Science officielle, consiste à croire que les choses sont là, dehors, et que l’on ne fait rien de plus que parler d’elles et leur donner des noms), mais sont constituantes (pour moitié, si l’on peut dire) de la réalité : ce sont donc des armes. Nous avons dans le maniement de l’idée de ‘nature’ (contraire et complémentaire de celle d’ ‘homme’) l’exemple le plus terrible et le plus éloquent.

Et l’actuel processus de destruction du bassin de l’Amazone et de ses gens, que savamment révèlent, et parfois déplorent, les études réunies ici, en dévoile, me semble-t-il, la démonstration la plus typique et la plus flagrante : ici, la déforestation (et l’extermination qui s’ensuit des peuples qui, dans la jungle, avaient leur matrice et leur culture) se produit par simple extension du terme lui-même, pour recouvrir la chute des géants verts et la détérioration de leurs racines, autrement dit par simple augmentation d’échelle : n’avons-nous pas désormais les moyens suffisants pour faire, avec la jungle amazonienne, ce que les misérables espagnols firent laborieusement avec ses forêts ? Mais le plus important est que cette déforestation et cet écrasement des peuples ne se produisent pas ici, tambour battant, au nom d’une tactique de guerre, comme pour les Germains dont parlait Tacite, mais précisément au nom de la civilisation et du progrès.

Pour être plus précis, ce processus de dévastation de la jungle et de tout ce qu’il reste de sylvestre ou de sauvage, mené par les civilisateurs, constitue la face contraire et complémentaire d’un autre processus, auquel nous assistons également de nos jours : la Conservation de la Nature, avec ses parcs ou réserves naturelles et ses mesures écologiques, qui va de pair avec la Conservation des Peuples, dans des réserves d’indiens ou, du moins, dans les Musées. Mais, en tant que contraires, la destruction et la conservation sont les deux faces de la même pièce : dans les deux cas, ce qui se révèle, c’est que la Nature est domestiquée, qu’elle est à l’intérieur (bien que l’on continue parfois à prétendre qu’elle soit dehors, qu’elle soit ce qui est externe et non humain), autrement dit que l’idée de ‘nature’ a imposé réellement sa domination.

Toute cette inversion des réalités (être hommes est la seule chose naturelle, puisque la Nature s’est faite homme ; les tactiques de la guerre sont les tactiques de la civilisation et de la paix) est à son tour régie par une autre inversion qui, étant la plus insaisissable et générale, est peut-être la plus originelle, et qui se réfère au traitement du temps, du changement, évolution ou métamorphose des choses.

Dans son étude documentée, A. Pérez nous rappelle un trait commun à tous les récits que nous pouvons nommer mythe des indiens de l’Amazonie : « Les montagnes ont été, pour eux, des végétaux miraculeux dont les branches se perdaient dans le ciel ; et tout, absolument tout, a été humain, jusqu’à ce qu’une moquerie, une imprudence dictée par l’ambition, le transforme en son aspect actuel : fleuves, étoiles ou manioc amer » [2].

Nous trouvons ici le juste contrepoint de ce qui, pour la Culture dominante, règne comme idée et comme arme dans l’idéation historique (par opposition à ‘mythique’ : mais n’oublions pas que le ‘mythe’ n’est que l’Histoire ou la Science des époques anté-historiques et pré-scientifiques, l’Histoire et la Science n’étant alors que le mythe des époques historiques) : à savoir, que tout, dans ce qui est primitif et aborigène, a été Nature, et que c’est seulement à partir d’elle, par les étapes successives de son évolution, de la matière inanimée aux plantes, aux animaux et aux singes, qu’a surgi, apogée de tout le processus, l’Homme.

Observons attentivement le sens de l’inversion que je propose ainsi : les indiens de l’Amazonie (comme tant d’autres peuples, comme nos peuples grecs eux-mêmes quand ils racontaient que le laurier, avant d’être dáphnē ou laurier, avait été Daphné, ou que Syrinx fut métamorphosée en syrinx ou flûte de pan), en partant du fait que les choses ont des noms, même quand ils sont communs, les considèrent naturellement comme des Noms Propres, et ils en déduisent qu’un jour elles ont dû être des porteuses de Noms par excellence, c’est-à-dire des personnes : puisque de moi, qui suis celui qui parle, on peut aussi parler, comme d’une chose, on en déduit que les êtres individués par dénomination ont aussi parlé comme moi originairement, et à ce qui a un nom on attribue, de ce fait, une voix. Une chute dans l’erreur ou la suite d’un malentendu a fait que ces locuteurs restent muets, convertis en animaux ou en arbres, ou bien encore, si c’étaient des arbres, en pierre.

En revanche, notre Science (et la croyance vulgarisée), puisqu’elle part, pour son opération falsificatrice, de la prétention d’objectivité (c’est-à-dire du principe que les choses ne parlent pas, mais qu’elle sont là, séparées du langage, même si l’on ne parle pas d’elles, oubliant ainsi que celle qui dit cela, la Science, n’est elle-même qu’un cas de langage), elle doit placer en premier cette objectivité construite artificiellement par séparation arbitraire de sa subjectivité, et expliquer alors la subjectivité, à l’Homme et à moi-même, par l’évolution de l’animal, du végétal et, en dernière instance, de la matière parfaitement muette.

En deux mots, pour le mythe des amazoniens, l’Homme est quelque chose qui est dans le passé, qui s’est perdu ou qui a dégénéré : pour l’idéal de la Culture dominante, qui est celui du Progrès, grâce auquel Elle sert les formes de Pouvoirs correspondantes, l’Homme est toujours dans le Futur : de même que l’Homme actuel est le futur auquel aspiraient, dès l’origine des temps, roches, plantes et bêtes, de même continuons-nous toujours d’aspirer à une Humanité Future, à l’Homme enfin parfait, qui, occupant la Terre entière (ou n’importe quel milieu stellaire : essayez donc de les arrêter !), fasse que la Terre, l’Univers, soit entièrement humain, qu’enfin la Nature soit entièrement homme.

On pourra dire, avec une certaine idiotie, que l’autre vision était pessimiste, et que celle-ci est optimiste : avec une idiotie notoire, puisque ‘optimisme’ tout autant que ‘pessimisme’ sont des notions qui se réfèrent au Futur, c’est-à-dire à l’objectivation des peurs et des espérances, et que ce que l’on dénonce ici est l’inversion de la notion même de ‘temps’. De façon un peu moins trompeuse, nous pourrions dire qu’avec l’imagination que les indiens d’Amazonie ont des choses (ou avec celle qu’avaient les peuples grecs avant de devenir, aux yeux de tous, les pères de la Culture), la vie des gens s’alimentait du souvenir du bonheur (et avec lui, de la raison) perdu et perpétuellement désirable, alors qu’avec l’idéal de la Culture dominante la vie des hommes est condamnée au Futur, c’est-à-dire à être travail et temps.

Telle est l’inversion des choses qui sert, comme idée réelle, à la destruction de la jungle de l’Amazonie et à l’écrasement de ses peuples condamnés à s’intégrer à l’Homme ou à périr. Et que l’on ne se demande pas pourquoi tout cela, pour le bien de qui : c’est la question que l’on ne pose pas, parce qu’elle est déjà morte dans la réponse préalable que l’Idée dominante lui a préparée, de telle façon qu’elle ne puisse, si elle parvient à se poser, donner lieu tout au plus qu’à un haussement d’épaules ou à des formulations répétitives de ce que précisément l’on questionnait : « Pour le Développement », « Parce que le Temps l’exige ainsi ».

Même une réponse comme « L’Argent », « Les intérêts du Capital et de l’État » (qu’il faut, cependant, que l’on formule et reformule encore et encore, à mesure que les apparitions de l’État et du Capital changent) ne saurait être, tout au plus, qu’une étape intermédiaire pour continuer à pousser le questionnement plus loin : car l’Argent aussi, idée et substitut de toutes les choses, tire sa substance de la Foi et de l’idéal.

J’encourage donc ceux qui collaborent à cette entreprise de description et de dénonciation du cas de l’Amazonie et de ses peuples à ne pas se tromper en prenant l’attitude de la défense, qui finirait par les inclure dans la section prévue de la Conservation de la Nature (et des Ethnies), dont la fonction, comme nous l’avons dit auparavant, est complémentaire de la dévastation : ce n’est pas l’apitoiement sur la jungle et les indiens, mais l’indignation qui rejaillit sur nous, c’est-à-dire sur le Pouvoir et la Culture dominante, qui pourrait être la chose la plus lucide d’un point de vue logique et, par conséquent, la plus active politiquement.

Seule la perte ou l’affaiblissement ou le vacillement de la Foi régnante parmi nous (qui, sous d’autres noms et enseignes, est la même - que l’on ne s’y trompe pas - que la Foi dans la Croix qui poussa, par exemple, à la conquête et à la dévastation des Amériques), seule la perte de cette Foi pourrait sauver quelque chose de la jungle et des peuples de l’Amazonie et nous délivrer de la condamnation à cette forme en vigueur de Dieu qui s’appelle l’Homme.

Traduit de l’espagnol par Manuel Martinez, en collaboration avec Marjolaine François.

[1Agustín García Calvo (1926-2012) est un philologue, linguiste, poète, dramaturge et essayiste espagnol. Pour une présentation de son œuvre, nous renvoyons le lecteur au prologue de Luis Andrés Bredlow du livre La Société du Bien-être, Le pas de côté, Vierzon, 2014. Les éditions de La Tempête publieront, en février 2020, son ouvrage Histoire contre tradition. Tradition contre Histoire.

Ce texte a été initialement publié dans le catalogue de l’exposition « Culturas indígenas de la Amazonia », Madrid, 1986, puis repris dans le recueil Que no, que no, Lucina, Zamora, 1998.[Note du traducteur]

[2Pérez, A., « La Amazonia venezolana », dans Tierra Yanomami, Weidmann, K. et al., pp. 22-40 et 41-134, Caracas, Oscar Todtmann, 1983.

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