Cartographier des feux

À propos de Fournaise de Pierre Aurélien Delabre

paru dans lundimatin#377, le 4 avril 2023

Voici quelques notes à propos de Fournaise, dernier livre de Pierre-Aurélien Delabre paru aux excellentes éditions Abrüpt. Mais peut-on encore parler de poésie quand brûlent des mannequins de carton à l’effigie du président et que des feux de poubelles s’allument un peu partout, et ce à tel point que François Bayrou s’en émeut ? Voici donc 7 notes qui courent le risque de paraître intempestives (voire déplacées) mais qui voudraient réfléchir à ce que peut le poème, aux gestes auxquels ils nous invitent.

1. Brûler les discours.

Fournaise s’ouvre sur une parole désœuvrée, celle d’un sujet « sans emploi » (pour reprendre le titre du premier fragment). Un marxiste ne croit plus « à la vieille rengaine apprise à l’école du Parti ». Il a « renoncé à l’Histoire et aux apothéoses ». Il ne veut plus « fabriquer de discours » [1] et dans la chaleur accablante de Nîmes il transpire excessivement dans ses sandales. Exsudation. Canicule. Il se vide comme il peut de la croyance en « l’Idée, le Projet, l’Histoire, la Nécessité. » [2] Il y aura plus tard les feux des guerres puniques, les étoiles qui brûlent dans la nuit, les volcans, etc. A vrai dire peu importe le type de fournaise : au fil des pages l’écriture brûlera les discours et le sens, elle brûlera la syntaxe, la ponctuation –, toute violence incendiaire n’étant qu’un juste retour de flamme, une rage (de dire) qui se retourne contre la cruauté du monde.

2. Devenir un marxiste barbare.

« J’ai été marxiste, c’est ma dernière loyauté. Mais je le serai désormais d’une façon plus barbare, comme tous les orphelins » [3]. Devenir un marxiste barbare. Un vandale qui aurait lu Walter Benjamin et qui – pour mieux abattre ou démolir – ferait siennes ses thèses sur le concept d’Histoire. Et puisque les grands récits sont morts et que « la réalité s’est elle-même fissurée », il s’agira pour l’orphelin post-moderne de produire un ouvrage « volontairement éclaté, cacophonique et dont la structure fait essentiellement défaut. » [4] L’écriture tient d’abord en une opération de plastiquage et/ou d’ensauvagement. Reste à penser le commun dans ce monde qui vole en éclats. Comment s’obstiner à le dire malgré la brisure du sens, du récit, de l’Histoire ?

3. Rallonger les tables.

Brûler la forme, la mettre à sac, la détruire, créer du vide : c’est dans ces mouvements que s’inventent de nouveaux rapports. Par-là s’offre une chance de reconfigurer dans la langue quelque chose qui nous serait commun. Fournaise invente donc un dispositif qu’on nommera faute de mieux : poème. Une écriture qui s’invente, se constelle, se troue, s’échappe à elle-même et se recrée en expérimentant une nouvelle forme de communisme qui ne serait plus de l’ordre du discours et de l’histoire. Un communisme qui serait une forme de vie à portée de main. Fournaise n’est pas un manifeste. Ni un petit guide de la militance. Mais une façon, par l’écriture, d’« étendre un peu nos existences — à la manière de ces rallonges qu’on ajoute aux tables afin d’accueillir du monde. » [5] 

4. Passer la serpillère et récurer les toilettes

C’est un communisme qui prendrait acte de l’irréductible singularité des êtres, de leur histoire, de leurs limites.

#

L’amour en constitue l’expérimentation le plus périlleuse. [6]

Expérimenter l’amour, par exemple, sans pour autant le propulser (comme le voudrait une vision bourgeoise) au rang de quelque absolu. Lui redonner sa juste dimension : celle d’un élan spontané, et toujours voué au risque de l’échec. Un élan sans la moindre illusion de la Totalité, du Dépassement ou de la Synthèse, un élan qui ne se paye pas de mots et qui implique un strict partage des tâches ménagères :

tu seras véritablement marxiste
m’a dit un jour ma compagne
le jour où tu mettras tes lunettes
pour passer la serpillère [7]

Observer le monde (et l’écrire) comme on passe la serpillère. Le poème rompt avec le marxisme comme discours herméneutique : « il est temps peut-être de déjuger toute idée de profondeur et de dévoilement la profondeur est très peu fonctionnelle le dévoilement ne dévoile rien (…) il faudrait simplement travailler la surface en s’inspirant de tâches ménagères concrètes les plus basiques » [8]. Et le poème de citer (non sans humour) une page du Manuel féministe matérialiste. À l’adresse des militants révolutionnaires  :

Afin de récurer convenablement les sanitaires : toujours commencer par le haut. Puis descendre méthodiquement vers le fond de la cuvette. Ne pas craindre de s’y noyer. Muni d’une éponge dédiée et de vinaigre blanc, frotter circulairement. Si les éponges viennent à manquer, user de la Dialectique de la nature d’Engels, et notamment des pages où il est question d’une « dialectique à l’œuvre dans la nature ». C’est seulement ainsi que nous formerons des révolutionnaires conséquents. Afin d’affiner votre formation, n’hésitez pas à faire irruption au sein de l’Institution : il est urgent de tordre le cou d’Althusser et de son marxisme scientifique servi durant tant d’années sur un plateau (« la lutte des classes dans la Théorie ») par quelques employés béarnais de la cantine de l’ENS. [9] 

5. Produire du silence, faire la grève.

Travailler les surfaces, brûler les discours morts, opérer un plastiquage en règle des vieux récits qui nous étouffent : devenir un marxiste barbare, c’est continuer le poème même s’il n’y a « pas l’once d’une dialectique à l’horizon. Pas l’once d’une résolution de nos petits conflits intérieurs » [10], c’est se maintenir dans l’ouvert, irrésolu, et continuer coûte que coûte à tenir une écriture basse, matérielle, obstinée : récurer des toilettes, faire des trous dans la terre, sarcler, biner, vider, mettre à sac –, écrire selon ces modalités humbles, et sans oublier une seule seconde que « nous sommes des millions d’anticapitalistes stériles camouflés sous des tonnes de ragots pendant que le Capital continue sa course aveugle comme un chien fou entraînant nos traditions vivantes vers la destruction » [11] ; ne pas l’oublier en continuant malgré tout à rechercher le silence dans la destruction des paroles gelées ou des histoires périmées, parce que « toute l’exploitation du monde n’annihilera jamais la bravoure d’une grève ou d’un amour gratter sec l’écorce des choses un lièvre passe silence ». [12]

6. Ecrire, défaire, renverser.

Alors cela seul importe : écrire sans se raconter d’histoires, inventer des dispositifs en passant la serpillère, et tant bien que mal dire le commun. Car « il faut continuer à écrire. Ecrire tant que meurt le jour. Qu’il meurt dans le cœur hébété des enfants ». [13] Il faut continuer à jeter aux flammes les mots du vieux monde et peut-être y écouter (dans ce qui crépite) un dernier sursaut, ou une forme sauvage de dialectique, puisqu’après tout c’est la cruauté de ce monde « qui nous oblige à défaire la langue renversant ainsi l’oppression subie en acte de liberté ». [14] Alors il faut « se remettre au travail, vite vite, jeter braises dans nos inventaires » [15] et continuer comme un marxiste barbare des steppes, comme l’enfant qui préfère « à la face calcinée des Romains les petits feux jaunes verts et rouges de la résistance punique » [16], enfant devenu indien des basses plaines au pied de son lit, et s’écriant enfin dans le soir qui tombe : « j’ai brûlé l’écriture et l’ossature des rêves j’ai brûlé forêts du monde et leurs hivers j’ai brûlé ginestra des moines inoubliable ascèse j’ai brûlé étés en leur désert un cri sans mégaphone le chant lancinant des feuilles mortes exécutant à l’aube le sens et le frisson j’ai brûlé Hugo et Aragon j’ai brûlé Grande Poésie Nationale j’ai brûlé ponctuation ». [17]

7. Cartographier.

Ne pas creuser vers quelque hypothétique profondeur pour défaire la langue, pour renverser ce qui nous y oppresse. Mais plutôt tenir des inventaires de ce qui nous étouffe : grands récits, histoire des vainqueurs, concepts usés, discours morts, sens à l’arrêt –, et puis une fois tous ces éléments déclinés à l’horizontal, débute le travail des surfaces : y jeter des braises. Une mise à plat brûlante, donc, et pour « inventer d’autres cartographies ». [18] Pour recenser toutes possibilités d’embrasements sur tous types de supports, de surfaces : phrases devenues lisses une fois les points et les virgules calcinés, corps amoureux, artères ou cœur piéton de nos villes. Ce à quoi nous invite le poème : à construire des feux. Partout. Et quand bien même le soir tombe.

Benjamin Fouché

[1Fournaise, p. 20.

[2Fournaise, p.22.

[3Fournaise, p.17.

[4Fournaise, p.11.

[5Fournaise, p. 42.

[6Fournaise, p.88-89.

[7Fournaise, p.80.

[8Fournaise, p.117.

[9Fournaise, p.83.

[10Fournaise, p.26.

[11Fournaise, p.33.

[12Fournaise, p. 37.

[13Fournaise, p. 27.

[14Fournaise, p. 51.

[15Fournaise, p. 53.

[16Fournaise, p. 125.

[17Fournaise, p. 121.

[18Fournaise, p.36.

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