Coups de grâces

Du pouvoir symbolique II : appropriations et Destitutions esthétiques

paru dans lundimatin#313, le 22 novembre 2021

Vous êtes-vous déjà demandé
pourquoi on peut regarder dans les yeux la nuit et non le soleil ?
Chiara Merlo, Coup de grâce, 2016

« Est-il déjà possible de transformer nos énergies en natures mortes ? » demande Samuel Belfond à Anne Imhof suite à sa session de performances à tendance blockbusterdans une institution parisienne : une question sensible à chaud d’il y a déjà une semaine ou deux, soit une éternité pour les temps consommés de nos attentions évènementielles. Un fil brûlant dont les cendres rejoignent avec latence et patience ici les reflets d’eaux politiques glaciales des structures d’influences culturelles et artistiques, de leurs instrumentalisations historiques incessantes et de leurs retournements narcissiques actuels.

Il sera question ici de contribuer à discuter en quoi cela est finalement une bonne nouvelle, esthétiquement et politiquement, qu’on mette enfin un terme à ces faux-semblants émancipateurs universalistes de l’artiste et de ses responsabilités socio-économiques, que se dévoile un peu plus l’articulation des mythologies de l’histoire de l’art comme instrument de contrôle politico-cognitif d’un corps social et des personnes qui en constituent son « milieu culturel ». Dernièrement nous nous sommes retrouvé.es à quelques moments opportuns, nous avons pu écouter les murmures et les dégoûts, les frustrations et les fascinations, y observer anecdotes et coups d’éclats, débats entre deux bières des empirismes institutionnels et de retours néophytes externes.

Comment cette expérience médiatico-esthétique totale qu’a été la proposition du duo Imhof- Douglas a achevé le tableau de l’impasse du geste subversif en art, des potentielles puissances de transformations symboliques collectives par l’engagement dans les sphères officielles reconnues, ces milieux légitimes et visibles de la création dite contemporaine ?

Des coups de grâces qu’il convient de témoigner, d’analyser dans la limite des lumières et des ombres de nos privilèges, partager un pavé de plus dans la marre de nos paradoxes, les nommer. Il paraît qu’une partie du public demande le remboursement de sa réservation pour la performance d’Imhof, les raisons entendues invoquées étant que les personnes n’ont pas été satisfait.es du moment, du spectacle, que cela ne correspondait pas aux attentes. Pas assez divertissant peut-être ou trop de monde en masse pour voir quoi que ce soit d’une de ces soirées sûrement.

Il est paradoxal que dans une obscurité totale, notre œil ne voit pas du noir. Physiologiquement, l’absence complète de lumière n’est pas une information de couleur nulle. En l’absence d’information, notre cerveau continue à interpréter les influx nerveux que lui transmet la rétine. Ce bruit interne à la vision est optiquement mesurable. C’est ce que les allemands nomment l’ « Eigengrau », le « gris intrinsèque » ou « gris intérieur ». Qu’est-ce que ce gris intime ? C’est le rayonnement que renvoie l’excitation du nerf optique quand il fonctionne à vide. Là où il n’y a plus rien à voir, ce qu’excite la peinture visionnaire, c’est la capacité auto-vibratoire de l’œil humain. Ce que révèle la stase mélancolique dans son profond jadis, c’est que l’avenir ne peut être encore que vie. Une vie qui reprend sa course, revendique le regardeur, le ressaisit plus fortement que jamais ; quand bien même toute lumière aurait disparu, se serait éteinte. Reste alors un rayonnement, cette lumière des astres morts, que l’œil éprouve comme «  gris intérieur », comme auto- affectation du regard par lui-même. Cette auto-affectation vibratoire, qui est en définitive l’auto- affectation de la vie même, est une expérience concrète dont le nerf optique constitue le support.

Le gris est passage, son immensité tranquille transforme toute mélancolie en recueillement.

Olivier Long, « Peintres offshore, Qu’est-ce que le métamodernisme en peinture ? »
Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, Numéro 01, juin 2014.

1. APPROPRIATIONS : INVASIONS COGNITIVES ET ICONOPHAGIES CONTEMPORAINES

« Quand on ne peut plus coloniser les territoires, on colonise les cultures » nous dit l’artiste, danseuse et activiste Habibitchpour définir l’appropriation culturelle et son histoire coloniale systémique en Europe. Qui n’est qu’une citation de toute la pensée-action qu’elle positionne via sa performance Decolonize the dancefloormais qui nous apparaît résumer avec justesse le processus de consommation des héritages immatériels, symboliques et somatiques qui est aussi à l’oeuvre désormais de manière générale dans notre environnement néo-libéral vis-à-vis de toute position déviant du modèle dominant et de ses normes. Le tout dans le contexte de mondialisation immédiate de nos échanges et de nos mises en réseaux qui en accélèrent les principes historiques de mimétismes et de transmissions collectives, où tout semble à portée de pouce et de reproduction, d’influences de représentations.

http://www.lafayetteanticipations.com/fr/manifestation/warm-session-avec-habibitch

Du côté des rapports de genres et de leurs rapts intellectuels peut se mettre en parallèle ce qui est nommé officiellement « l’effet Matilda » en sciences notamment, où les compagnes et les collaboratrices qui contribuent souvent à part égale avec leurs homologues masculins au travail de recherche sont invisibilisées, silenciées et dépossédées de reconnaissance professionnelle, lorsque leur carrière n’est pas juste stoppée net pour cause d’enfantements et de toute l’intendance autour de la famille ; tendre pensée pour Mileva Einstein. Cet effet a aussi son masculin « Mathieu » : dans un contexte capitaliste individualiste à tendance starification, le travail d’équipe est inévitablement pris dans la compétitivité du leadership et de ses luttes d’influences au profit d’une figure de proue. L’intersection du patriarcat en accentue les rapports de dominations préexistants, c’est-à-dire encore plus easy pour un « hsbc » de récolter les lauriers. Ce à quoi peut bien sûr aussi s’accumuler l’histoire du racisme et des discriminations actuelles qui en découlent : le pouvoir est un capital qui confère la légitimité de la reconnaissance et la facilité d’en user, consciemment ou inconsciemment, pour prendre tout ce qui est portée de main, d’idée ou de regard. Pour son propre profit, pour déposséder les « adversaires » de toute possibilité de contre-puissance, pour installer un monopole confortable, pour ne pas avoir à se remettre en question.

Dans l’histoire de l’art nous pourrions peut-être parler d’un « effet muse » pour une bonne partie du XXe siècle et de ses dites avant-gardes sur le même principe, qui repose sur l’objectivation sexuée et l’esthétisation sexuelle des personnes assignées femmes d’une part, sur la mythologie de la figure subjective du génie transcendant des sujets masculins d’autre part. Une construction sociologique saisie dès Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe et qui continue d’être déconstruite chez Le Génie Lesbiend’Alice Coffin, une élaboration historique de l’art sur plusieurs siècles démontrée régulièrement dans les chroniques de Margaux Brugvin par exemple. Encore aujourd’hui des couples hétérosexuels d’artistes se retrouvent tronqués lorsqu’on les diffuse ou les cite, l’entité féminine disparaissant des titres et des articles de presse, ou vaguement nommée « la femme de ». Elle s’appelait Jeanne-Claude, elle n’était pas une côte de Christo.

.Beautés zombies et transparences éthiques

Depuis ces situations il est intéressant de voir comment le couple d’artistes Anne Imhof et Eliza Douglas anticipent et définissent leurs statuts et leurs légitimités, de quel geste est à qui et de comment cela est reçu publiquement, de comment elles s’associent et se dissocient, comment elles tentent de déjouer ces effets de sélections médiatiques ou du moins les utilisent pour s’y positionner comme il leur sied. Les histoires de muses rejoignent chez elles celles de la mode et de la haute-couture, du statut encore plus problématique du modèle et du mannequin, des vieux fantômes de Pygmalion et de la consommation des désirs, de leurs injonctions induites. Leur histoire est aussi celle de deux femmes occidentales en dehors de l’hétéronormativité dont les enjeux de rapports de pouvoirs et de légitimités sont spécifiques : la conquête de l’usage des images assignées des corps et leurs possibilités de fluidités, l’élaboration de collaborations alternatives à ces sytèmes de dominations, de relations des gestes de créations-représentations plus saines, plus justes, plus vraies sont des pistes qu’elles semblent creuser depuis un moment.

Des problèmes aux intrications multiples où le principe d’« une bonne solution » paraît difficile à appliquer, nous nous garderons bien d’avoir l’ambition d’y répondre, mais nous nous permettons cependant de douter du caractère authentiquement subversif et sain des procédés d’invitations et de mises en oeuvres autour du duo, des personnes assignées racisées notamment ainsi que des liens politico-économiques corrompus du monde de l’art avec ceux de la mode et de la finance, de toutes ces élites qui se partagent le gâteau des symboles et des stéréotypes lucratifs. De ce qui est possible de garder efficacement engagé dans ce contexte.

Cette carte blanche à Anne Imhof au Palais de Tokyo n’est en effet qu’un reflet sans surprise de tactiques qui n’ont jamais eu la moindre chance d’aboutir à une réelle transformation collective esthétique, une constante désillusion metamélancolique dont nous nous demandons à quel degré de positionnement éthique et esthétique le duo se place, à quel niveau exactement de cynisme narcissique surtout. C’était déjà mort avant même d’être montré en tant qu’œuvre, la vie est déjà-toujours ailleurs comme le cite rapidement Belfond en fin de critique et tribune : les engagements poétiques vivants existent, ils existent en pleins d’endroits et moments ces derniers temps mais certainement pas dans les musées et les palais, et encore moins dans le confort post-boomer-punk d’une lionne d’or, et ce malgré tou.te.s les kids mannequins-performers qui ont bien voulu y donner leur énergie et leur image. Natures Mortes donne alors à voir et à penser un tableau d’archives et de mémoires rétrospectives, des conservations qui deviennent conservatrices de nos ubris.

Des barricades berlinoises de fins de siècles et des assignés banlieusards à moto instagrammables qui font beaucoup de bruit en roulant dans leurs parcours sécurisés à l’extérieur, leurs lignes à ne pas dépasser devant les peintures à l’intérieur - où tout autour de ce ballet-token de subculturesse presse la foule en majorité nassée qui sature les mémoires des smartphones pour partager ce « moment spectaculaire », so post-exotic n’est-ce pas. Des masques sanitaires à ne pas enlever sous risque des offensives rugissantes d’une Eliza Douglas au rôle de 1er violon dans cet orchestre, dont la cheffe-âmesoeur circule par messages dans l’ombre de l’influence des mouvements de masses zombies. Qui hurle elle aussi sur le public avons-nous entendu dans les murmures, mais sur celui du dancefloor des soirées VIP lorsque ça sort de son contrôle, que les comportements et les corps s’obstinent à vivre en déviations de ses visions.

La pression des pouvoirs et des voracités mondaines deviennent ultra-contrôle permanent défensif, urgente nécessité de maîtrise des environnements, de ce combat quotidien au milieu de tous ces entourages sécuritaires, de ces commissariats sanitaires et de ces logistiques économiques et de ces élites prédatrices : le rôle d’artiste-star n’a pas l’air très enviable, ne pas mordre revient à se faire manger.

De ce point de vue le principe de natures mortess’accomplit complètement : une réussite de mises en abîmes des réappropriations symboliques par le duo Imhof-Douglas de la quasi totalité des gestes iconographiques qui ont jalonné les dernières décennies de luttes et de pensées, autant politiques qu’artistiques. Un panorama reflétant ce qu’il restait d’idéaux déjà en cours de dépérissement et dont l’entrée dans l’espace muséal officiel en a littéralement achevé à coup de hâche-flash trendy sa digestion dans le système de représentation dominant, conventionné, passant des marges aux post-normes, nouvelle mode swag en pleine lumière, une dépolitisation par esthétisation à grande échelle de plus, qui y met une touche fatale.


Des scènes-miroirs de nos systèmes de visibilités, de nos problématiques symboliques et de nos impasses médiatiques qu’elles nous livrent en pots pourris presque trop bien maîtrisés, où la rage qui meut ces corps se retrouve atomisée par l’échelle industrielle, une ligne de crête du non-spectacle qui met à vif tous les rouages du spectaculaire, attise les egos numériques et les fascinations morbides de nos cavernes videoprojetées. Les artistes ne nous émancipent pas du système mais au contraire en accentuent l’aliénation, les boucles se bouclent et le public consent lui-même à devenir mort-vivant. Une mise en lumière à cru de nos manipulations d’algorithmes obscurs qui met chaque personne du public face à ses soumissions volontaires et ses positionnements vis-à-vis du collectif : ça se tient en cohérence de tous ces paradoxes-impasses précédemment cités, de comment ça pousse le bouchon de la désillusion jusqu’à la nausée. Mais cet enjeu de l’engagement politique comme esthétique, comme inévitable rapport de force et d’influence avec les institutions, ambigu et irrésolu, nous nous demandons à quel niveau d’anticipation et de cynisme il est vraiment pensé et assumé par le duo, signifié.

C’était triste cette édition « fanzine » distribuée dans le bâtiment en début de performance, deux A4 fluo agrafés où au milieu des photos-figures trône le texte de la n°1 du Palais, le même texte que dans l’édition carré-collé de l’expo ; pas de trace des interviews des artistes ou des mots de Paul B. Preciado de cette même édition. Pas de grâce ni de graisse, juste une vague imitation de l’histoire de l’auto-édition, sans urgence. Merci Emma Lavigne, tes mots sont doux mais lisses avec ses éléments de langages en creux, joli support de communication. Sérieusement, qui a décidé de ça ? Quelle part de choix reste-t-il à l’artiste avec ce genre d’échelle d’enjeu ?

.Réseaux et interdépendances iconophages

« Spécifiquement produits pour être consommés ou détournés de leur destination première pour être ingérés, ces artéfacts figuratifs ont non seulement pu être regardés, mais encore incorporés sous forme solide ou liquide. Mais comment expliquer pareille attitude à leur égard ? Pourquoi prendre en soi une image, au risque de la détruire, plutôt que de la contempler à distance, sagement ? Quels imaginaires traversent ces désirs d’incorporations ? », un extrait de la 4e de couverture de Les iconophages, une histoire de l’ingestion des images, publication de l’historien de l’art Jérémie Koerig en 2021, qui explore nos histoires avérées d’ingestions alimentaires iconographiques pour une recherche d’effets transcendants et multiples selon les cultures et les époques. Ça fait 6000 ans que ça mange des images on dirait. Tout à fait de saison dans notre ère de gavages numériques et de beuveries de selfies, particulièrement avec ce milieu socio-professionnel de la production de vêtements, hautes-coutures de styles à la mode qui jonglent entre l’anticipation des tendances et l’influence massive sur les comportements par opérations neuro-marketings.

La porosité de l’art avec les autres secteurs de créations et de productions de richesses n’est pas nouvelle n’est-ce pas, au fil des siècles celleux reconnu.es comme « artistes » naviguent entre les marteaux et les enclumes des politiques et des religions, des idéologies et des marchés  ; le pouvoir symbolique reste tenu en laisse pour un cercle d’initié.es, une chasse gardée et systématisée, hiérarchisée par les vocables des politiques publiques post-68, de ce qui est ou pas Culture, de ce qui doit « divertir et instruire » les masses et de ce qui va « valoriser et transcender » les élites qui collectionnent et qui dînent avec de longs concepts abstraits. L’OPA sur le « monde de l’art » à l’oeuvre par les industries de la mode et les marchés financiers - kikou Jeff Koons - depuis au moins deux décennies devient simplement aujourd’hui de plus en plus visible, ou bien plus assumée.

Dans le métro parisien en ce moment il y a de jolies affiches publicitaires pour le Louvrequi s’associe à Uniqlo pour une saison so arty, top partenariat avec les Ouïghour de factodonc aux dernières nouvelles des multinationales qui font faire leurs produits en terres chinoises. Ou peut-être que désormais dans le monde d’après les catégories se sont fluidifiées aussi, lumières et ombres, insider or outsider, polarisation des milieux aux tendances lucratives et de celleux qui sont en-dehors, qui refusent de jouer le jeu des exploitations narcissiques et creusent leurs tranchées dans l’obscurité non-monnayable. Nous pensons à toutes les autoéditions qui se font actuellement entre MarseilleetParis, qui affrontent précisément les phénomènes de dépendances économiques et historiques de leurs vocations éthico-esthétiques, le retour des poèmes et des regards à vif de vivre, les plasticités de nos langues et de leurs sémantiques qui muent et se meuvent en collectifs horizontaux.

Le partenariat entre Burberry et le Palais de Tokyo pour le projet Imhof-Douglas n’est pas non plus le premier pour l’institution - by the way merci pour l’open-bar et la danse sur scène à la fin du djset, cette structure publique est en elle-même un exemple type de l’histoire française de nos « politiques culturelles » et de leurs transformations en ce début de XXIe siècle, des problématiques institutionnelles, étatiques, légales et symboliques que les dernières publications de l’artiste-chercheur Guillaume Maraud mettent en exergues, y ouvrent des pistes de réflexions exigentes. Le réseau Documentions Arta aussi mis en lumière à plusieurs reprises les paradoxes et instrumentalisations des enjeux des « luttes actuelles » comme un effet de communication de surface, qui dans les faits et manières de fonctionner de ce genre d’institution-usine artistique garde un système de conservation sclérosé : de qui décide, qui choisit qui décide, et de qui est montré et comment cela est reconnu. C’est finalement toujours la même soupe dans la même marmite très sale pour paraphraser l’ingénieure et entrepreneuse burkinabè Ragnimwendé Eldaa Koama lors du dernier « Sommet Afrique-France 2021 », lorsqu’elle s’adresse à Emmanuel Macron en direct. Voulons-nous continuer à faire à manger dans la même marmite sale de ce passé pourri ? Si le repas est avarié alors les convives risquent de ne pas venir, de déserter la table, en laissant l’hôte.sse solo face à son plat nous prévient-elle.

Ici en fRance comme dit Habibitch cela ne paraît pas vouloir changer : pourquoi ça lâcherait la puissance du confort ? Dernier exemple en date entendu entre deuxdrinks : une rencontre presse pour le prochain cycle de l’exposition du Palais qui traite entre autres choses de décolonnisations, la commissaire en tête de proue répond aux questions des journalistes, l’un d’elleux lance la patate chaude en demandant sa position à elle personne issue de la blanchité privilégiée avec un certain pouvoir de décision et de représentation, par rapport à ces questions d’héritages et ces propositions en conséquences, en quoi ça fait avancer le schmilblicken résumé... Et là, pas de réponse vraiment cohérente et surtout pas anticipée, pas vue pas pensée en amont du projet, alors un moment de flottement et de tentatives d’exemples sur la brèche des réappropriations dont le journaliste a dû tristement se régaler. On ne choisit pas ses origines, ses privilèges et ses dominations, mais nous prenons le risque de choisir comment en user, les retourner de manière pensée, alliée. L’ère des tokens c’est fatiguant, un peu plus d’ingéniosité s’il vous-plaît. « Nous ne mangerons plus à votre table » nous prévient encore Madame Eldaa Koama.

Sein après ablation
Lee Miller, 1930

2. DESTITUTIONS : DÉSERTIONS ET RESTITUTIONS SYMBOLIQUES

Destituer ce n’est pas d’abord attaquer l’institution, mais le besoin que nous avons d’elle. (...) Le geste destituant est désertion et attaque, élaboration et saccage, et cela d’un même geste (...)
Maintenant, Comité Invisible, éd. La Fabrique, 2017

L’absence, le retrait systémique comme force de présence signifiante déjouant les pouvoirs constitutants/constitués font partie de cette hypothèse de destitutions qu’avançait en son temps déjà loin le Comité Invisible, qui se retrouve chez Guillaume Maraud lorsqu’il parle d’abolitions des structures actuelles artistiques. Un abolitionnisme des institutions légitimantes des valeurs esthétiques qui saisisse frontalement les enjeux post-coloniaux, post-capitalistes et post-transféministes ; post-symboliques qui fuient les musées et les palais, des poétiques quotidiennes impossibles à mettre en vitrines, des brise-glaces pour les masses pour s’approprier le continuum performatif médiatique ainsi que les gestes tangibles qui font y signe et symboles, liens esthétiques qui font lieux de résistances cognitives. Des gilets jaunes et des drapeaux noirs, des fêtes et des danses, des vies et des morts, des vérités et des justices.

.Belles laideurs et laides beautés

Destituer et abolir, ce n’est pas conquérir et s’approprier, c’est au contraire laisser la place, faire place pour ces zones grises du vide optique, « Eigengrau »  ; cette insidieuse différence entre consommation et contemplation, un équilibre tranchant qui se retrouve à certains moments de Natures Mortes, lorsque les gestes gardent une retenue à double lame, un less is moregénéreux dans la conscience de ses représentations et de sa frontalité avec le public qui devient au-fur-et-à-mesure incisive, existence, agressive et inévitable. Une justesse désillusionnée qui était tangible en 2017 dans Faust car beaucoup moins spectaculaire, le contexte autant politique qu’architectural du Palais de Tokyo était en défi en soi avec les problématiques qui traversent les formes d’Anne Imhof et d’Eliza Douglas ; on dirait qu’elles achèvent leurs propres limites d’engagements et de convictions, même si nous avons entendu qu’elles ont de manière pratico-logistique bien secoué en hors-confort la structure hôtesse de ces installations traversées de transes swag. Au pays des aveugles les borgnes sont rois et reines.

Le Beau devient laid et le Laid devient beau - aka les swags : Paul B. Preciado vise encore une fois juste dans son adresse éditée pour le projet de l’artiste « Après la beauté... ». Une poétique organique de renversements des symboles par épuisement de leurs usages, de redéfinitions plus que de réappropriation nous semble-t-il : laisser couler ce qu’il restait de vie dans ces mémoires, regarder les crêtes droit dans les yeux, envahir l’espace médiatique et cognitif comme un étendard sémantique. « Faire partie du problème » et en faire table rase avec ces deux dispositifs vidéos qui se bouclent entre les vagues et le fouet et les lys et le rythme du corps-regard, deux boucles vidéos Untitled(wave) et Deathwish qui restent honnêtes, sensibles dans le déchirement des paradoxes mis en abîmes. L’infinie impossibilité du geste qui fait signe.

Untitled(Wave)
Anne Imhof, featuring Eliza Douglas, 2021

Nous nous sommes retrouvé.es par hasard à visiter l’exposition à plusieurs reprises avec des personnes aux yeux politiques et esthétiques quasiment opposés, de générations différentes aussi, de droites, binaires, à l’ancienne : ces vidéos ont été les seules pièces qui nous a semblé les dé-ranger, où nous avons pu observer une réception inconfortable des représentations qu’elles ont l’habitude de nier et de remettre en question, qui là les mettent en situation de fascination frontale et d’existence indiscutable, indéniable. Ces moments se retrouvent dans les compositions musicales d’Eliza Douglas, les installations mécanisées sonores et les mises en mouvements humaines, sa voix et sa présence qui n’arrivent pas à mourir et qui rôdent dans cette ambiance post-indus’ répercutée. Effets synesthésiques à la limite du syndrome de Stockolm sur la foule pendant la performance, de comment induire les comportements par recoupements de datas-espaces, d’états de scènes et d’épuisements maîtrisés. L’effet de scandale et de provocation devient zombie aussi peut-être. Ça joue des limites des signes historiques pour instaurer ces néo-normes, cette subversivité silencieuse du style à la mode des figures exponentielles, comme un sommier marbré jeté dans la mare qu’il devient impossible de nier ou délégitimer.

Un portrait d’époque qui cependant se perd dans ses spectres d’efficiences sur ses restes de chips, qui a reçu une myriade de réactions critiques, colériques, frustrées, accusatrices, révoltées d’une partie du public et des jeunes générations d’artistes particulièrement, face à ces paradoxes d’engagements politiques et de positionnements esthétiques. Des exigences et des attentes quasi providentielles par rapport aux précédentes pièces d’Imhof-Douglas, du statut d’icônes de contestations impossibles à tenir et des impasses qui leur ont fait face dans Natures Mortes, sans oublier cette période covidée qui n’épargne personne. La proposition-provocation du duo nous semblein fine aboutir vers une mise en action du processus de deuil symbolique, institutionnel et politique inévitable que les prochaines générations doivent affronter, pour ensuite-maintenant amorcer les transformations et les transmutations qui s’annoncent déjà en-dehors des lumières des palais gouvernés. Ce temps d’acceptations de nos frustrations et de nos limites, de nos angoisses narcissiques et de leurs instrumentalisations, il nous semble nécessaire en vue de l’élaboration de phénomènes destituants et d’innovations collectives alternatives, en pleine conscience. Accepter les pertes et les dévitalisations historiques, dans cette optique les coups de grâces sur le punching-ball Anne Imhof font pousser les urgences et les discussions ailleurs : pose-t-elle une position qu’elle sait déjà perdue d’avance ?

.Frustrations, désertions et destitutions

L’on devient esclave à cause de la peur de la mort. Mais l’esclave, parce qu’il est porteur du désir de liberté et incarne l’Esprit, tandis que le maître repose sur sa dépendance à l’esclave, finit par retourner la situation et se libérer du maître.(...) Nous l’emporterons car nous sommes plus nombreux, plus puissants, plus créatifs, plus courageux que ces psychopathes qui jouent avec notre humanité et s’en nourrissent comme tous les prédateurs harceleurs. Nous l’emporterons oui, mais à une seule condition : que nous ne renoncions pas à ce qui fait de nous un esclave qui renversera son maître : l’Esprit.
Si nous nous laissons déposséder de notre Esprit, parce que nous le permettons, il est certain que le Maître ne règnera plus que sur des esclaves décérébrés, sans connexion à leur subjectivité, ni à des idéaux, ni à des lois morales et spirituelles.
C’est d’un très grand raffinement ce qui se passe. (...)

« Le moment paranoïaque (le déferlement totalitaire) face à la dialectique du maître et de l’esclave »
Ariane Bilheran, 2020

Les recherches de la psychologue-philosophesse Ariane Bilheran ont l’ingéniosité d’analyser nos enjeux politiques et sanitaires contemporains au croisement du prisme de ses différentes disciplines. Une approche qui a historiquement été un jalon fondateur critique autant chez Frantz Fanon que chez Deleuze & Guattari, de comment nos organisations sociales déploient des structures psychologiques collectives, d’emprises et d’influences mentales sur les corps et les représentations, nos symboliques et mythologies communes en vue de telle nécessité publique ou tel intérêt privé.

Une série de documentaires diffusés par Arte ces derniers temps aborde ces questions par le terme génériques des « fabriques » : La fabrique du consentement, La fabrique du mensonge..., qui retracent les histoires des domaines de la publicité et des organisations de public relations, de comment les connaissances en neuro-marketing et autres études de marchés comportementaux sont arrivées dans les dossiers des gouvernements et de leurs personnalités politiques ; de la servitude volontaire qui est désormais algorithme et sondage novglangué, matraquages d’images et de slogans renversés. D’après les calculs de temps de paroles télévisés sur Cnews du CSA en mai 2021 le possible candidat présidentiable que représente l’épouvantail Zemmour totalise plus d’heures d’antenne que le reste des autres candidat.es réuni.es, plus de dix heures pour ce number one du cynisme manipulateur-prédateur alors que les deuxième et troisième du podium atteignent à peine trois heures.

Ce n’est malheureusement pas le remake d’un vieux film complotiste, juste des faits historiques et des situations chiffrées sommaires, et il serait encore plus malheureux d’y répondre par la panique de nos peurs paranoïaques et de se laisser submerger par les prospectives de dangers ; au contraire développe la chercheuse, tenter de mettre en place des protocoles de vigilances quotidiennes des langages et des images, garder les peurs et les colères à l’arrière de la voiture et non pas en roue-libre au volant de ce que nous interprétons et vivons. Ariane Bilheran pose comme hypothèse et conviction que cette « vague totalitaire » nous ne l’arrêterons pas, elle arrive, elle est déjà là, nous ne pouvons pas l’éviter, nous devons nous préparer à l’affronter, à y résister, à y survivre pour en sortir et construire l’après. Apprendre à résister à ce que les millenials résument avec une expression plutôt efficace : « se faire matrixer ».

La matrice-matrix est ce processus de déréalisation à tendance narcissique au sens clinique du terme nous dirait peut-être la chercheuse, la totalité de l’article dont est issu l’extrait est d’une intensité précise et nous n’avons que le temps de le survoler ici, de comment la société entière se retrouve petit à petit en état de syndrome de Stockholm, littéralement. Et faire partie du public lors de la performance Imhof-Douglas est sur le même principe, quatre heures de procession nous mènent à se faire matrixer, nous montre grandeur nature ces stratagèmes quotidiens et cette facilité que nous avons à les suivre, à se faire submerger de fascinations hypnotiques et de peurs voraces allant jusqu’au déni de réalité, à la dissociation de nos capacités d’analyses et d’actions.

La peur de la mort, de la décadence destructrice de l’époque, la peur de la perte qui devient peur du risque de la vie. Aussi en revers cette sacralité instrumentalisée de la vie et de la préservation-conservation face à ce qui est désigné comme malade, une dialectique dualiste qui justifie tous les principes de précautions et les directives sécuritaires, des ressorts des pulsions et de leurs désirs qui provoquent réactions et états de chocs permanents ; dénis de nos limites et de la nécessité de nos frustrations, « prendre du recul » devient de plus en plus difficile que ce soit pour l’art comme pour le reste. Un état d’urgence de menaces continuelles sous forme d’harcèlements cognitifs et immatériels qui installent ce rapport au monde particulier qu’est la paranoïa et ses auto-défenses permanentes.

Des confusions d’angoisses et d’envies auxquelles Natures Mortes s’est confrontée finalement, où le duo d’artistes ne fait que nous montrer ce que nous sommes déjà, ce qui est déjà un rôle complexe en soi comme position esthétique. Elles font un total état de situation collective en ayant la retenue de ne pas y imposer de solutions : non elles n’y donnent pas d’issues ni de grains de sables significatifs, ni tendresses ni résistances, au contraire, il est question de vraiment se prendre le mur dans la gueule, d’affronter nos dissociations collectives. Des absences, des frustrations, des impasses qui ont généré tous ces feedbacksà chaud des jeunes générations, qui cherchent déjà ailleurs, à construire ce dont ielles ont besoin, qui déconstruisent leurs besoins des cercles de reconnaissances institutionnelles. Un no surprise permanent qui commence à s’installer mais qui doit accepter aussi de lâcher prise sur les idéaux perdus d’avance, sur ce qui est déjà mort.

Ce qui reste problématique nous semble-t-il dans cette optique d’analyse est que ces artistes reconnues et visibles, en pouvoir de symbolisation sur un moment donné, n’assument cette responsabilité qu’en demi-teinte dans leurs communications et leurs associations, tout en considérant les freins de l’intensité des étaux d’influences multiples que nous venons de développer ici ; mais la demi-teinte ce n’est pas du clair-obscur. Peut-être qu’il n’est pas question de lumière avec les fantômes, plutôt des lendemains d’hier, de la mémoire qui devient poème, d’appréciations de la valeur des moments vitaux qui germent dans les manques de nos absent.es.

Il y a un courant sur TikTok depuis 2020 chez les teenagers qui se nomme « shifters » : celleux qui shiftent dans un autre état de conscience et de réalité sans aucun écran ni ingestion de substance quelconque, qui tire son processus plutôt des techniques de méditations et d’auto-hypnôse appliquées aux traditionnelles rêveries adolescentes, aux rêves éveillés qui s’éteignent au passage de l’âge adulte souvent ; peut-être pas chez les artistes. Ielles élaborent une trame scénaristique fictionnelle qui sert de fil conducteur en mode fanfictions,aussi de lien de discussions en réseaux avec d’autres comparses shifters. Des correspondances par messages qui accompagnent virtuellement le voyage de l’autre, s’entraident à l’écriture et veillent au bon déroulement de l’histoire lors du shift. « J’ai shifté dans Harry Potter hier et j’ai joué au Quidditch toute l’aprem’, c’était ouf’ la vitesse du vent dans mes cheveux ! » est apparemment le genre de sujet devenu assez banal dans la communauté francophone de trente-cinq mille shifters, qui témoignent d’authentiques sensations-perceptions lors de ces sessions cinématographiques depuis leurs oreillers.

Untitled
Hanne Zaruma, 2021

Ce terme de shifters peut se définir comme un principe de décalage, de traversée comme renversement et changement de situation, dont les usages historiques en anglais et leurs traductions françaises en déploient les applications pour les descriptions de mouvements et de transferts, de déplacements. Le shift est un virage de route mais aussi une plage horaire de travail, un même principe de rotations et de mutations des emplois des temps et des espaces, un point de bascule qui dévie le réel et y modifie particulièrement des rapports de vitesses de nos perceptions, une reconfiguration qui dépend d’un moment d’accélération et/ou de latence. Cette tendance venue semble-t-il de kids Outre-Atlantique développe aussi sa propre sémantique pour définir les différents rapports de réalités : la CR pour Réalité Commune et la DR pour la Réalité Désirée, deux temps bien distincts pour ces très jeunes générations biberonnées d’écrans qui laissent apparaître leurs graines de tactiques pour reprendre leurs temps d’autonomies cognitives, y construire d’autres relations numériques et collectives. De quoi donner du fil à retordre aux metaverses à venir.

Restitutions

« Est-il déjà possible de transformer nos énergies en natures mortes ? » reposons-nous en fin de parcours, un chemin de discussion qu’il faut bien choisir d’achever malgré l’immensité des horizons tout juste grattés en surface ici, dans la limite de nos regards. Nous sommes en cours de transformations inévitablement apparaît-il tout de même. Anne Imhof nous en reflète certains rouages qui mettent à jour avant tout le milieu d’où elle vient et où elle évolue, depuis où elles se situent dans leur collaboration avec sa compagne-collaboratrice Eliza Douglas, avec un arrière-goût de bilan rétrospectif de leurs engagements d’artistes et de leurs précédentes performances-installations. Elles poussent leurs protocoles et processus jusqu’à la saturation et l’implosion, jusqu’à l’inefficience de ce qui est déjà passé, nous espérons en pleine conscience et sans trop de cynisme, ce dont nous doutons encore.

Des chorégraphes-performeuses qui passent par le sujet pictural et un spectre plus large transversal de nos gestes esthétiques contemporains et historiques, des appropriations et des délégations globales qui jouent sur les non-dits et les illusions d’optiques : cet écueil de la demi-teinte qui reste sur certains conforts et impossibilités, de nous mettre face à nos merdes sans balayer devant sa porte.

C’est une vieille habitude chez les occidentaux de ne pas se voir comme faisant partie du problème, nous parlons en connaissance directe de cause bien sûr. Il nous manque avec elles l’authenticité d’une responsabilité radicale qui évite les pièges autant des idéaux martyrs que de ceux des sauvetages symboliques ; il manque l’urgence de ces absences et de ces failles fantômes, il reste une fascination nihiliste qui a déjà vécu, et ça met la rage aux kids qui commencent à peine à se cogner aux réels entre deux confinements, c’est compréhensible et légitime. Mais les vies sont ailleurs et c’est une bonne chose qu’elle ne soient pas sous verre nous semble-t-il. C’est alors en effet peine perdue de tenter de déjouer nos enjeux de conservations de nos héritages dits vivants, des processus de dépolitisations par vitrification-muséification de toute énergie poétique qui puisse représenter une menace de puissance symbolique et médiatique. Le devenir-zombie n’est pas très alléchant.

Gazoduc en feu, Golf du Mexique, été 2021

Il nous reste en hypothèse à déserter les palais et ne plus manger de ces natures mortes, conquérir avant tout l’autonomie du temps de son propre regard et préserver les liens sensibles de ces humanités en formes de communautés, qui refusent les bâtons et les carottes, qui prennent acte de ces paradoxes et qui nettoient leurs assiettes, remplacent les plats trop usés par d’autres designs et signes d’appétences ingénieuses. Destituer nos besoins et nos peurs, des coups-rages déjà en mutations dont les moments de grâces pourront résister aux prédations désespérées ; une résistance qui restitue les espaces et les désirs, redistribuer et redéfinir le gâteau des symboles. Les dés sont jetés on dirait pour la génération d’Anne Imhof mais il reste à shifter le hasard avec une tendresse inflexible pour toutes ces étapes passées et à venir de nos exigences politiques et esthétiques.

AHL

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