Si la littérature est une niche

Nathalie Quintane

Nathalie Quintane - paru dans lundimatin#191, le 13 mai 2019

Souvent, les écrivains s’autorisent de ce qu’ils écrivent en disant que c’est un engagement (un engagement suffisant).

Etant engagés dans la littérature, ils n’ont pas besoin de produire une littérature engagée — ce serait un pléonasme, comme « sortir dehors » ou « monter en haut ».

D’abord, la littérature engagée, ou la poésie engagée, telle que nos souvenirs de collège nous l’offrent, est un peu ronflante. Elle eut comme fonction de donner du cœur à l’ouvrage (à l’époque, des sabotages) mais aujourd’hui elle ronfle.

Je ne voudrais pas écrire des livres ronflants ; ce serait gênant.

Quand les écrivains disent qu’ils sont engagés dans la littérature, ou qu’ils sont « entrés en poésie » (les poètes ont encore aujourd’hui des expressions raffinées pour dire la même chose), ils laissent entendre qu’ils sont intensément engagés.

Ce qui compte, c’est moins le mot « engagement » que l’intensité.

L’intensité de quoi ?

Eh bien, l’intensité de l’intensité.

Ecrire (pour un écrivain), ce serait comme de porter à son sommet le cours de l’expérience qu’est l’écriture.

Ça fait une boucle (écrire -> écriture).

Ça demande de l’énergie.

Du coup, il ne vous en reste pas beaucoup pour tout le reste (de l’énergie).

En tout cas, c’est un peu comme ça que des écrivains, aujourd’hui, comprennent la réponse de Beckett à la question « Pourquoi écrivez-vous ? » : « Bon qu’à ça ».

Alors, les écrivains ne répondent pas « Bon qu’à ça » (Beckett l’a déjà fait). Ils disent par exemple : « Parce que j’aime ça. » [1] — c’est tout aussi sobre, et moins agressif que « Je vous emmerde ».

Les écrivains sont polis. Quand une question semble convenue ou ressassée, on est tout à fait en droit de répondre : « Je vous emmerde. »

J’écris, et pour le reste, je vous emmerde.

On ne va tout de même pas se remettre à signer des pétitions.

Et pourquoi pas monter sur un tonneau, tant qu’on y est ?

L’autre jour, à la radio, un philosophe disait : « Je suis engagé dans mes conclusions. J’arrive à des positions philosophiques à partir du cheminement même de ma pensée. » Il n’était pas Sartre ni Foucault, ajoutait-il.

Ah bon, parce que Sartre il est monté sur son tonneau parce qu’un matin ça lui a pété ?

Il s’est dit : « Oh tiens, je vais monter sur un tonneau devant Billancourt et pour le reste, je vous emmerde. »

Les écrivains, eux, ils tirent pas de conclusions.

C’est pour ça que vous les voyez jamais sur des tonneaux.

Manquerait plus que les écrivains tirent comme tout le monde des conclusions de ce qu’ils voient ou de ce qu’ils savent.

Après, il y en a qui ont pris position à la télé, intensément.

L’une des caractéristiques de l’intensité, c’est qu’elle peut se voir. Par exemple, vous avez les cheveux en bataille ; vous vous penchez un peu trop en avant ; vous avez des montées et des descentes vocales ; vous roulez des yeux ; vous quittez le plateau en claquant la porte (s’il n’y a pas de porte, on imagine le bruit).

Mais l’important, bien sûr, c’est l’intensité stylistique, quand on est écrivain.

L’intensité stylistique, c’est quelque chose que connaissent bien les poètes et leurs amateurs. C’est le truc qui vous fait dire, même quand c’est pas en vers : « Ah, ça, c’est de la poésie. »

L’intensité, ça colle à la poésie comme le sparadrap au capitaine Haddock.

On a eu Rutebeuf, on a eu Scève, on a eu Laforgue, on a eu Ponge, on a eu des tas que vous connaissez pas parce que vous êtes persuadé que la poésie, c’est l’intensité.

Il y a des mots qui jamais ne renoncent.
Des mots toujours fervents. L’appui de la montagne. La ferveur des chambres. L’adossé des cailloux.
La poésie comme une porte battante sur la vie.
Effondrement de tout.
Vos ruines ne seront pas nos ruines.
Etc.
(j’ai mélangé de la poésie sociale-démocrate et de la poésie d’extrême-gauche ; l’important, c’est de bien saisir le ton général).

J’avais pourtant bien spécifié je ne sais plus où que quand vous dîtes quelque chose de gauche dans une forme de droite c’est comme si vous disiez quelque chose de droite.

Par exemple, vous prenez une phrase bien révolutionnaire et vous y poussez dedans un mot vague à poétique potentialité, lui-même introduit par un article défini, eh bien, si vous vous la récitez au moment-même où vous mettez la dernière main à la fabrication d’un cocktail Molotov, vous sentirez une baisse soudaine de motivation, et l’objet restera-là dans la chambre, la ferveur de la chambre et l’appui de la montagne, désœuvré.

Il ne faut pas croire que les renseignements territoriaux passent leur temps à boire des Pastis dans des bars : la nuit, ils écrivent de la poésie et des textes théoriques intenses et le matin, ils balancent tout sur les réseaux ou ils vont poser des questions au public du collège de France.

Et après on se demande pourquoi y a pas plus de monde dans les rues et pourquoi les intellectuels font le canard.

Dans la pétition signée par les artistes, il y avait quand même beaucoup beaucoup de gens du cinéma.

Et si vous vous étonnez qu’ils aient mis 6 mois à la faire, cette pétition, c’est que vous ne savez visiblement pas combien de temps ça prend de faire un film.

N’importe quel écrivain vous dira que faire un livre, ça prend une bonne année.

Donc dans six mois les écrivains signeront une pétition : novembre 2019.

Deuxième explication : contrairement à ce qu’on serait en droit de conclure, les écrivains ne font pas actuellement le canard, ils souffrent simplement d’un manque de légitimité. Ils se disent : « Mais si on lance une pétition, personne ne la remarquera, et on sera encore ridicules. »

« Et d’ailleurs, admettons que j’aille en manif — ou même sur un rond-point !! –, comment les gens sauront que je suis écrivain ? Ça se voit pas. »

Quand on est écrivain, la plupart du temps, ça se voit pas.

Si vous êtes un acteur ou une actrice, ça se voit, que vous êtes acteur ou actrice.

Quand vous êtes Michel Houellebecq, ça se voit, que vous êtes Michel Houellebecq.

Mais quand vous êtes écrivain, ça se voit pas.

C’est la raison pour laquelle il est possible (j’en connais) qu’il y ait des écrivains et des poètes sur les ronds-points ou en manif. Rien de ce qui est dit ici n’écarte cette éventualité.

Troisième explication : Nous, les écrivains, étant donnés notre sens du détail et notre hyper-sensibilité, on a la capacité de développer toute une théorie subtile sur la limite en deçà de laquelle l’Etat peut toujours légitimement être dit de droit (Etat de droit).

D’accord, y a 1 morte, 24 éborgnés, une demi-douzaine de mains arrachées et 280 blessures à la tête chez les manifestants, mais justement on peut l’écrire et je l’écris : dans un état autoritaire, je ne pourrais pas l’écrire ; c’est donc la preuve que je suis dans un état de droit, moi, en ce qui me concerne.

Non seulement ça, mais en tant qu’écrivain, je peux l’écrire intensément. C’est ma petite contribution.

Comme le colibri qui porte dans son bec son petit seau pour éteindre l’incendie.

Nous, les écrivains, on est un peu comme des colibris internes en médecine : on répare, on console, on soigne, on porte notre petit seau.

« Ferme ta gueule deux minutes et bouge ton cul » n’est pas une phrase qu’on dit à l’écrivain.

L’autre jour, l’attaché de presse de ma maison d’édition me disait : « La littérature, c’est devenu une niche. » En effet.

En effet, les ventes de romans diminuent au fur et à mesure que celles des livres de sciences humaines augmentent.

En période électorale, ou de forte activité socio-politique, les ventes de romans toujours diminuent (l’antéposition de l’adverbe « toujours » intensifie cette phrase).

Ce ça-va-de-soi devrait nous arrêter (sinon nous étonner). On se dit : « Naturellement, en période électorale, les gens achètent des livres électoraux, et l’argent qu’ils mettent dans les livres électoraux, ils ne le mettent pas dans les romans. »

Il n’y a pas de naturellement.

En la matière, rien n’est jamais naturel (ou rien jamais n’est naturel : intensification).

Agacés par cet état de fait, ou remontés par la situation socio-politique que vit notre pays (France), des romanciers pensent résoudre la difficulté en écrivant des romans politiques (des romans où il y a des pauvres).

Un roman où il y a des pauvres est un roman.

Le lecteur-trice de romans qui lit un roman où il y a des pauvres s’y plonge et le lit comme toujours il a lu des romans, pour quelle raison en serait-il autrement, le repose, se disant que ce roman est assez beau, ou intense parfois, et qu’il est bon d’attirer l’attention sur tel ou tel problème en passant par la fiction comme on passe par la Lorraine, est-ce que ce n’est d’ailleurs pas ainsi que s’y prennent les décideurs (de passer par la fiction comme etc), il est bon donc de prendre ou leur reprendre ce biais, dommage que ça ne marche pas et que les lecteurs préfèrent lire des livres de sciences humaines à présent, voilà-t’y pas que ce bordel dans lequel on est ne fait toujours pas remonter les ventes de romans.

C’est que, par dessus le marché, des historiens et théoriciens se sont mis à écrire intensément comme des romanciers.

Ce qui fait un 2-en-1 : vous lisez un truc intense, et en plus vous apprenez des choses.

Pourquoi acheter un shampooing ET un démêlant quand vous pouvez acheter un shampooing qui démêle en même temps ?

Il paraît que les écrivains et les poètes ont une hypersensibilité, qu’ils mettent dans leurs livres quelques mois avant ce qui va se passer dans le pays quelques mois après, grosso modo.

Ce qui fait qu’on pourrait lire dans leurs livres comme dans du marc de café.

La preuve, c’est que la police n’a pas anticipé la révolte en cours. Si la police lisait des romans, elle y aurait vu la révolte en cours. Le fait que la police et ses ministres n’aient pas anticipé la révolte en cours est la preuve qu’ils ne lisent pas de romans (ou alors des romans tellement socio-démocrates que ça ne compte pas).

J’ai un peu des doutes quant à l’hyper-sensibilité des écrivains et poètes (déjà, je me connais).

Je me demande s’il ne va pas falloir attendre que les Allemands reviennent occuper le pays pour qu’elle se réveille.

Déjà, faudra attendre que Paris ait froid et que Paris ait faim (je parle de ceux qui habitent plutôt dans l’ouest et le centre-ouest ; les autres, ils connaissent).

Vous avez déjà entendu une table de critiques littéraires préparant la rentrée début juillet dans un restaurant de fruits de mer ?

Moi oui.

Là, pour que la sensibilité se réveille, faudra attendre la Gestapo.

Je tiens à préciser que je ne souhaite pas que la Gestapo revienne juste pour réveiller la sensibilité des critiques littéraires qui préparent la rentrée en s’accordant sur les bouquins dont ils parleront dans un restaurant de fruits de mer. Qu’y a-t-il, d’ailleurs, de mieux à souhaiter que l’effondrement total des ventes de romans entre septembre et décembre ? Qu’y a-t-il de mieux à souhaiter que la fin de la littérature intense de septembre ?

Si la littérature est une niche.

[1réponse d’une célèbre romancière à une enquête parue récemment dans la revue Papiers.

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