Émeutes de novembre 2005

Rennes. Dix ans après, la police au ban des accusés.

paru dans lundimatin#13, le 8 mars 2015

27 octobre 2005, Clichy-sous-Bois. Des adolescents reviennent d’une partie de football. Alors qu’ils longent un chantier, des policiers de la Brigade AntiCriminalité se lancent à leur poursuite. Quelques minutes plus tôt, un riverain aurait signalé un vol sur le chantier. Zyed Benna et Bouna Traoré, 17 et 15 ans prennent la fuite par peur des policiers. Sur sa radio, un policier s’avère étonnamment clairvoyant : « S’ils rentrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau. » Les deux adolescents meurent électrocutés dans le transformateur où ils ont trouvé refuge et un troisième se retrouve sévèrement brûlé.

Pendant dix jours, la France connaît le mouvement de protestation le plus important depuis mai 68. L’émeute se propage dans tout le pays, la police est systématiquement harcelée, la jeunesse se soulève. Le 8 novembre, l’État d’Urgence est déclaré.

Dix ans plus tard, deux policiers passent devant la cours d’appel de Rennes. Du 16 au 20 mars 2015 des juges devront évaluer leur responsabilité dans la mort des deux jeunes. Les policiers sont accusés de « non-assistance à personne en danger » : celui qui sur le terrain avait prévenu de la dangerosité de la situation et la standardiste qui a reçu le message radio.

À l’occasion de ce procès, des habitants de Rennes appellent à se mobiliser et à examiner cette séquence historique vis-à-vis de l’époque actuelle.

Une semaine de rencontres et de manifestations est organisée. Interview

Vous pouvez dire deux mots de votre collectif ?
En fait on n’est pas vraiment un collectif. Au départ, quelques-uns d’entre nous, en apprenant que le procès de Clichy aurait lieu dans notre ville, se sont dit qu’il ne fallait pas laisser passer sans réagir. Ils en ont causé autour d’eux, et on s’est retrouvé à un petit groupe à lancer l’idée d’une semaine de rencontres à cette occasion. Depuis, d’autres groupes ou collectifs se sont saisis de l’idée, ou y avaient déjà pensé en parallèle, et voilà, ça donne un certain nombre de discussions, de projections, une manif et des temps de rencontres.
Qu’est-ce qui vous semble « à saisir », justement, dans la situation ouverte par le procès ?
D’abord, il faut dire qu’il nous semble assez évident qu’il n’y a pas de victoire possible sur un plan à la fois politique et judiciaire dans cette affaire, même a minima : la justice ne va pas interdire aux flics de courir après qui que ce soit, ni instaurer un périmètre sanctuarisé, où aucune interpellation ne pourrait avoir lieu, autour des transformateurs électriques... Plus sûrement, elle va reconnaître que les flics ont fait leur travail correctement, avec éventuellement une condamnation légère (les flics ne sont poursuivis que pour non assistance à personne en danger). La seule chose à attendre de ce qui va se dérouler dans l’enceinte du tribunal, c’est que les familles de Bouna et Zied aient droit à une vérité moins trafiquée que dans les déclarations des flics et de leurs patrons jusqu’ici (on se souvient de Sarkozy qui accusait les jeunes de vol et qui avait affirmé qu’ils n’étaient pas poursuivis).

C’est ce qui va se jouer à l’extérieur qui compte pour nous : la possibilité de mettre à nouveau en question l’existence et les modalités d’exercice de la police, après des semaines de glaciation politique suite aux attentats de janvier. De la même manière qu’un certain nombre d’abrutis confondent la prise de la Bastille et le défilé du 14 juillet, d’autres abrutis ont applaudi les flics le 11 janvier en pensant participer à une journée « historique », et c’est à partir de ça qu’on voudrait nous faire croire que la police est enfin réconciliée avec sa population. D’abord, il faut pouvoir réaffirmer que tout le monde ne s’est pas reconnu dans les grand-messes républicaines de janvier – même pas une majorité de « français ». Les médias se sont mis à bêler « nous sommes tous policiers », sûrement lassés de leur phase un peu critique sur la police suite à la mort de Rémi Fraisse (dire tout et son contraire, c’est bon pour le pluralisme et le commerce), mais ça ne correspond pas à l’état d’esprit de tout le monde.

Ensuite, justement, on est un certain nombre à être descendus dans la rue à l’automne, pour que le meurtre de Rémi ne reste pas sans conséquence. Alors nous étions moins nombreux que « les Charlies », certes ; on peut même dire qu’on n’était pas aussi nombreux qu’il aurait fallu... Quoi qu’il en soit on l’était assez pour nous sentir forts sur le moment et pour avoir besoin de nous chercher pour nous retrouver. C’est un peu ça l’idée avec cette semaine : prolonger le mouvement de l’automne, en l’élargissant à tous ceux pour qui le fait de se retrouver face à la police évoque tout sauf un sentiment de sécurité.

C’est la signification des événements de 2005, pour vous ?
On le voit comme ça. On pourrait être surpris que ce ne soit pas à l’occasion d’une exaction policière plus « spectaculaire » qu’un soulèvement d’une telle ampleur survienne – plus de 200 villes touchées, presque 10 000 voitures brûlées, ainsi que des milliers d’arrestations et des centaines d’incarcérations. Mais en y réfléchissant, on se dit que c’est justement la triste banalité de la cause - un énième contrôle au faciès sur des ados de quartiers populaires – qui fait que ça a pris de cette façon. Tous les ados de quartiers s’y sont reconnus, mais aussi tout ceux qui ont été confrontés à l’arbitraire policier, du teufeur à l’habitué des manifs en passant par la fumeuse de joint. Et en retour, ça a marqué une génération, avec le sentiment qu’il était possible de répondre à la hauteur du drame, et aussi le fait que ça venait ouvrir la possibilité d’une réappropriation de la violence. Le mouvement anti-CPE doit pas mal de sa détermination à l’imaginaire ouvert par novembre 2005...
Dans votre appel, vous faites le parallèle entre 2005 et 2015...
Oui. D’un côté, il y a des similitudes frappantes dans la réaction du pouvoir aux émeutes en 2005 et dans la situation post-attentats aujourd’hui : le même discours sur l’Islam, sur les « caïds de cités », sur ce qui ne serait pas « la France ». Sauf que, comme on l’a écrit, à l’époque ça cherchait à masquer une évidence - se révolter face à l’oppression – et qu’aujourd’hui c’est ce discours qui est devenu l’évidence, et que c’est vital de venir remettre un peu de complexité dans tout ça.

Déjà à l’époque, et c’est encore plus marqué aujourd’hui, il y a deux approches, à la fois opposées et complémentaires, derrière ce genre de discours, tenu par les politiciens, les éditorialistes, les sociologues. Deux conceptions de la politique ; au XXe siècle, on aurait dit une de gauche et une de droite : d’un côté, ceux qui cherchent à ressouder la société en lui désignant un extérieur radical, un ennemi absolu. Eux, ils ont tenté un peu le coup d’agiter le spectre de l’ennemi intérieur en 2005, mais assez vite ça n’a pas collé : le mouvement était trop massif, trop dispersé, trop indéterminé. Ils préfèrent le bon vieux terrorisme, celui des attentats de 1995 ou de 2015. Alors ils ont fini par dire que c’était un problème "social" (c’est le propos du rapport des RG après novembre), et par ouvrir la vannes des subventions aux assoc’ de quartiers, pour faire redescendre les tensions.

De l’autre côté, il y a ceux qui savent que parler de société est une entourloupe, mais qui préfèrent voir dans n’importe quel conflit l’expression d’une guerre ouverte de tous contre tous, et en l’occurrence de l’occident contre les arabes/musulmans.

Pour eux, pas de différences entre un gamin en colère qui brûle une caisse, une femme qui tient à porter le voile et un illuminé qui défouraille à la kalachnikov : même manifestation d’un conflit de civilisation, à traiter avec les mêmes moyens d’exception ordinaire (BAC, plan vigipirate, GIGN et déchéance de nationalité).

Ce qu’on essaie de montrer dans le texte d’appel à la semaine du procès, c’est que la police est une pièce essentielle dans les deux approches, comme garante de la cohésion sociale ("sans elle, ça serait le chaos") et comme belligérante dans une guerre civile (d’où ses accointances fascistes, notamment). On a envie de profiter des discussions de la semaine pour continuer à se construire une compréhension de ce que signifie l’existence de la police.

Qu’est-ce que vous avez prévu de faire, pendant le procès ?
Nous serons présents tous les jours devant la cité judiciaire de Rennes, où nous installerons une cantine tous les midis. Histoire de rappeler que notre vérité n’est pas celle des tribunaux, et continuer à faire exister d’autres liens entre tous ceux qui ont conscience que la police n’est pas là pour nous protéger. Le mercredi après-midi, une manif partira de la cité judiciaire. Plusieurs discussions auront aussi lieu tout au long de la semaine, notamment à la Maison de la Grève, pour mettre en commun différentes expériences de mises en échec de la police.
Qu’est-ce que vous entendez par « mise en échec de la police » ?
D’abord, on veut faire mentir les résignés et les conspirationnistes : non, la police n’est pas toute puissante, et ce n’est pas toujours elle qui gagne à la fin. Après, les façons de prendre une victoire sur la police sont multiples. Une manif qui déborde, quoi qu’en disent les tenants du ça-fait-le-jeu-du-gouvernement, c’est toujours un échec des forces de l’ordre.

Même s’il est toujours bon de rappeler que dans la rue, c’est rarement sur un plan « militaire » qu’on peut surpasser les flics : être malin, mobile et déterminé vaut mieux que de chercher en vain à rivaliser dans l’armement ou la discipline martiale.
Mais le simple fait de parler et de faire parler des exactions policières, c’est déjà aussi un début de remise en question de la légitimité du monopole de la violence, surtout quand on considère, comme c’est le cas pour la plupart des collectifs dits « vérité et justice », que ces exactions sont structurelles et font partie intégrante de la France post-coloniale. Ce ne sont pas d’exceptionnelles « bavures ».

On peut même aller jusqu’à intégrer parmi les « victoires » les combats sur le plan juridique, pour faire condamner non pas un policier en particulier mais l’institution (via une procédure au tribunal administratif), ou pour faire encadrer réglementairement l’usage de la force.

Sans oublier que pour nous, le droit est le résultat d’un rapport de force plus qu’une condition de ce rapport, donc qu’on ne peut jamais compter sur ce seul terrain : si on fait interdire les lanceurs de balles de défense en pensant éviter des mutilations, mais que les flics se sentent autorisés à tirer à balles réelles, on n’aura pas gagné grand chose...

Enfin, on pourrait dire que les tentatives d’organisation pour atténuer les effets de la répression, comme les caisses de solidarité, sont aussi une façon de mettre en échec la police (et la justice du même coup) : vous pensiez nous neutraliser avec vos peines de bâtards, nous isoler, nous obliger à taffer pour payer les amendes ou pour échapper à la taule ? Eh bien on trouve de l’argent en commun, on met en place des réseaux de solidarité au sein des prisons et on en fait l’occasion de nouvelles rencontres et de nouvelles complicités... Pendant la semaine, l’idée c’est de croiser ces différents plans de confrontation avec la police, pour voir ce qui peut émerger de tout ça.

Et LA victoire sur la police, ça serait quoi ?
Bonne question. Ou pas si bonne justement, parce que ça n’a pas de sens de se la poser indépendamment de tout ce qui devrait être chamboulé autour. En tout cas, ce que l’on sait, c’est que 1) la police n’a pas toujours existé ; 2) tant qu’elle existera, ça sera pour faire tenir un ordre plus ou moins pourri ; 3) on n’aura rien gagné si la police et la gendarmerie nationale devaient finir par être remplacées par un savant mélange entre contrôle social light et milices privées ; 4) on peut déjà expérimenter ce que c’est de vivre sans police, dans des territoires comme les ZAD, mais aussi à plus petite échelle, partout et tous les jours, quand on ne délègue pas à une force extérieure la gestion des conflits.

Ce qui est en jeu, au fond, dans le fait de s’organiser contre la police, c’est bien de nous réapproprier les façons dont les conflits s’expriment. Pour sortir de l’alternative entre s’en remettre à un ordre autoritaire ou avaler les fables des VRP de l’intérêt général. Certes, il y a du boulot. Raison de plus pour s’y mettre rapidement.

Tous les renseignements sur : https://novembre2005.wordpress.com/

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