Délit d’embuscade

Analyse et démontage de notre juriste

Notre juriste - paru dans lundimatin#93, le 16 février 2017

Lundi 6 février, au lendemain de la mise en examen des 4 policiers, l’un pour faits de viol et les 3 autres pour faits de violences volontaires aggravées, avait lieu à Aulnay-sous-Bois une marche pour réclamer Justice pour Théo. Le soir, alors que des affrontements démarraient à peine, plusieurs personnes étaient interpellées et placées en garde à vue. Mercredi 8 février, 16 personnes étaient déférées par le Procureur de la république de Bobigny pour répondre du délit d’embuscade en réunion : 5 majeurs, qui seront jugés en comparution immédiate, et 11 mineurs, présentés à un juge des enfants aux fins de mise en examen. L’occasion de s’intéresser à ce méconnu délit d’embuscade, qui pourrait bien, dans un avenir proche, devenir à la mode.

Le délit d’embuscade a été créé par une loi du 5 mars 2007. Souvenez-vous, c’était le bon temps : Nicolas Sarkozy était encore Ministre de l’intérieur, Pascal Clément Garde des Sceaux. Ce texte était manifestement pris en réponse aux émeutes urbaines de fin 2005.

Jugez plutôt : selon les nouvelles dispositions du Code pénal :

Constitue une embuscade le fait d’attendre un certain temps et dans un lieu déterminé un fonctionnaire de la police nationale, un militaire de la gendarmerie, un membre du personnel de l’administration pénitentiaire ou toute autre personne dépositaire de l’autorité publique, ainsi qu’un sapeur-pompier civil ou militaire ou un agent d’un exploitant de réseau de transport public de voyageurs, dans le but, caractérisé par un ou plusieurs faits matériels, de commettre à son encontre, à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission, des violences avec usage ou menace d’une arme.
L’embuscade est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
Lorsque les faits sont commis en réunion, les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 euros d’amende.

Vous avez bien lu. Ce qui est réprimé, c’est le fait d’attendre des policiers ou gendarmes ou quelques autres dans l’exercice de leur mission, dans le but de commettre à leur encontre des violences avec arme. Il s’agit de ce qu’on appelle une infraction de prévention, en ce sens que ce qui est réprimé ce n’est pas un acte commis qui aurait abouti à un dommage effectif, mais bien une intention d’en commettre un. On parle aussi d’infractions obstacles, c’est à dire destinées à réprimer un comportement avant qu’un acte dommageable ne survienne. Plus simplement et vulgairement, on peut parler d’infraction minority-report.

Oh, et puisqu’on en n’est pas à une saloperie près, j’en profite pour vous signaler que cette même loi de mars 2007 en a profité pour aggraver la peine encourue pour incitation à la rébellion (la rébellion, c’est fait de résister de façon violente à son interpellation), faisant passer la peine d’une simple amende à une peine d’emprisonnement. Pour quoi faire ? Souvenez-vous, dans la farine et la gifle, je vous expliquais que pour pouvoir interpeller puis placer quelqu’un en garde à vue, il faut pouvoir lui reprocher un délit passible de prison. Et bien oui, c’est très clair et assumé comme tel lors des débats parlementaires sur cette loi puisque le Garde des Sceaux Pascal Clément nous dit :

« Cet amendement [NB : celui qui créée le délit d’embuscade) prévoit enfin une peine d’emprisonnement de deux mois pour la provocation directe à la rébellion – actuellement seulement punie d’une peine d’amende de 7 500 euros –, afin de permettre le placement en garde à vue des personnes présentes lors des interventions de la police et qui incitent les habitants à s’opposer à l’action de celle-ci. ».

La messe est dite.

Au delà, que nous inspire l’apparition de ce délit de type minority-report d’embuscade dans l’arsenal répressif en 2007 ?

Classiquement, le droit pénal répugne à réprimer de simples intentions ou idées répréhensibles ; même dans l’hypothèse où une simple tentative de délit ou de crime est réprimée par la loi, encore s’agit-il de démontrer que l’action réprimée était effectivement engagée (on parle de « commencement d’exécution ») ; l’idée classique est en effet de laisser la possibilité à celui qui envisage de s’engager dans une action délictuelle ou criminelle de faire machine arrière (on parle alors de « désistement volontaire »), et ce n’est que lorsque le dessein délictueux ou criminel est matériellement engagé, sans retour en arrière possible, qu’il est punissable.

Le délit d’embuscade n’est pourtant pas la première, ni désormais la seule infraction minority-report. Le droit pénal connaissait déjà l’infraction d’association de malfaiteurs qui est devenue la pierre angulaire de la lutte contre le terrorisme, mais s’applique également en droit commun. Celle-ci était cependant traditionnellement réservée à la répression d’organisations bien structurées, en général tournées vers une délinquance d’appropriation, ou de trafic. Ce qu’il faut bien saisir, c’est la tendance nette qui se dessine désormais de vouloir pénaliser l’avant passage à l’acte proprement dit, sous une qualification suffisamment élastique pour permettre un large coup de filet, et ce même dans le cas d’actions à visée manifestement politique, et dont aucun bénéfice pécuniaire n’est escompté.

L’affaire du métro de Rennes en mai dernier en est une parfaite illustration :l’enquête était ouverte depuis plusieurs jours pour association de malfaiteurs avant les actions du métro à l’occasion desquelles les interpellations ont été organisées.

Depuis la mise en œuvre de l’état d’urgence, nous savons également que différentes mesures extrêmement restrictives de liberté peuvent être prises par les Préfets ou le Ministre de l’intérieur (interdictions de séjour, assignations à résidence, perquisitions…) au motif de raisons sérieuses de penser que le comportement de quelqu’un constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public. S’insinue donc de plus en plus dans la pensée policière, de la justice, et d’une manière générale de la société, qu’après tout il n’est pas anormal de prendre des mesures attentatoires aux libertés à l’encontre d’une personne à laquelle on ne peut pas imputer de faits répréhensibles précis.

Et, si le délit d’embuscade existe dans notre arsenal répressif depuis près de 10 ans, si celui d’association de malfaiteurs existe depuis plus longtemps encore, il est fort à parier que l’installation dans le paysage depuis maintenant plus d’un an de ce mode de pensée propre à l’état d’urgence, associée à des mouvements de révolte sociale, va précipiter davantage ce renversement de l’utilisation du droit pénal : il s’agira de moins en moins de punir un comportement délinquant ou criminel constaté, que de prévenir, en en organisant la répression, un comportement estimé déviant.

Pour autant, le droit pénal obéit à des règles destinées à assurer un minimum de protection des citoyens. Parmi les concepts clefs du droit pénal se trouve le principe de légalité des délits et des peines, c’est à dire que la loi doit définir de façon suffisamment précise les comportements qu’elle réprime, afin que chaque citoyen puisse ajuster ses agissements en conséquence, puis, le cas échéant, organiser utilement sa défense devant un Tribunal. Une autre règle fondamentale du droit pénal est celle de l’interprétation stricte de la loi pénale, qui commande que dans le flou d’un texte, on en privilégie l’application la plus restrictive.

Passons maintenant notre délit d’embuscade au crible de ces deux principes.
L’embuscade, selon la loi pénale, est donc le fait d’attendre un certain temps (combien de temps ? Mystère….) en un lieu déterminé (quel lieu, de quel périmètre ? Là aussi mystère…). J’ai trouvé quant à moi deux maîtres de conférence en droit (ici et ) qui ont certes des avis divergents sur l’utilité de ce délit, mais estiment tous deux que cette définition quelque peu floue ne devrait sans doute pas passer la barre d’un contrôle de constitutionnalité, pour violation du principe de légalité. Il se trouve que ce texte n’a pas fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité après son vote ; néanmoins, l’ouverture du contrôle de constitutionnalité par le biais des questions prioritaires de constitutionnalité depuis 2010 rend encore possible l’examen de ce texte par le Conseil Constitutionnel à l’occasion d’une affaire le mettant en jeu ; encore faudrait-il que la question soit posée.

Plus amusant encore qu’un délit inconstitutionnel, il y a cette idée défendue par notre Maître de conf’ basse-normande, que vu le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, puisque la loi définit l’embuscade comme une attente dans le but de commettre des violences avec arme, alors ne saurait entrer dans le champs de l’embuscade l’attente en vue de commettre des choses différentes des violences avec arme entendues stricto sensu : viol, actes de torture et de barbarie, assassinat. Bon, ne vous emballez pas : je ne vous conseille pas, dans l’hypothèse où vous seriez placés en garde à vue pour délit d’embuscade, de dire que vous attendiez pour tuer un flic ou le torturer ; d’ailleurs la Maître de conf prévient : les juges, pas toujours très à cheval sur les principes, pourraient être tentés par une interprétation extensive du terme « violences », et vous coller encore plus cher.

Bref, voilà pour l’aspect théorique, déjà un peu flippant : un délit dont l’objet est de sonder votre âme pour y traquer l’intention belliqueuse, bien flou, probablement inconstitutionnel. Passons maintenant à l’aspect pratique.
Je me demandais si l’utilisation de ce délit était une première en France, car je n’avais en mémoire aucun autre exemple, et certains des avocats lors de l’audience de comparution immédiate ont indiqué n’avoir trouvé aucun précédent. Et bien j’en ai trouvé deux ; oh, j’en ai sans doute loupé quelques uns, non médiatisés ou qui n’ont pas fait l’objet d’une entrée dans la base de donnée légifrance. Mais disons qu’en bientôt une dizaine d’année, ce délit a dû être poursuivi entre 2 et, disons au doigt mouillé, une trentaine de fois, ce qui donne quand même une idée de la pertinence du travail de notre législateur.

S’agissant de ces deux cas, il s’agissait dans le premier, d’un jeune homme à qui il était reproché de s’être posté sur un toit avec des pierres dans l’attente de l’arrivée des forces de l’ordre, et dans le second, d’un homme à qui il était reproché d’avoir fait venir la gendarmerie sous un faux prétexte, permettant à son co-auteur de tirer avec une arme à air comprimé sur les gendarmes. Nous observerons que dans la deuxième affaire, l’usage d’une arme ayant été effectif, une autre qualification pénale (comme complicité de violences avec arme et préméditation) aurait tout à fait pu être retenue, et on ne voit pas bien ce que cette histoire d’embuscade, qui par définition, veut que les violences projetées n’aient pas été perpétrées, vient faire là-dedans. Mais voyons plutôt ce qu’il en était dans notre histoire jugée à Bobigny.

D’après les récits de l’audience qui ont pu être faits (lire ici et, récit le plus précis sans doute, celui de Mediapart ), dans un contexte d’interventions de policiers en lien avec un début d’échauffourées suite à la marche organisée en soutien à Théo, l’accusation soutenait que le délit d’embuscade était matérialisé par deux éléments :
— 1. que les personnes avaient été interpellées à proximité de pierres amassées dans une brouette (les fameuses « armes » qui étaient destinées à être utilisées pour commettre les violences donc)
— 2. que les éclairages avaient été coupés.

Comment l’éclairage avait été coupé, par qui ? Manifestement l’enquête ne l’a pas démontré. L’un des 5 majeurs avait adressé un message sur snapchat dans lequel il écrivait « coupage de lumière dans 5 minutes ». Voilà pour la démonstration de la participation pour les 16 personnes interpellées (nos 5 majeurs mais aussi les 11 mineurs, dont nous verrons le sort tout à l’heure) à une entente en vue de plonger le quartier dans l’obscurité et ainsi matérialiser l’embuscade.

S’agissant des pierres amassées dans une brouette, là encore, pas réellement d’autres éléments que la seule présence de cette brouette à proximité du banc métallique autour duquel les 16 auraient été interpellés. Autour du banc, vraiment ? Deux des majeurs ont indiqué avoir été interpellés plus loin et avoir été ramenés à proximité du banc par les policiers eux-mêmes. Argument écarté par le Tribunal qui les a condamnés.

Il faut ensuite avoir attendu un certain temps, selon le texte définissant l’embuscade. Là encore, l’enquête ne démontre rien, en dehors de la présence sur les lieux au moment de l’interpellation. Certains des prévenus ont expliqué avoir été simplement de passage, venant de tel endroit pour se rendre à tel autre ; déclarations non vérifiées (en tentant de prendre par exemple contact avec d’éventuels témoins pouvant confirmer ou infirmer les emplois du temps) lors de l’enquête, et là aussi écartées par le Tribunal.

Une dernière précision à propos des « armes », dont la présence constatée est exigée par le texte qui définit l’embuscade, puisqu’il s’agit de démontrer que les personnes avaient pour but de commettre des violences avec arme. Notre Maître de conf caennaise de tout à l’heure expliquait qu’à son sens, devaient être exclues du champs d’application de ce texte les armes dites par destination (vous reporter à la Farine et la Gifle où j’expliquais le concept d’armes par destination) ; en effet, vous comprenez bien que puisque à peu près tout objet (y compris de la farine pâtissière, donc) peut être utilisé comme une arme, il suffit de vous retrouver à attendre tranquillement votre pote en manif’ à proximité de tessons de bouteille abandonnés, d’un tas de caillou ou de je ne sais quel objet improbable mais un peu contondant pour pouvoir vous faire imputer un délit d’embuscade.

Vous voyez comme moi le potentiel que recèle ce délit d’embuscade en terme de maintien de l’ordre : un prétexte idéal et facile pour interpeller à peu près tous ceux et celles qui traînent en fin de rassemblements, manifestations, et qui ne seraient pas très motivés pour rentrer chez eux vite fait bien fait dès qu’un uniforme pointe le bout de son nez ; quitte à embarquer dans le lot de simples passants ou spectateurs. Pour la présence d’armes, l’imagination policière pourra faire le reste, car nous sommes cernés d’armes par destination. Amusez-vous en sortant de chez vous en observant la voie publique, vous verrez, c’est édifiant.

Élément intéressant signalé dans l’article de Mediapart : les 11 mineurs, quant à eux, n’ont pas été mis en examen par les 3 juges des enfants différents auxquels ils étaient présentés, ces juges préférant retenir le statut de témoin assisté. En d’autres termes, cela signifie que les 3 juges pour enfants ont estimé qu’il ne disposaient pas d’assez d’éléments (en raison d’un obstacle de droit, ou d’un manque d’élément probant, on ne sait pas) pour mettre en examen, et partant, renvoyer en l’état des éléments du dossier devant une juridiction de jugement ces mineurs. Je ne sais en revanche pas si le parquet a entendu contester ces décisions.

En conclusion, l’enseignement pratique à tirer de cet exemple de l’utilisation à Bobigny du délit d’embuscade est sans doute qu’il est nécessaire de ne pas négliger le combat militant sur le plan juridique, ce qui nécessite un minimum d’organisation. La constitution de collectifs militants pour élaborer une réflexion et une stratégie sur ces questions, dont la question du recours à des avocats compétents et réactifs, paraît nécessaire. On n’élabore pas seul devant un Tribunal une question prioritaire de constitutionnalité. Or, dans notre exemple de délit d’embuscade, si une telle QPC aboutissait, alors ce délit serait définitivement neutralisé, et l’on voit qu’une bonne défense individuelle peut avoir un intérêt collectif. Certaines initiatives ont déjà eu lieu, à Limoges (avec un atelier notamment sur l’autodéfense juridique) ou à Rennes avec la création du Comité Contre la Criminalisation du mouvement social (Cococrim pour les intimes) qui a organisé des tables rondes récemment ou encore les interdits de manif pour le volet administratif . Je signale également la cagnotte constituée pour soutenir les mis en cause dans des procédures judiciaires du 93 parce que se défendre suppose souvent de l’argent pour rémunérer ses défenseurs, même si certains avocats font bien le job rémunérés à l’aide juridictionnelle.

Car il n’est pas question ici de dire que les 5 condamnés de Bobigny ont été mal défendus par des avocats incompétents. Le cadre procédural de la comparution immédiate est évidemment un obstacle au déploiement d’une défense de la meilleure qualité, laquelle impliquait notamment, dans ce cas particulier, d’avoir le temps d’effectuer les recherches juridiques nécessaires. Or c’est ce cadre de la comparution immédiate qui est systématiquement privilégié par les parquets en réponse à des situations de violences urbaines. La question de la temporalité judiciaire, dont le Procureur de la République est le premier maître, est fondamentale, et refuser par principe la comparution immédiate, comme les avocats signataires de cet appel publié ici l’ont rappelé, n’est pas un combat d’arrière garde.

Aussi, jeunes des quartiers populaires, militants, manifestants, et plus généralement populations cibles, informez-vous, organisez-vous, et défendez-vous aussi sur le plan du droit. Car l’arsenal répressif est là : il vous attend, depuis un certain temps, dans des lieux déterminés, dans le but de faire s’abattre sur vous la violence étatique. En embuscade.

Notre juriste Conseil et analyse juridique pour le site lundimatin. Retrouvez-là sur twitter: https://twitter.com/Juristematin
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