Clinton avec Trump - par Ivan Segré

« Elections, pièges à cons »

Ivan Segré - paru dans lundimatin#81, le 14 novembre 2016

« (…) Son contraire est la société du spectacle, où la marchandise se contemple elle-même dans un monde qu’elle a créé. » Guy Debord

Que dire de l’élection de Donald Trump ? En 1969, à Vincennes, s’adressant aux étudiants, Jacques Lacan fait « une petite remarque » :

« Je voudrais vous faire une petite remarque. La configuration des ouvriers-paysans a tout de même abouti à une forme de société où c’est justement l’Université qui a le manche. Car ce qui règne dans ce qu’on appelle communément l’Union des républiques socialistes soviétiques, c’est l’Université. [1] »

Telle est en effet la configuration en 1969 : à l’Est domine l’organisation, la règle, la directive, avec son cortège d’appareils disciplinaires ; à l’Ouest domine la propriété privée, avec son cortège d’inégalités. Puis, une fois le mur tombé, en 1989, il devient visible, sensible pour tous que le mur était principalement intérieur, car ce qui règne dans ce qu’on appelle communément les démocraties parlementaires de l’Ouest, c’est également « l’Université ». De la forme qu’y prend ce règne, de sa manière de tenir le « manche », Jean-Claude Milner, dans sa Politique des choses (Verdier, 2011), propose une description d’une sérieuse acuité :

« Le caractère majeur de la société moderne, c’est qu’il n’y a pas de maîtres, dans la mesure exacte où il y en a une infinité. Au nom du contrôle, chacun devient le valet de l’autre. Renversement ou, plus exactement, explosion de la dialectique de Hegel, de la figure de l’esclave devenant maître du maître ? peut-être ; je n’y objecte pas. Dans le monde de l’expertise et de l’évaluation, il n’y a que des domestiques, des valets et des serviteurs. On comprend à quel degré l’évaluation et la démocratie verbale s’interpénètrent. La disparition des maîtres, c’est la démocratie, s’exaltent les naïfs ; les cyniques se gardent bien de dévoiler le prix à payer : il n’y a plus de maîtres, parce que chacun peut l’être, pour les fameuses quinze minutes d’Andy Warhol ; chacun peut accéder à la position d’évaluateur ; chacun peut en faire son métier et chacun peut aussi, sans jamais en avoir fait son métier, sans jamais avoir rien voulu, se trouver convoqué à évaluer. Parce que le contrôle a cette capacité de se rendre si naturel qu’on peut s’en faire l’agent sans l’avoir décidé. Chacun peut ainsi aller à ce point de bassesse où il se découvre le maître d’un autre, mais c’est parce que personne n’est plus son propre maître. Grâce à l’évaluation, le contrôle atteint sa forme pure ; il n’est plus que libre circulation de l’obéissance. De l’évaluation, Michel Foucault eût dit qu’elle est un savoir-pouvoir. L’expression doit être prise en sa force ; par la vertu du trait d’union, Foucault saisissait la domestication mutuelle du savoir par le pouvoir et du pouvoir par le savoir. Tous asservis au même degré, telle est la nouvelle forme de la liberté et de l’égalité. Liberté et égalité couleur de muraille et non pas couleur d’homme. [2] »

Au pouvoir du maître, possesseur des moyens de production, aurait succédé l’évaluation des savoirs, les procédures d’expertise, les contrôles de compétence, où « il n’y a pas de maîtres, dans la mesure exacte où il y en a une infinité ».

Jacques Bidet, au fil de ses ouvrages, précise les éléments de sa philosophie et en vérifie le bien-fondé, ainsi que la dimension opératoire. En 2014 est paru Foucault avec Marx (éd. La Fabrique), et en 2016 Le néolibéralisme. Un autre grand récit (éd. Les Prairies ordinaires). On ne lui fera pas l’insulte de réduire à si peu une pensée exigeante, sobre et lumineuse, mais tout de même, risquons une petite remarque à l’endroit de ceux qui s’indignent que les américains aient pu élire un tel rustre à la tête de leur démocratie : c’est la combinaison des deux discours, celui du maître et celui de l’université, qui assure à la bourgeoisie son pouvoir. Autrement dit, il y a la propriété grossière du maître et la compétence policière du fonctionnaire. Soit le couple, plutôt que l’alternative, Donald Trump et Hilary Clinton.

Le mérite de la démocratie américaine est donc certainement son sens inné du spectacle : entre le pouvoir de l’argent (« Dollars ») et celui de la compétence policière (« Dieu »), faites votre choix. Et sentez-vous libres. Cependant, derrière le rideau, la copulation va bon train… Bref, l’Amérique est en nous.

[1Le Séminaire XVII, Seuil, p. 237.

[2La politique des choses, p. 58-60.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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