BURE, 18 MAI, ACTE III : À MANDRES, L’ANDRA CONTRE-ATTAQUE.

« Tenons nous ensemble, quoi qu’il advienne ! »

paru dans lundimatin#105, le 23 mai 2017

Récit situé d’un participant au rassemblement du 18 mai. À lire aussi ce très beau texte, Nous n’avions plus peur publié sur vmc.camp !

Ce jeudi 18 mai le conseil municipal de Mandres-en-Barrois devait voter à nouveau une délibération autorisant un échange du bois Lejuc contre un bois mitoyen, le bois de la Caisse, en bonne et due forme. Le 28 février, le tribunal administratif de Nancy avait invalidé une première délibération pour vice de procédure, brouillant l’appropriation de l’Andra sur le bois. Et enjoint le conseil municipal à se « régulariser » sous 4 mois.

Dans la bouche des techniciens de l’Andra, au premier chef duquel le nouveau directeur David Mazoyer - issu du délire d’on ne sait quel démiurge malhabile, malaxage de soixante kilos de gelée couleur chair, affublée d’un nez, de sourcils, de lunettes et d’un costume, et de ce logiciel de prêt-à-penser gestionnaire qui est le trait si caractéristique de ces cadres pisse-froid prêt à dégueuler d’une bouche molle des mots vides enrobant les plus basses besognes -, ce vote était une simple « régularisation ». Il est de ces termes de la novlangue technocrate néolibérale dont on ne se lasse jamais de constater l’écart abyssal entre la signifiance labile et les effets concrets.

Régularisation. Le 18 mai, pour la première fois en 25 ans d’implantation de l’Andra, le village de Mandres-en-Barrois était littéralement bunkérisé par des gendarmes mobiles. 150 bidasses, une quinzaine de fourgons, 3 grilles anti-émeutes barraient ainsi l’accès de la manifestation à la place de la mairie. Bure, et son art de l’oxymore permanente, de la disproportion raffinée à un sommet inattendu. À Mandres, jour de vote, jour de catéchisme démocratique, il y a avait plus de flics que d’habitants. Les agriculteurs devaient changer de route pour accéder à leur ferme. Les habitants devaient montrer leurs cartes d’identité pour passer les barrages de flics. Etc, etc, etc.

Régularisation, qu’on vous dit. Après des actions menées tout au long de la semaine pour faire monter le suspense, le rendez-vous avait été fixé le jour même à 18h devant la place de la mairie pour un rassemblement « massif » face au vote du conseil municipal. Un cortège d’une soixantaine de personnes bariolées était parti de la Maison de résistance de Bure, mené par une batucada pétaradant aux cris d’Andra dégage !, et une banderole renforcée récupérée d’une brocante qui annonçait « MANDRES, VILLAGE À VENDRE ! ». Avait tracé dans la campagne tranquille de mi-mai – son ciel bientôt nimbé de lourds nuages, ses agriculteurs en train de rentrer leurs bêtes – un petit sillon sonore. S’était demandé, cheminant, jusqu’où il pourrait arriver dans Mandres ? Pourrait-il bloquer le conseil municipal devant ses portes ? Trouverait-il un village entièrement/partiellement/légèrement militarisé ? Y aurait-il une chance, même minime, pour empêcher le conseil de voter ? D’ailleurs, faillait-il l’empêcher ? Ne fallait-il pas plutôt miser sur – tombé du ciel – un vote contre l’échange du bois, qui ferait gagner un temps très précieux et ralentirait l’Andra pour un bon moment ?

Régularisation. Sa réponse, il l’avait vite eu, ce cortège refusant le vote tête basse déjà programmé d’une poignée de conseillers criblés de conflits d’intérêts, emplois de la fille par ci, baux de chasse par là, terres agricoles redistribuées par ici – l’art de tenir les gens par un système rôdé, diffus et accepté de clientélisme. Il l’avait vite eu, quand il était venu s’échouer une première fois sur les boucliers des casqués, en tentant de percer la ligne de flic pour accéder… à la mairie. Image surréaliste d’une cinquantaine de hiboux multicolores qui poussent, en contrebas de l’Église et du cimetière, sous le regard de quelques habitants, les boucliers en plexiglas qui les cognent. Des cotillons en spray sur les gueules inertes de ces cons parachutés sans même savoir la nature exacte de ce qu’ils sécurisent, pardon, ce qu’ils régularisent.

Régularisation. La tentative de contournement du cortège renforcé d’une cinquantaine de personne, pour tenter d’accéder à la place de la mairie par un autre accès, à nouveau repoussée par les keufs. Ambiance zone rouge de contre-sommet – version locale et rurale. De « l’altermondialisme » aux communes rurales, ce qui est assiégé et sécurisé, n’est plus tout à fait la même chose. Quelques échauffourées, des calots qui volent et des coups de tonfas. Il est 19h00, ça fait 1h que nous sommes impuissant-e-s à nous échouer sur des lignes de keufs pour tenter d’accéder à… une mairie. « Vous pourrez rentrer à partir de 19h45, visage découvert, en donnant votre carte d’identité. » Bien entendu. La République ne se vit-elle pas à visage découvert ? Il faut être honnête : on était quand même un peu à la masse, un peu à l’arrache.

Sortir du piège « démocratique »

Avec cette histoire de conseil municipal, depuis le début, on est coincé-e-s. Tiraillé-e-s. Entre deux postures qui aboutissent à une d’impasse. D’un côté, la dénonciation – évidente – d’une « mascarade démocratique », un conseil criblé de conflits d’intérêt, d’un maire zélé passible de prison pour faux et usage de faux, d’un conseil qui tente de venir recouvrir la volonté qui s’était exprimée lors d’une consultation populaire en 2013 contre l’échange du bois. De l’autre, l’espoir, mince, quasi impossible, forme sublimée de l’impuissance, que, à force de porte à porte et de délicates pressions, les équilibres changent et la majorité des conseillers votent contre l’échange du bois. On nous fait toujours le même coup, et on s’y laisse plus ou moins prendre : c’était pareil avec la consultation autour de NDDL en juin 2016, une partie de nous – la pulsion des urnes et de la délégation - celle qui se fatigue du rapport de force à réinventer et réinsuffler sans cesse, qui aimerait bien pouvoir, de temps en temps, s’octroyer un moment de répit, s’accommoderait bien, au fond, d’une victoire confortable en ces termes.

Soyons honnêtes, nous n’avions pas suffisamment bien anticipé cette nouvelle session de conseil municipal, et préparé autre chose qu’un geste symétrique par rapport à ce dispositif, qu’un geste qui reste coincé à l’intérieur des termes frelaté du vote et de la majorité, qu’il participe de sa « critique » ou d’un espoir un peu vain que l’impensable arrive et que l’onction démocratique nous facilite la tâche. D’autres choses auraient été imaginables pour trouer cette impasse, sauf qu’elles demandent une préparation longue, lente, la construction patiente de liens de confiance tout autour, et surtout la capacité de s’organiser plus largement, de se parler à l’échelon du village de Mandres. Ce qui, pour l’instant n’est pas encore gagné.

Alors quoi, est-ce encore la peine de préciser que, oui, bien entendu, l’Andra s’est « régularisée » avec une victoire par 6 voix pour et 5 contre – ce qui, dans ces termes, aurait pu être pire ? Est-ce la peine d’ajouter qu’un conseiller déjà reconnu comme en situation de conflit d’intérêt par la justice a voté, alors qu’il n’aurait pas « dû » ? Est-ce important de témoigner de l’ambiance surréaliste à l’intérieur de la mairie, entre militants silencieux, caméras nationales, petites blagues décalées du maire, et conseillers avouant qu’ils « n’ont pas le choix » au vu de la pression de l’Andra sur leurs épaules ?

Est-ce vraiment la peine d’expliquer que, pour permettre au maire, notables locaux et conseillers d’accéder à la mairie, les gendarmes nous ont chargé, ces raclures ultimes, alors que nous étions en train de rendre hommage à deux camarades décédé-e-s, à Brenda, à Jean-Pierre, poings levés ? Faut-il préciser en outre qu’on s’est mangés des coups de matraque et de boucliers pendant qu’on hurlait « Hommage à JP ! Hommage à Brenda ! Honte sur vous ! », et que, derrière cette rangée casquée de honte pure, le maire et sa suite se dandinaient jusqu’à leur petite place dans une ambiance de Troisième République et de répression de la populace sous les bottes vernies de notables ventrus ? Et ajouter, surtout, que malgré tout ces coups les gens ont résisté, et résisté, et résisté encore, et se soignaient et s’entraidaient, notamment en se repliant dans une maison récemment acquise 20 m plus bas ?

À quoi tout ça tient

Ce 18 mai à Mandres était un tableau saisissant résumant les modalités des 25 ans d’implantation de l’Andra. Il y avait le décorum policier, maintenant quotidien depuis près de 2 ans. Il y avait ces conseillers municipaux, qui concentraient en leurs corps l’avènement patient d’un système généralisé d’achat des consciences et d’appropriation des terres agricoles et du territoire. Petites magouilles en catimini pour le plus grand des projets. Il y avait le conseil municipal lui-même, à la fois vitrine du mantra de « l’intégration » et la « concertation » territoriale du projet CIGEO (regardez comme ces élus ruraux sont constructifs), courroie de transmission d’un système pyramidal Etat-grands élus pour imposer le projet, mais aussi écran à l’enjeu réel, international, d’un tel vote qui facilitait rien de moins que le début de CIGEO. Il y avait, derrière les fenêtres, quelques habitants observant silencieusement et tête baissée l’annexion en cours de leurs vies. Et une dizaine d’habitant-e-s de Mandres qui avaient rejoint le rassemblement.

Ce qui est saisissant autour de Bure, c’est toujours cette disproportion entre l’enjeu du projet monstrueux, et l’échelle ultra-locale et réduite de son territoire d’impact. Dans ce conseil, c’était aussi de constater à quoi tenait le vote. À des arguments rationnels fondés sur un discours critique autour des risques et des nuisances, ou bien un partage sensible autour des attachements à la forêt et à l’espace vécu, et de la nécessité de le défendre ? Pas pour tout le monde.

Des conseillers votent pour protéger l’emploi de leurs enfants embauchés à l’Andra. Un autre, celui qui a changé son vote de pour à contre, ne l’a pas fait par acquis de conscience, mais par calcul autour du foncier agricole et également pour respecter la promesse faite auprès de la mémoire de l’ancien maire défunt, amoureux de cette forêt. Ce qui préside à décision n’a, au fond, rien à voir directement avec le projet de poubelle nucléaire et ses impacts potentiels, mais avec ce qui concerne directement les gens dans leur situation actuelle. Et c’est ça qui est tellement fou, de voir que, pour des histoires, essentielles, de terres agricoles, de famille, ou d’honneur, de mémoire des morts un vote aurait pu basculer de l’autre coté. Parce que c’est ça qui fait la vie. Constater ça rend très humble sur le côté « militant-porte-à-porte ».

Émeute at home

Dans les affrontements, qui ont eu lieu, il y a plusieurs traits marquants que je voudrais souligner. L’un d’entre eux a été admirablement partagé par les ami-e-s qui ont écrit le texte Nous n’avions plus peur, sur ce moment de « digne rage » dans le face à face avec les keufs qui chargeaient pendant qu’on rendait hommage à nos camarades décédés. Ce moment où tout le monde se tenait ensemble, conscient du moment, de l’enjeu, de la nécessité d’être là, tout simplement.

Cette force qui circulait entre nous, cette capacité de tenir et prendre soin, elle venait aussi du fait de vivre là depuis quelques mois, un an, ou plus. Ceci était manifesté par la présence à 20 m en contrebas de la ligne de keuf d’une grande maison récemment acquise, de laquelle une table à manger avait été dépliée, un barbecue installée dans le jardin, et une zone de repli et de repos dans l’immense grange. Quelque chose d’assez surréaliste, l’impression d’aller s’émeuter juste en bas de chez soi. Et puis, qui pourra nous rogner le plaisir de crier aux keufs, ironiques, « dégagez de ce trottoir, ici on est chez nous, c’est une propriété privée ! Montrez nous vos papiers ! ». Franchement ?

Le soir, pendant les derniers affrontements, alors que la grange était encore irrespirable de gazs, on pouvait trouver, niché dans le jardin, quelques hiboux tranquilles autour d’un barbecue, un verre de bière à la main. Havre de paix isolé des gazages en cours. Juxtaposition d’ambiances a priori incompatibles, oxymore burien : vivre et lutter dans le sud Meuse.

Surtout, ce que ce premier conflit ouvert en plein coeur d’un village depuis 25 ans d’implantation montre, c’est définitivement que la seule option du « il ne faut pas faire trop de vagues dans les villages pour ne pas s’aliéner les riverains qu’il faut convaincre patiemment », et du coup éviter au maximum le conflit, ne tient pas vraiment debout face à la nécessité. Ce qui tient debout, par contre, c’est par exemple ce voisin agriculteur et son fils qui, au moment où les flics lancent encore quelques palets de gaz pour disperser les dernières personnes, clament « je reste là ! », et font face. Des exemples comme ça, il y en a bien d’autres. Bien sûr, il y a ceux qui fulminent derrière les rideaux du trouble à leur tranquillité. Mais d’autres ne restent pas insensibles à l’affront. En fait, dans ces villages, il semble que le conflit ne fasse pas peur, au contraire. Saisons de la digne rage, sans résignation.

Pas d’assignation à la résignation

C’est surtout de ça dont j’ai envie de me souvenir, dans ce 18 mai étrange. Pas de la « défaite » programmée – mais qu’est ce qu’une défaite à l’intérieur d’une défaite permanente instaurée en système de gouvernement et art de la dépossession mesurée ? Pas des coups de tonfas, des gazages à bouts portants, des têtes ensanglantés des ami-e-s, de ce voisin agriculteur qui crache et pleure dans la grange de cette maison récemment achetée et promet de ne pas rester les bras croisés face à cet affront. J’ai envie de me souvenir de ce moment où l’un des habitant-e-s résistant, qui porte depuis presque 2 ans la lutte, d’abord, sur le terrain juridique, a relevé la tête. Et lui qui marmonnait depuis le début de la soirée, assis sur un perron - rentré, buté - « de toute façon c’est fini j’te dis ! Plié ! Ça y est ! Y’a plus d’espoir ! », de se redresser, d’un coup, à l’annonce de la « victoire » de l’Andra à un cheveu « on les attaque ! Y’a rien qui est plié ! On va les avoir ! ».

« C’est pas fini ! C’est pas fini ! »

J’ai envie de me souvenir de ce moment où l’affect qui emporte l’intégralité des gens est tout l’inverse que l’impuissance et la passivité attendues. Où la dignité reste, ancrée dans la mémoire des camarades partis beaucoup, beaucoup trop tôt. Palpable dans les gestes d’entraide et de soin. De ce à quoi ça tient. Ce par quoi le combat continue et l’on transforme un revers sur un terrain difficilement atteignable en un moment de la petite épopée, de la tentative qui se joue à Bure, de la solidarité qui circule entre les gens qui s’y impliquent. « On continue de s’organiser, on rebondit, rendez-vous dés demain matin pour voir ce qu’on fait, rendez-vous dés maintenant en forêt pour renforcer l’occupation ! ». Où la « victoire » est au surtout celle de ne pas tomber dans la division interne et le découragement.

La suite

Et ce qui continue, dés le lendemain, c’est l’attaque juridique. Et l’organisation sur ce terrain avec les habitant-e-s dégoûtés. En juillet 2015, il avait fallu ramer pour péniblement constituer un recours administratif avec 4 habitant-e-s du village acceptant de se porter requérant. Toujours les mêmes pendant deux ans. Village fantôme ? En mai 2017, cette fois-ci il y a 34 requérants sur ce recours contre la délibération du 18 mai. Plus d’un quart du village prêt à mettre son nom sur une procédure juridique contre l’Andra, à sortir du bois, relever la tête. Plus d’un quart du village qui, dans une lettre ouverte, annonce ne pas reconnaître la délibération de ce conseil, ne pas légitimer ce conseil au nom des conflits d’intérêts qui le minent. Personne n’aurait pu imaginer ça il y a deux ans. Personne, parmi les habitant-e-s habitué-e-s des recours, n’aurait pu s’imaginer ça même aujourd’hui : voilà un déplacement inattendu, quelque chose qui s’ouvre, peut-être, sur la fracture mal soudée de cette « régularisation ».

Et puis, toujours, la forêt. Avec l’appel à un Goûter interminable dans le bois prévu du 19 au 26 juin (infos sur http://vmc.camp/2017/05/22/chouette-cest-mon-anniversaire-du-19-au-26-juin-gouter-interminable/ ) ! Qui signera, au passage, l’anniversaire de ce pari, cette brèche qui s’est ouverte avec la première occupation du bois le 19 juin 2016, brèche dans laquelle des dizaines, des centaines de personnes s’engouffrent encore pour l’élargir et qu’elle continue de déborder sur tout le réel. Tenons nous ensemble, quoi qu’il advienne !

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