Le Monde Libre de Aude Lancelin

Le journalisme à la sulfateuse

paru dans lundimatin#80, le 9 novembre 2016

Le service presse des éditions Les Liens qui Libèrent ayant oublié de faire parvenir un exemplaire de « Le Monde Libre » à notre rédaction, c’est avec deux trains de retard que nous avons découvert et lu le livre de l’ex numéro 2 de l’Obs, brutalement licenciée en mai dernier.

C’est un contributeur régulier qui s’est empressé de nous en conseiller la lecture tout en s’attachant à en rédiger un petit compte rendu que nous publions ci-dessous.

Avouons-le, qu’un Président de la République fasse appel à l’un de ses amis milliardaire de la téléphonie pour faire virer une journaliste considérée comme trop proche des milieux intellectuels subversifs, c’est un signe des temps mais pas de ceux qui émeuvent particulièrement notre rédaction, si peu conviée dans les salons où l’on discute ou s’offusque de telles manoeuvres.
Et pourtant, notre service culture a adoré ce livre.

Publiquement, Aude Lancelin apparait comme une jeune femme en retrait, pleine de réussite et de politesse. Corsetée dans son maintien de première de la classe, on l’imagine facilement comme un glaçon au milieu du gratin de ses confrères et patrons. Lorsqu’elle est interviewée sur France Inter à propos de son licenciement, elle reste calme et didactique comme s’il lui fallait éviter à tout prix les vagues et se limiter à l’exposé des faits, certes regrettables.

Lorsque « Le Monde Libre » paraît, les spectateurs que nous sommes s’attendent à un récit de ses mésaventures ; à quelques clarifications polies qu’elle seule jugerait nécessaires pendant que le reste du monde a déjà oublié cette anecdote éditoriale. Sauf que non. Ce livre n’est pas un livre de journaliste, ce n’est pas un plaidoyer pour une presse plus « libre » ni une complainte envers l’entre-soi politico-médiatique, c’est une vengeance au napalm, des exécutions en série. Tout le monde y passe, ses chefs, ses patrons et ses collègues, les politiciens comme les pseudo intellectuels qu’elle a dû subir pendant des années. Elle les dégomme tous, un à un, sans passion ni méchanceté, simplement en décrivant ce qu’elle a vu d’eux, ce qu’ils sont. Courtisans, lâches, repus de médiocrité. C’est un livre extrêmement cruel, non pas dans son style mais dans la nullité et la bêtise crasse qu’il met à nu chez ces puissants qui tiennent le « débat public ». Aude Lancelin, c’est cette première de la classe qui, injustement collée, débarque dans le bureau du principal avec un bidon d’essence à la main, coïncidence improbable, caillera et artistocratique, chimère de Booba et Karl Kraus.

Le monde libre est un livre infiniment réjouissant, il nous rappelle que jusque dans les bas-fonds du mensonge, la finesse, la justesse et le coeur peuvent ravager les menteurs, les puissants et les usurpateurs.

La fiche de lecture de notre contributeur :

Un travail capital

Aude LANCELIN dans le monde libre

 [1]

« Tous les licenciements agressifs sont des exemples.
Ils instillent une instabilité, une précarité qui rend les gens dociles.
À force, les gens deviennent passifs, malléables. »
« Soit tu te plies, soit je te casse. » (216)
(Devises du monde libre)

« Nous étions, en fait, revenus à l’Union soviétique des années 70. » (193)

Il est indispensable de lire et méditer le beau et grand livre d’Aude LANCELIN, Le monde libre, Les Liens qui Libèrent, L.L.L., octobre 2016.
Absolument indispensable pour qui veut s’affronter à l’état, réactionnaire, de notre temps, au grand retour du despotisme d’usine et d’ancien régime. À l’alliance féodale, des barons industrieux, impériale, de la royauté libérale économique.
Nouvel ancien régime.
Le percutant ouvrage d’Aude Lancelin permet de défendre la thèse du grand retour.
Du nouveau grand retour organisé, à nouveau, par des commissaires (des apparatchiks) qui se disent “socialistes” (les héritiers de Noske, les assassins de Rosa – il faut que quelqu’un fasse le chien sanguinaire).
Ce livre est un témoignage magnifique sur la réaction, le backlash, qui nous ramène :
Parfois en 1930 :

« C’était cela les journalistes-managers, ces hommes nouveaux d’une presse entièrement revenue dans le poing du capital, soixante ans après les espoirs d’indépendance de l’après-guerre. » (153)

Parfois au 19e siècle :

« L’ampleur de la régression était incroyable. Petit à petit on avait donc fini par en revenir à la presse du 19e siècle, où les journaux étaient corrompus de fond en comble. »

Et parfois beaucoup plus loin, avec le retour du féodalisme et de sa royauté, et des comportements courtisans.
« La Cour » du Canard Enchaîné n’étant qu’un échantillon superficiel des mécanismes, en réseau, en bande, en mafias, qui font tourner la réaction du nouvel ancien régime.
Un grand et beau livre « de journalisme » (qu’aucun autre journaliste n’aurait le courage d’écrire), un témoignage symptomatique (« générique ») qui, pour répondre à ce grand retour, s’exprime à la manière des chroniqueurs des frondes et autres conflits entre grands féodaux, mensonges, trahisons, couardises, machiavélisme, ou à la manière des moralistes du 17e siècle (La Fronde justement), des critiques des turpitudes et des corruptions courtisanes, ces moralistes français qui furent les éducateurs de Nietzsche.

« Encore un siècle de journalisme et la langue elle-même puera, écrivait Nietzsche. » (38)

Il y a du cardinal de Retz ou du prince de Marcillac, François duc de La Rochefoucauld, dans le grand style d’Aude Lancelin.
Aude Lancelin qui ne fait pas que raconter son expérience de journaliste.
Expérience qui, tout le monde le sait, conduisit à son licenciement violent (par « l’ogre des télécoms », le maître du « libre », avec son free style décomplexé et sans états d’âme – mais au service du “Château”, contrôlé par les serviteurs du “Château”).

Expérience qui se termina par une exclusion politique, une excommunication.

« C’est bien une proscription qui avait été prononcée à mon égard, sachant que le reste de la presse était soit très marqué à droite, soit presque entièrement sinistrée.
Politiquement marquée au fer rouge, tout avait été fait pour que je ne puisse plus exercer mon métier, à l’image de ces artistes qui, du jour au lendemain, ne remontaient jamais sur scène derrière l’ex-Rideau de fer. » (211)

Par cette description spécifique (Foucault) ou générique (Badiou), Aude Lancelin permet de faire comprendre l’état actuel de « la presse » et, au-delà, l’état, nous avons dit réactionnaire, de notre temps.
Et comme déjà plusieurs fois au 20e siècle, le socialisme d’appareil, avec ses apparatchiks intégrés, pavait la voie de cette réaction.

« Géants des télécoms, marchands d’armes, propriétaires milliardaires de conglomérats divers, la presse ne s’appartenait plus.
En moins d’une dizaine d’années, sa fragilité l’avait entièrement aliénée à toutes sortes d’intérêts privés.
Petit à petit, sans faire de bruit, on avait donc fini par revenir à la presse du 19e siècle, où les journaux étaient corrompus de fond en comble.
L’ampleur de la régression était incroyable. On se serait cru revenu au temps de La Vie française, journal emblématique de cet âge de la presse décomposé que Maupassant avait mis en scène dans Bel-Ami, ramassant toute sa propre expérience de journaliste. » (223-224)

« Spectateurs de cette humiliante défaite, nous étions de plus en plus nombreux à nous demander ce qu’il était encore possible de faire. Il fallait que quelque chose se passe. Mais quoi ? » (227)

« Nous étions, en fait, revenus à l’Union soviétique des années 70.
L’essentiel n’était pas de faire un journal, mais d’en fournir une sorte de spectacle ; et c’était bien là la meilleure façon de servir le régime, la plus habile, celle qui se verrait désormais consacrée. » (193)

« La domesticité publique (les journalistes).
On ment beaucoup sur le métier de journaliste. L’un des plus honnis, et en même temps des plus enviés qui soient. Toute une nuée de ressentiments l’accompagne, pointant la servilité inhérente à ceux qui l’exercent, leur collusion odieuse avec les pouvoirs, leur façon de chasser en meute, leur inconsistance aussi.
La réalité est pire encore. » (35)

« À l’image du parti socialiste en voie de putréfaction à qui ce journal [le fameux « Obsolète »] servait de miroir et qu’il semblait s’être donné pour absurde vocation d’accompagner jusqu’à sa chute finale, le journal veillait, plus que sur tout autre mensonge, à protéger celui que la gauche entretenait sur elle-même.
Alors que celle-ci [la gauche], depuis les années 80, s’était délibérément vendue au capitalisme financier, accompagnant le démantèlement des services publics, couvrant la dérégulation des marchés, et portant des banquiers d’affaires jusque dans les ministères, le travail d’usinage idéologique nécessaire pour dissimuler l’ampleur de la forfaiture était de plus en plus malaisé, demandant des individus puissamment clivés, dotés d’un système nerveux très particulier. » (47)

Quel est l’état actuel de « la presse » ?
D’être un système entièrement contrôlé par les plus hauts capitalistes acoquinés aux apparatchiks des machines politiques de l’État ou aux clans qui se sont approprié les institutions.

« Une presse entièrement revenue dans le poing du capital. » (153)

Quel est alors le statut des journalistes de ce système sous contrôle ?

« Des marionnettes terrorisées, prêtes à répercuter sur de plus faibles les violences intolérables qu’elles enduraient de la part de leur hiérarchie. » (153)

La servitude journalistique, la domesticité publique : le métier de journaliste est un métier honteux.

« La plupart des écrivains portaient un regard terrible sur le journalisme, activité louche, à laquelle la prostitution ou l’usure semblaient de loin préférables. » (38)

« La réalité du métier de journaliste était encore plus navrante que ce que les plus acharnés adversaires des médias contemporains pouvaient imaginer. » (39)

Le grand livre d’Aude Lancelin permet de donner chair et consistance aux thèses suivantes :

1– « La presse » constitue une énorme machine de propagande, basée sur la censure et les mensonges ; machine animée par des serfs, des esclaves terrorisés qui ne peuvent plus écrire mais se contentent de transmettre des ordres par des antiphrases vides.

2– Cette machine est contrôlée par de grands féodaux, capitalistes d’état, collaborant avec les courtisans de « La Cour » (ou du Château).
Machine dont l’objet est de propager « la pensée unique » néolibérale ou économique.

3–

« Le Monde libre, c’était en fait le “Monde Free”, du nom de l’entreprise de télécoms discount grâce à laquelle l’ogre avait bâti toute la fortune profuse qui lui permettait de racheter la presse nationale. Un monde réputé pour son insensibilité achevée au sort de ses salariés. Un monde où ces derniers n’existaient que comme variables d’ajustement dans la course à l’optimisation des coûts qui était l’unique doctrine de l’ogre, une fois retiré le vernis de sa saga entrepreneuriale enchantée. » (215)
« [Il était assuré] que les activités de l’ogre ne dépendaient pas des commandes de l’État.
Un propos qui avait les apparences de la vérité, l’ogre n’ayant pas d’avions de chasse à écouler.
Un propos qui était toutefois un faux complet, l’ogre ayant à échéances régulières vitalement besoin des autorisations de l’État.
Une sujétion dont il était difficile de nier le caractère périlleux, s’agissant de l’actionnaire d’une aussi puissante holding de presse française.
En somme la dépendance entre celui-ci et l’État était-elle étroite et mutuelle.
L’ogre ne se faisait du reste pas prier pour fanfaronner à ce sujet, assurant que depuis que ses associés et lui avaient pris la tête du groupe Le Monde, il n’avait pas à attendre une demi-journée avant d’être reçu à l’Élysée. » (222)

4– Ce livre remarquable permet de changer notre regard sur le monde contemporain.
Le monde du grand retour, du nouvel ancien régime, du féodalisme retrouvé.
Quel peut-être le rêve de tout capitaliste (appuyé sur l’État pour mieux le tenir) ?
De devenir enfin noble. Baron, duc ou même prince.
De retrouver le bon vieux temps de la noblesse, de l’aristocratie de cour et, bien sûr, de cette cour royale.
De retrouver le bon vieux temps du despotisme libéral, du despotisme « éclairé ».

[1Dans toute la suite, les numéros (de page) renverront à cet ouvrage.

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