Des gentrifieurs ? (art contemporain et Marseille, suite)

Nathalie Quintane

Nathalie Quintane - paru dans lundimatin#250, le 29 juillet 2020

La semaine dernière, nous publiions une tribune acérée d’Arthur Eskenazi intitulée Marseille, art, contemporain et culture hors-sol, cette semaine, c’est au tour de Nathalie Quintane de se pencher sur le rapport qu’entretient l’art au pouvoir et au territoire. Bonne lecture.

Le gentrifieur

Supposons cet enchaînement "logique" récurrent lorsqu’on pense décrire le fonctionnement de l’art contemporain :

l’artiste ne traite qu’avec des mécènes ou institutions du côté du pouvoir => il ne produit que des œuvres soumises à la commande (de ce pouvoir) qui expriment d’abord un rapport au pouvoir => ces œuvres, commandées par le pouvoir, sont justifiées par le discours du pouvoir (le discours dominant à prétention scientifique) => elles n’existent que par ce discours, qui leur préexiste (et d’ailleurs, la preuve : on apprend aux étudiants en art à tenir avant tout ce type de discours) => l’artiste est du côté du pouvoir => il ne fait pas partie de la société et s’en moque => ça ne lui pose aucun problème de participer à la gentrification des villes => gentrification qui prépare l’arrivée d’une classe sociale susceptible de le mécéner, etc.

La remontada (bienvenue) des sciences sociales ces dernières années favorise parfois l’émergence de pans entiers de descriptions généralistes qui semblent, passant trop vite, rater leurs propres exemples (ici, en l’occurrence : l’artiste visuel gentrifieur, ou la brutalité de poussées spéculatives encore inaperçues [1]).

L’artiste visuel n’existe pas plus que la femme, mais le poser comme (à) l’origine de l’enchaînement prédateur (c’est le gentrifieur) a cette propriété de conférer au petit coupable une forme d’intemporalité : de fait, on pourrait appliquer le même type de raisonnement à l’auteur de la Naissance de Vénus (1863), le peintre Cabanel, multi-décoré, prix de Rome et Villa Médicis naturellement, acheté par Napoléon III, exposé au Musée du Louvre et à Orsay encore aujourd’hui, qui ne venait à l’atelier qu’en costume et bardé de discours ad hoc.

Or, à côté de Cabanel ou Gérôme, artistes visuels, il y avait Courbet [2] et Manet [3], dont on ne peut unilatéralement dire qu’ils furent « du côté du pouvoir » ni qu’ils se moquaient de ce qu’il se passait dans la société.

Vous me direz : on a changé d’échelle, et le mécène d’aujourd’hui n’est pas le mécène d’autrefois, pas plus que l’artiste d’aujourd’hui n’est l’artiste d’autrefois.

Oui et non. D’abord, le « marché de l’art » ne date pas d’hier : il suffit de lire les lettres de Théo Van Gogh, spéculant sur ce qu’il pourra tirer des toiles de son frère. Faire de l’art divise : à l’intérieur des familles ; dans le milieu et dans les pratiques plastiques (Cabanel d’un côté, Courbet de l’autre) ; dans le discours théorique ; au sein du marché de l’art même (il y a plusieurs marchés). Il n’y a plus que dans les médias qu’on dit toujours la même chose en prenant toujours les mêmes exemples : du Figaro Madame à lundi matin, l’art contemporain, c’est [l’artiste visuel = Jeff Koons [4]] — à cette différence près que je ne peux pas proposer ce texte au Figaro Madame. Un peu comme si on disait que la littérature d’aujourd’hui c’est Slimani (bouuuuuh) et Houellebecq (beuuuuurk).

Ah bon ? C’est ce que vous vous dîtes ? Dommage.

Cholokhov et Molotov

Aller chercher ailleurs ses exemples ne nuit pas à la compréhension générale des mécanismes à l’œuvre. Les œuvres des non-Jeff-Koons (appelons provisoirement ainsi celles et ceux qui tentent autrement de faire quelque chose en filmant, dessinant, écrivant, peignant, performant, etc) sont visibles, audibles, perceptibles dans des lieux d’art classiques et ailleurs — et alors, il faut chercher ; mais pour chercher, il faut le temps, et pour prendre ce temps qui ne nous est jamais donné, il faut le voler ; et pour se décider à le voler (au sommeil, au travail, à la famille, etc), il faut que tout ça nous intéresse suffisamment.

Car, au fond, quel est l’intérêt de réitérer le schéma du début (gentrifieur => spéculateur => gentrifieur, ad lib.) ? Dire que les artistes doivent « s’inscrire au sein du tissu social qui aujourd’hui lutte à l’échelle internationale » ? Déjà fait (faut se renseigner). J’ajouterai : je veux bien qu’on s’inscrive « au sein du tissu social qui aujourd’hui lutte à l’échelle internationale », mais n’attendez pas qu’on abdique toute relation critique, c’est-à-dire toute forme critique. Je ne serai pas le Cholokhov [5] des années 2020 (je dis ça parce qu’un monsieur, dans une discussion, déplorait qu’il n’y ait pas de Victor-Hugo aujourd’hui pour aider-dans-la-lutte ; eh non, il n’y a pas, et il n’y aura pas de Victor-Hugo, ce qui est heureux parce que Victor Hugo est balourd et que Jules Vallès l’est moins ; si vous tenez vraiment à continuer à paresser dans le XIXe siècle, lisez Vallès).

Il est, en attendant, plus que dommageable que le modèle dominant de l’artiste visuel (le Jeff-Koons) dissimule le travail d’artistes dont la force est justement d’agir et de vivre avec les autres, sans prétendre en être le porte-voix, le représentant, et encore moins l’assistant social. Naguère, les divisions au sein du milieu de l’art y plaçaient des limites poreuses ; une critique en acte du pouvoir était récupérée, fondue dans la dépense somptuaire — mais attendez : je me souviens précisément d’un fameux collectionneur marseillais qui, présentant sa non moins fameuse collection, asséna, sûr de lui : « Ici, une pièce dans la tradition dadaïste » [6]… Il avait l’argent, le modèle économique, l’exemption fiscale voire la fondation, mais il n’y comprenait rien. Les choses étant ce qu’elles sont devenues, je ne crois pas qu’un riche authentique, étant donné les circuits de validation et de circulation des œuvres actifs pour lui, soit en mesure d’acquérir le Courbet d’aujourd’hui. Il ne le désire pas plus que son homologue de 1863 et tout comme celui-ci, il admire Cabanel — s’il ne se contente pas d’investir dans l’art moderne ou les valeurs archi-sûres, tel Bernard Arnault). Serons-nous moins cons qu’eux ?

Tout doit disparaître et en plus c’est gratuit

L’exposition de Julien Blaine, visible jusqu’au 9 août à la Friche de la Belle de Mai, à Marseille, est-elle un dernier exemple de la feu-porosité qui permettait encore récemment aux impétrants bourgeois de paraître moins cons ? Julien Blaine, presque octogénaire, y donne son œuvre. Vous pouvez vous servir librement, choisir une pièce et repartir avec. Laquelle prendrez-vous ? En prendrez-vous une ? Hésiterez-vous ? Longtemps ? Pourquoi ? Serez-vous de celles et de ceux qui se précipitent sur la première qui vient au moment du réassort, [7] pour ne pas la laisser filer (le premier jour, ce fut la ruée, comme aux soldes) ?

En vérité, l’expo de Blaine est un piège — on se voit pris la main dans le sac, et s’y voir, c’est déjà commencer la réflexion. Affichant une générosité totale, elle s’apparente à un potlatch (le chef de tribu multipliant les cadeaux à un point tel que nul ne pourra le lui rendre), soit une entreprise acharnée de destruction de valeur (que vaut une œuvre gratuite posée dans un cadre d’exposition nommé dépotoir, lui-même comparé à une brocante ?).

C’est le tout-doit-disparaitre d’un hypermarché de l’art contemporain où les marchandises devenues rebuts, récupérées par Blaine dans les poubelles puis re-fétichisées, sont à nouveau bazardées, changeant le lieu d’exposition en entrepôt.

C’est aussi une déroute programmée du jugement esthétique (conduite/séduite par la nécessité d’avoir à choisir vite, sans prendre le temps de ’goûter’, d’apprécier), donc une dérision du régime esthétique de l’art et une défaite, en ce lieu, d’une politique tout court — car Blaine, qui fut l’une des personnes à l’origine de la création de la Friche de la Belle de Mai, l’enterre ici en entérinant la transformation progressive d’un espace potentiellement libertaire en énième « lieu de création contemporaine », avec ses plateaux de théâtre, son allure de pseudo-squat, et son restau assez cher, que le spectateur est payé pour évaluer (en échange d’une place gratuite et de 25 euros, on est invité, au dernier étage de la tour Panorama, et en plein milieu d’une expo, à remplir un cahier qui nous propose, entre autres, de juger si les employés des Grandes Tables sont « polis », « habillés correctement » etc…).

Si Blaine ne défait pas vraiment le musée (le display à cheval entre la tradition de l’exposition et le supermarché est courant, par exemple), il nous incite à juger ce qu’est devenue la Friche — et, par elle, Marseille, bien sûr—, laissant comme indice, à gauche en entrant, une grande photo en noir et blanc : lui-même, souriant, encadré par deux éboueurs de la ville. Il a travaillé toute sa vie les déchets urbains, y nichant les ultimes traces, ou figures, de mythes archaïques. Ceci, surtout, en creux : à Marseille, tout le monde sait où sont les vraies ordures.

Alors, c’est vrai que depuis quelques années, d’ex-étudiants en art, poètes, écrivains fauchés, déboulent dans la ville. Certains ne feront pas Manifesta. Il y en a aux assemblées de La Plaine. Ils écoutent, à deux pas, les jeunes qui rapent la nuit en cercle, sur le cours Julien. Il savent que les poèmes critiques se publient aussi dans les tribunes du stade et sur les murs de la ville. Qu’ils le sachent ou non, tous ceux-là sont les dignes héritiers de Jules Van, nom sous lequel Blaine publia dans le premier Libé une rubrique où il recueillait les idées de sabotage et de vandalisme envoyées par la Poste au journal.

[1Lire « Marché de l’art, la France place ses pions », de Antoine Pecqueur. Il y signale la construction d’un très discret « port franc » (lieu de stockage des œuvres d’art) à l’intérieur de l’enceinte aéroportuaire du Bourget, pp. 96-105, in Revue du Crieur n°15, février 2020).

[2Rappel à toutes fins utiles : Courbet participa à la démolition de la colonne Vendôme, pendant la Commune, en mai 1871. Sa proposition : « Attendu que la colonne Vendôme est un monument dénué de toute valeur artistique, tendant à perpétuer par son expression les idées de guerre et de conquête qui étaient dans la dynastie impériale, mais que réprouve le sentiment d’une nation républicaine, [le citoyen Courbet] émet le vœu que le gouvernement de la Défense nationale veuille bien l’autoriser à déboulonner cette colonne. »

[3Manet montre Le déjeuner sur l’herbe la même année que Cabanel sa Naissance de Vénus.

[4Cela dit, en exposant à Versailles, Koons, admirateur de Cabanel, révélait dans l’esthétique du château son côté Disney, cependant que l’exposition désignait implicitement nos hommes de pouvoir, entrepreneurs-politiciens, comme des monarques absolus.

[5Cholokhov (1905-1984) écrivain soviétique, prix Nobel de littérature en 1965, auteur du Don paisible.

[6« tradition dadaïste », en plus d’être un oxymore, désamorce évidemment la subversion permanente à l’œuvre dans ce mouvement du début du XXe siècle.

[7« Pendant toute la durée de l’exposition, le public est invité à choisir et à repartir avec 1 œuvre de son choix. Le réassort se fait au fil de l’exposition. », lit-on dans la présentation.

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