Au procès du 13 novembre

Religiosité, radicalité, dangerosité
Le glissement des concepts

paru dans lundimatin#329, le 7 mars 2022

En janvier dernier, Valentine Fell a assisté aux audiences du "procès du 13 novembre" lors desquelles étaient auditionnés les accusés des attentats de Paris. Elle raconte ici l’audience, de Mohamed Bakkali, jugé pour « complicité de meurtres en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs terroriste criminelle » ; il encourt la prison à perpétuité. On comprend le fonctionnement de la justice et du racisme à travers des ressorts particulièrement subtils : le silence de l’accusé, l’applomb et les soupirs de son frère venu témoigner et les rumeurs plus ou moins sarcastiques dans l’audience. Surtout, elle met en avant le glissement sournois qui s’articule autour de la notion de "radicalisation", qui relie la religion avec la "dangerosité".

Sur l’écran de projection, une avocate de la défense, la main appuyée sur la cage des accusés est penchée, l’oreille tendue entre deux lames de verres. De son cou, pend vers le sol le rabat blanc et plissé de sa robe noir. La nuque offerte au plafond, les yeux plissés vers le sol, elle écoute son client Mohamed Bakkali, qui sera interrogé aujourd’hui par la Cour d’Assises spécialement composée. Celui-ci, les mains fermées sur l’ossature de bois, semble murmurer entre les barreaux translucides, quelques mots indéchiffrables sous son masque blanc. À plusieurs centaines de mètres de là, au rez-de-chaussée du Palais de Justice de l’île la Cité, la 23e chambre dédiée à la retransmission de l’audience du 13 novembre est comble. Les auditeurs libres, rivés à l’écran, les scrutent.

Mohamed Bakkali, 34 ans, le crâne rasé, s’est rassis parmi les onze accusés dans le box. Jugé pour « complicité de meurtres en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs terroriste criminelle », il encourt la prison à perpétuité. Il aurait aidé les frères El Bakraoui, logisticiens en chef de la cellule terroriste, en louant planques et voitures pour certains membres des commandos. Il est déjà condamné à 25 ans de prison pour avoir notamment convoyé le tireur du Thalys, condamnation dont il a fait appel.

Nous sommes le mercredi 24 janvier, il est 13H02. Depuis plus de dix jours sont entendus un-à-un les accusés du procès des attentats de Paris. Leurs rapports à l’Islam, à la radicalité, à la dangerosité, sont examinés au peigne fin par la Cour.

Une sonnerie semblable à celles des écoles annonce le début de l’audience. Après quelques échanges de convenance, le Président, invite l’accusé à se lever pour répondre aux questions concernant d’abord sa supposée radicalisation, ensuite sa relation avec les frères El Bakraoui. Debout, les bras étendus le long de son corps, les doigts croisés devant lui Monsieur Bakkali dit d’une voix calme, presque résignée : « Je ne suis pas en capacité de répondre. J’ai eu un autre procès, j’y suis allé avec beaucoup d’espoir, j’ai pris une peine très lourde... ma parole est toujours suspecte, n’a pas de valeur. J’ai eu beau jouer le jeu, ça n’a rien changé. » L’accusé passe la main sur son crâne dégarni et reprend : « Ce procès a été compliqué pour moi depuis le début. Les cinq semaines de parties civiles, ça m’a achevé. Je n’ai plus la force de me battre, de m’expliquer. Je l’ai fait une fois, je me suis battu, j’ai été condamné pour quelque chose que je n’ai pas fait.  » Malgré les conseils de son avocat, Bakkali demande à faire usage de son droit au silence.

Consternation sur le visage du Président, en gros plan sur l’écran de retransmission. « M**** », doit-il penser, encore une journée à poser des questions qui ne trouveront pas de réponses.

— C’est votre droit le plus absolu mais c’est dommage… J’ai envie de vous dire tentez votre chance devant cette juridiction, essaye-t-il comme une supplication pleine de pudeur. Vous êtes en appel en ce qui concerne l’affaire du Thalys… Ajoute-t-il comme pour laisser entendre que rien n’est encore joué, sans pour autant parvenir à le dire. Ça risque de vous être défavorable, pose-t-il enfin, à court d’argument.
— Je suis dans un cas où tout m’est défavorable.
— Cela signifie que vous choisissez de garder le silence jusqu’au bout ?
— J’ai fait un certain nombre de déclarations et ce seront mes déclarations, répond Bakkali.
— C’est quoi vos déclarations ?
— Bah c’est toute l’instruction Monsieur le Président.
— Ah ! Donc on prend l’instruction et on dit que vous confirmez ?
— Oui, hésite Mohamed Bakkali avant de se rassoir.

Après une grande inspiration teintée de découragement, le Président se lance dans la lecture des procès-verbaux sur lesquels il souhaitait entendre le prévenu :

« Lors de votre audition en date du 19 juin 2018 vous avez déclaré être très pratiquant et votre famille aussi. Vous avez dit avoir une conception très orthodoxe de votre religion. Je précise que ce n’est pas votre religion qui pose problème, évidemment. Vous avez également dit : « je ne suis pas d’accord avec les exactions mais ça reste des musulmans et je ne suis pas en droit de critiquer. » C’était pertinent d’avoir votre position aujourd’hui concernant ces déclarations. Le Président lève le nez des P.V et cherche sans succès le regard de l’accusé avant de reprendre. La perquisition de votre ordinateur a révélé la présence de documents modifiés faisant ressortir une certaine radicalisation : « Oh croyant ne prenez pas pour alliés les juifs et les chrétiens, ils sont alliés les uns des autres (...) Distinction entre alliés du miséricordieux et alliés du diable. Ne sont pas égaux croyants qui restent chez eux et ceux qui combattent sur les voies d’Allah. Les combattants sont au-dessus des non-combattants (…) La mécréance est ténèbre et désordre, c’est pourquoi les musulmans sont responsables d’établir la loi sur Terre. » Vous avez déclaré ne pas avoir lu ce PDF. « Ça ne me dit rien du tout », avez-vous dit. On approche là de la phase de pensée idéologique, radicale. Une fois de plus cela aurait été intéressant de vous entendre, soupire-t-il avant de poursuivre. Le juge d’instruction vous fait remarquer qu’on a également trouvé des photos d’Oussama Ben Laden, des vidéos à la gloire des mouvements terroristes, des photos de Coulibaly, (attentats de janvier 2015), « il y a aussi une photo de Benoit XVI, est-ce à dire que j’ai une appétence pour le christianisme ? » vous lui aviez répondu. Sans plus relever la tête, le magistrat d’une voix sans à-coup ni rupture, égrène sur un mode « auto », tous les éléments qu’il avait jugés utiles au débat. Ce qui apparait également dans cet ordinateur sont des photos de vous qui montrent une évolution physique, notamment la barbe. En ce qui concerne votre téléphone ont été retrouvés des éléments qui laissent penser que vous avez une conception restrictive entre hommes et femmes. Dans certaines conversations vous faisiez interdiction à votre femme de consulter un docteur masculin même si musulman, vous lui avez refusé la visite d’un technicien Numéricâble car il n’y avait pas de présence masculine à la maison. « Je n’ai jamais caché que j’avais une conception orthodoxe », avez-vous expliqué lorsque vous avez été interrogé sur ce point. Nous n’aurons pas de déclaration aujourd’hui j’imagine… »

Le Président se racle la gorge. Ses mains, alourdies par de larges manches rouges, farfouillent dans le dossier à la recherche des pièces relatives aux liens existants entre Bakkali et les frères El Bakraoui. Pour rappel Khalid El Bakraoui s’est fait exploser le 22 mars 2016 à la station de métro Maelbeek de Bruxelles et Ibrahim, le même jour à l’aéroport de Zaventhem. « Concernant les frères El Bakraoui vous avez dit de Khalid qu’il était plus difficile, plus buté, et d’Ibrahim qu’il était plus posé. Il apparait que vous aviez une relation plus étroite avec le premier avec qui vous auriez loué un garage pour entreposer vêtements et parfums de contrefaçon dont vous faisiez le business. (…) Las, il laisse la parole à l’Avocat Général qui se lève pour prendre la suite de l’interrogatoire. À l’écran apparait un homme à l’allure calme mais fragile, aux cheveux coupés ras. Il tient ses notes d’une main dont le gros plan trahit le tremblement.

« Bonjour Monsieur Bakkali, j’aimerais notamment revenir sur votre relation avec Khalid (il prononce Ralid). Votre première rencontre avec Ralid remonte à novembre 2013 lors de cours d’arabe pris à l’institut d’Uccle. Vous y étudiez deux mois en commun, on peut dire qu’il s’est passé là une sorte de coup de foudre amical, puisqu’il y a très rapidement eu une grande complicité et une grande fréquentation. Celles-ci confirmées par l’entourage de Ralid, sa mère et Yassine Atar son cousin. » Comme le Président, l’Avocat Général lève la tête de ses feuilles, laisse un long blanc, puis replonge. « À ce moment-là Ralid vient de sortir de prison et a déjà basculé dans un Islam radical. Plusieurs membres de sa famille proche déclarent qu’il ne s’en cachait pas. J’aurais aimé vous entendre à ce propos. » Après quelques questions supplémentaires, il se rassied. Dans le box, Mohamed Bakkali semble à l’intérieur de lui-même, ses voisins papotent à voix basse, tirent sur leur masque pour boire un coup d’eau.

Du parterre d’avocats des parties civiles se dresse l’un d’eux, venu tenter sa chance : « Monsieur Bakkali, j’aimerais revenir sur votre silence. Vous dites que tout est perdu d’avance, que la justice n’a pas d’oreille. J’entends que vous seriez innocent en partie ou en tout, et qu’on ne saurait l’entendre. (…) Si vous dites avoir été touché durant les cinq semaines où les victimes des attentats sont venues déposer ici, vous leur devez au moins ça. (…) Vous devez quelque chose à celles-là assises dans cette salle ou dans les autres. Ne vous enfermez pas Monsieur, dans l’idée que vous seriez le martyr d’un procès qui vous laisse toute votre place à vous et à votre défense. Les clients que je représente qui ont vu leur vie bouleversée ce 13 novembre, ont peut-être le droit d’entendre ce que vous avez fait ou ce que vous n’avez pas fait. C’est ce que je vous demande, comme un homme courageux face à son destin. »

— Une réaction monsieur Bakkali ? Demande le Président.

Sur la toile de projection, l’image de la Cour laisse place à celle de cet homme, droit sur sa chaise, le regard baissé, immuable.

— Bon dont acte. Vous pouvez changer d’avis à tout moment, vous le savez Monsieur Bakkali. On va avoir un témoin tout à l’heure, votre frère, j’espère qu’il répondra aux questions, conclut-il avant d’annoncer une suspension.

Avocats, magistrats, public découvrent les bancs de bois clair de l’immense salle d’audience. Tous se dispersent comme la vague qui se retire entre les ridules du sable fripé. Avec un temps de latence relatif à la projection, les auditeurs de la 23e Chambre imitent leur mouvement. De petite envergure, d’un décor de bois vernis et de papier peint satiné, cette salle peut accueillir une soixantaine de personnes environ. Quatre-vingts si l’on se tasse bien. Selon les jours et les accusés auditionnés, la population varie : élèves avocats, stagiaires, thésards, chômeurs, retraités, curieux. Une poignée d’entre eux, cinq ou six, n’ont jamais manqué une audience, ne sont jamais arrivés en retard. À présent camarades de tribunal, ils se saluent et ont leur place attitrée. Hier, ils ont même profité de la suspension pour fêter les rois et partager une galette, assis dehors, sur les marches de pierre froide. Le plus vieux, un homme de soixante-dix ans environ, la bouche grasse constellée de miettes dorées, avait lu aux autres, comme un programme de cinéma, le calendrier des procès à venir. « Y a Marlène Schiappa, la semaine prochaine  », avait-il dit entre excitation et moquerie. Et du revers de la main il avait étalé le gras du beurre dans sa barbe grise. Il semblerait que se retrouvent aussi, dans cette 23e chambre, ceux qui sont riches de leur temps.

Sonnerie. Bancs recouverts. Ici et plus loin, dans la « vraie » salle d’audience.

Sur l’écran, le témoin progresse dans l’allée qui sépare le public en deux. Tout au bout l’attend la barre, plantée face aux neuf juges, prise entre deux parterres d’avocats, à droite, des parties civiles, à gauche de la défense. Derrière ces derniers, le box des accusés où Bakkali se tait toujours. Sans ralentir sa marche, les mains croisées derrière le dos, son grand frère tourne la tête pour le chercher derrière les lames de verres sur lesquelles glisse son reflet.

— Bonjour Monsieur. Merci d’être venu, l’accueille le Président. Veuillez annoncer à la Cour votre nom, prénom, âge, profession.

Abdelmajid Bakkali a 38 ans. Il est électromécanicien et vit en Angleterre. Comme Mohamed il a le crâne rasé de près, pas la barbe. L’éclairage de la salle, sûrement des rampes d’halogènes, y brille. D’un timbre lourd et assuré il entame sa déposition.

— En tant que grand frère c’est un peu difficile de parler de lui… Vous allez penser que je le défends, c’est normal. On a grandi dans une petite cité pavillonnaire. Il y avait des forêts et des prés autour, c’était un bel environnement. On a grandi sans problème. Il n’y avait rien de particulier. (…) c’était quelqu’un de calme, qui aimait vivre, c’est un des plus calmes de la famille. C’est vraiment étonnant de se retrouver dans une situation comme celle-ci. Trop gentil, c’est ce qui l’a perdu.
— Diriez-vous qu’il est influençable ? demande le président.
— Si je dois le comparer à nos frères et sœurs, je dirais qu’il est trop empathique, trop à rendre service.
— Naïf ?
— Pas naïf, non. Trop bon, dit-il tandis qu’en arrière-plan, les avocats des victimes se jettent des sourires aux lèvres pincés. Il est plusieurs fois tombé dans le panneau.
— Que saviez-vous de son activité ?
— Je savais qu’il faisait commerce de vêtements, de chaussures. Un commerce qui était illégal. J’étais au courant. Mais jamais de drogue. Pas de chose grave.

(…)

— Sa seconde épouse vous la connaissiez ?
— Oui je la connais. C’est ma belle-sœur. Mais il y a tout un moment où je n’étais pas présent. J’étais au Maroc.
— Vous y êtes parti pour faire des repérages en vue de vous y installer c’est bien ça ?
— C’est ça.
— Est-ce que vous avez remarqué une évolution au niveau des pratiques de votre frère, vers une radicalisation ?
— Il n’y avait rien de particulier. Mais je ne crois pas qu’on ait la même perception des signes de radicalisation. Seul et droit derrière la barre, Abdelmajid Bakkali demande sans provocation : Est-ce que quelqu’un qui essaye de faire ses prières à l’heure, d’aller à la mosquée, d’aider les gens, est-ce que pour vous ce sont des signes de radicalisation… ?
— Quelque peu dérangé le Président répond : Ce n’est pas ce que je dis, mais vous savez ce que c’est ... regarder des vidéos…
— J’ai moi-même déjà fait « ce » type de recherches. Je m’intéresse à ce qui se passe dans le monde, affirme le témoin, ouvert.

En salle de retransmission, un frisson tire le doyen de sa sieste. Il écarquille les yeux, écoute le silence laissé par la réponse d’Abdelmajid. Son voisin et camarade prend hâtivement en note. On entend la bille de son stylo creuser les feuilles de son cahier. À l’écran, le visage sans malice du témoin attend les questions du Président.

— Et les frères El Bakraoui ?
— Je ne les connaissais pas, je ne les ai jamais rencontrés.
— Quand êtes-vous rentré du Maroc ?
— Je gérais un garage là-bas, c’était impossible pour moi de rester trop longtemps en Belgique. Je venais de temps en temps, une semaine ou deux.
— Il semblerait que vous soyez revenus en Belgique pour refaire votre passeport. Arrivé par Düsseldorf, c’est votre frère qui serait venu vous chercher. C’est exact ? Poursuit le Président en étalant devant lui quelques feuilles annotées.
— Je suis venu me radier de la commune, corrige le grand frère de Mohamed Bakkali. Je vivais dans un appartement rue des chapeliers, à Verviers, j’étais toujours enregistré à cette adresse. À ce moment-là j’étais revenu en Belgique pour régulariser ma situation.
— Au début, lorsque vous êtes parti au Maroc, vous avez gardé cet appartement ?
— Oui, je l’ai gardé quelques mois, le temps de stabiliser ma situation. Quand je n’étais pas là, je laissais la clé à mes parents.
— Pourquoi leur laissiez-vous vos clés ?
— Mes parents habitent à un kilomètre et demi de chez moi, je laisse les clés pour qu’ils récupèrent mon courrier. Pour qu’en cas de problème, ils puissent aller voir.
— Il est apparu que votre appartement a été habité par Ibrahim El Bakraoui lors de votre absence (…) Il y aurait été logé par votre frère, celui-ci ne vous a pas averti ?
— Il ne valait mieux pas pour lui car je n’aurais pas été d’accord. S’il veut y aller parce qu’il a sa fille, il n’y a pas de problème. Mais de là à mettre quelqu’un que je ne connais pas dans mon appart’, ah ça non ! Ça c’est interdit, dit-il catégorique.
— Mais lui le connaissait, Ibrahim.
— Mais pas moi. Il n’y a pas d’inconnu qui dort chez moi ! insiste-il énervé. Dans le box, Mohamed Bakkali, s’affaisse comme un petit frère sous les remontrances de son ainé.
— Ibrahim a vécu chez vous et votre frère ne vous l’a pas dit ? Insiste encore le Président.
— Non mais j’ai senti. Il était un peu bizarre quand il est venu me chercher à Düsseldorf, il n’était pas normal, et maintenant je me dis que c’était sûrement à cause de ça.

Un grand silence s’étire dans la salle d’audience. La respiration du Président amplifiée par son micro le ponctue sourdement.

— Bon… Vous repartez le 6 octobre ? reprend-t-il après un temps.
— Oui.
— Vous videz votre appartement ?
— Oui. C’était un appartement social je devais rendre les clés.
— Ça a commencé à bien marcher quand votre garage au Maroc ?
— Dès le premier mois ça allait mais ce n’était pas le top. À partir du moment où ça allait mieux j’ai régularisé ma situation.
— Nous avons auditionné vos voisins, certains ont décrit un déménagement à la va-vite, dans la nuit, l’un d’eux dit avoir vu sortir de chez vous six ou sept matelas, lit le magistrat pour suggérer peut-être, que l’appartement ait pu être une planque à kamikazes.

Abdelmajid éberlué, s’exclame : « Mais qu’est-ce que j’aurais fait de six ou sept matelas ? Je n’ai que deux enfants ! ». Il lâche dans un rire jaune plein de force : « Je sais exactement quel voisin a dit ça. Monsieur Rau-pard (il découpe le nom et appuie bien sur les voyelles.) Un bon ra-ciste (idem). Dès que j’ai mis le premier pas dans cet appartement, je ne l’ai pas senti. » Dans les deux salles, tout le monde rit. Un rire de soulagement, comme si enfin, quelqu’un avait mis les pieds dans le plat et s’était autorisé à parler de ce qui nous préoccupe ici aussi. Face aux magistrats, le témoin raconte sa classe sociale. Celle qui, solidaire, déménage non pas à la va-vite mais ensemble et dans la joie. « C’était le soir, on revenait d’un match de foot, on était tous ensemble, ça rigolait, il y avait les enfants, la famille. Un parent nous avait prêté sa camionnette, certains descendaient des cartons par les escaliers, d’autres envoyaient les matelas par la fenêtre, il y en avait quatre. C’est sûr ça peut en effrayer certains, mais il n’y a rien de méchant là-dedans.  »

Sans céder à la légèreté de ce court aparté, la première Assesseure prend son tour de parole. La quarantaine, droite comme quelqu’un qui sait prendre soin de sa santé, le regard cerné par un travail sans relâche, mais vif par l’engagement qu’il suscite. Elle revient sur le logement du témoin comme s’il s’agissait d’un accusé. Lui demande le prix du loyer, le nombre de mois dont il a pu bénéficier de ce tarif préférentiel sans en profiter car en cours d’installation au Maroc.

— Durant ces quelques mois de transition, vous êtes donc enregistré en Belgique puisque locataire de cet appartement social. Vous bénéficiez d’aides également ?
— Oui, tant que je suis enregistré à la commune je touche des allocations.
— À quelle hauteur sont-elles ?

Nouveaux rires dans la 23e chambre, cette fois-ci d’une toute autre nature. Ceux-là ne sont pas de ceux qui rassemblent, mais de ceux qui séparent. Au second rang, deux femmes, certainement une mère et sa fille, pouffent. Leurs épaules sautillent. Un peu plus loin, le doyen et son voisin lancent un regard entendu à une habituée, assise de l’autre côté de la pièce. Ils se sourient, railleurs.

— Par rapport au centre islamique de Markaz, le fréquentiez-vous ? poursuit l’Assesseure.
— Ça se situe où ?
— À Verviers.
— Je fréquente les mosquées de Verviers mais je ne saurais pas vous dire si celle-ci oui… J’allais à la mosquée de la rue de la Fabrique, à celle des Somaliens…
— Celle de Markaz a été fermée car reconnue comme centre de radicalisation, annonce-t-elle comme pour faire réagir le témoin. Sans effet, elle enchaîne.

(…)

— Connaissez-vous les fréquentations de votre frère ?
— Vous savez, il était à Bruxelles et moi au Maroc…
—  En cas de difficulté, pouvait-il vous demander de l’aide ?
— Non, ça faisait longtemps que je n’étais plus là.

L’Assesseure fait le tri dans ses notes. Recale sur sa gauche les questions déjà posées, fait un tas de celles qui manquent.

— À quand remonte votre dernier contact avec Mohamed ?
— Je dirais 2/3 ans quand il était incarcéré en Belgique. Sinon je l’ai eu au téléphone il y a six mois quand j’étais de passage chez mes parents.

(…)

— Au cours de ces échanges avez-vous eu l’occasion de parler de l’affaire ?
— Il ne voulait pas en parler tant qu’il n’y a pas eu de procès. Je lui ai demandé s’il avait été au courant des raisons de son implication, qu’il avait agi pour aider les attentats, il a dit non.
— Pensez-vous que s’il avait été au courant, il aurait dénoncé ?
— Oui.
— Aujourd’hui votre frère fait valoir son droit au silence, le saviez-vous ?
— J’ignorais.
— À votre sens, qu’est ce qui pourrait justifier ce choix ?
— Je ne sais pas pourquoi il ne souhaite pas parler. Je ne sais pas comment il vit, vous avez beaucoup plus d’infos à ce sujet que moi. Savoir pourquoi on fait le choix de se taire… Abdelmajid Bakkali réfléchit un moment. Je peux dire une chose. On est déjà préjugé. C’est peut-être pour ça qu’il ne veut pas parler. Vous savez j’ai été au procès du Thalys, je l’ai vu répondre aux interrogatoires. Je me suis moi-même déjà prêté à l’exercice. Vous savez qu’il n’y pas eu de preuves avérées quant à son implication sur ce dossier. Et vous avez vu la pénalité qu’il a reçu…. Et puis on peut se demander si la justice ne veut pas entendre que ce qu’elle veut. À cette audience le meilleur ami de Mohamed a été convoqué. S’il y a bien quelqu’un qui le connait, qui pouvait parler de sa personnalité, c’était lui. Il a été interrogé une minute. Une minute. Alors que c’est lui qui le connait le mieux… Avec cette expérience je peux vous dire, d’après ce que j’ai vécu et ce n’est que mon opinion, qu’on est déjà condamné.

Sans commentaire la première Assesseure cède la parole à la seconde. Celle-ci, plus âgée, porte des lunettes rondes et une coupe au carré. Quelques stigmates de fatigue strient son visage. « Lors d’une précédente audition vous avez déclaré concernant votre arrivée à Düsseldorf : « Une chose m’a choquée, la vue de Mohamed m’a mise mal à l’aise. Sa barbe était diminuée. » Pourriez-vous expliquez en quoi la diminution de la barbe de votre frère avait un caractère choquant ?  » Le témoin retient un soupire d’exaspération qu’il ponctue en laissant tomber lourdement sa main sur la barre. D’un ton agacé qu’il s’efforce d’arrondir, il explique les nuances de ton qu’une citation écrite ne peut transmettre. D’autant plus lorsqu’elle est tirée de son contexte. Il précise que si l’on respecte la ponctuation, il y a un point entre ces deux phrases, que de ce fait, elles ne sont pas nécessairement liées. Que de toute évidence ce n’est pas la barbe diminuée de son frère qui l’a mis mal à l’aise. Mais bien, comme expliqué plus tôt au Président, la gêne que ce dernier devait charrier pour avoir secrètement logé un inconnu chez lui jusqu’à la veille au soir.

— Combien de mètres carrés faisait cet appartement ? interroge l’Assesseure enfoncée dans son fauteuil perchée sur l’estrade réservée aux juges, à quelques mètres du témoin, debout sur le sol.
— Quatre-vingt il me semble, répond-t-il.
— Il aurait donc pu contenir sept matelas, pique-t-elle.
— Décontenancé par la suggestion de l’Assesseure, Abdelmajid réplique : Je ne comprends pas… il aurait pu en contenir trente s’il faut…

D’un autre coin de la salle se lève comme un ressort, l’Avocat Général.

— (…) Une perquisition à votre domicile a été médiatisée. À ce moment-là vous appelez la police…
— Je me souviens très bien de ce moment, coupe le témoin, j’étais au Maroc, j’ai reçu un coup de fil d’une connaissance de Belgique qui m’a dit : « Allume la télé y a une perquisition chez toi. » Je me revois devant la télé à voir mon appart’ aux infos. J’avais envie de rire. (…) J’ai téléphoné à la police pour leur dire que je voyais qu’il y avait eu une perquisition chez moi, leur demander pourquoi. Et leur dire où je me trouvais et à quel numéro j’étais joignable, s’ils avaient besoin de quoi que ce soit.
— À la suite de cet appel, un P.V a été rédigé par les services de police : « Ce jeudi 26 novembre à 20H10 une personne nommé X assure ne pas être terroriste… » commence à lire l’Avocat Général avant d’être à nouveau interrompu.
— Mais bien sûr que je précise, vous savez que parce qu’on porte une barbe, on nous prend pour des terroristes ? Vous savez que je ne peux pas traverser la frontière pour venir ici, que je dois passer par la Hollande pour me rendre au tribunal, dit-il d’un ton qu’il garde calme malgré un agacement évident. « Si vous étiez dans mon corps, peut-être le comprendriez-vous », semble-t-il suggérer à l’Avocat Général, tout sec, dans sa grande robe noire.

La première Assesseure tire le micro vers elle et intervient : « Je fais lecture d’une pièce, c’est une note de la sureté d’état en date du 1er décembre 2015 qui explique votre difficulté à traverser nos frontières : « Notre service souhaite apporter des éléments sur Bakkali Mohamed. Cet individu fréquente le centre islamiste radical Markaz et le centre culturel Somalien (…) Son frère Bakkali Abdelmajid est également connu par les services pour son salafisme radical (…). »

— À partir du moment où l’on va à la mosquée on est tout de suite taxé de salafiste, déplore le témoin qui découvre, totalement bouleversé, l’existence de cette note. Monsieur Alami du centre Somalien, je le connais bien car j’étais dans le même groupe que lui lorsque je suis parti faire le Hadj, c’est un mec gentil. Quand il parlait de l’Islam il n’avait pas d’excès. Mais quand il officie, il joue un rôle. Il est virulent.
— Qu’entendez-vous par virulent ?
— C’est ça manière d’être, il crie, il gesticule. Cette mosquée somalienne on l’a taxée de djihadiste parce que quelques personnes sont allées en Syrie donc on a dit que c’était une mosquée qui abritait des groupuscules. Quant à celle de Markaz, je sais qu’elle était tenue par des Turques et qu’il y avait une mauvaise direction de l’Islam.
— Avez-vous le même Islam que votre frère ? interroge un avocat des parties civiles.
— Comment ça ? demande Bakkali.
— Il a plusieurs façons de pratiquer l’Islam, complète l’avocat.
— Non, il y en a qu’une. Mais si la question que vous me posez c’est : est-ce que j’ai les mêmes convictions que mon frère. Oui. Est-ce que je suis d’accord avec le djihadisme ? Non.
— Votre frère s’est défini comme musulman orthodoxe, rigoriste, fondamentaliste.
— Moi tous les mots en IST qui ont été créés, je ne les comprends pas.
— Prenons un exemple, poursuit l’avocat soutenu du regard par ses confrères, vous et votre frère avez des femmes qui portent le niqab… commence-t-il.
— Ma femme portait le niqab avant que je la rencontre. Quand elle a voulu l’enlever, elle l’a enlevé. En France vous pensez toujours que ce sont les hommes qui forcent les femmes à se voiler. Abdelmajid a l’air exaspéré. De cette exaspération qui caractérise celui qui répète encore et toujours quelque chose qu’on ne veut pas entendre. Il ne faut pas corréler les habitudes cultuelles avec une potentielle dangerosité, explique-t-il. Je vais vous donner un autre exemple. Maintenant je vis en Angleterre. L’autre jour je suis allé faire des courses dans une grande surface, la caissière elle portait le niqab, ça ne dérangeait personne. Une autre fois j’étais dans un mall à Birmingham. C’était l’heure de la prière, j’ai demandé au type de la sécu’ si je pouvais me mettre dans un coin pour prier, il m’a apporté un tapis et j’ai prié. Les Anglais passaient et personne ne regardait. En France, ça ne passe pas.

« Et gratter les alloc’ ça passe ? », griffonne sur un coin de son carnet la mère du second rang avant de cogner sa fille du coude pour lui faire lire son commentaire.

— Il y a un texte qui dit, poursuit-il avec pédagogie : Si un musulman dit à un autre musulman, tu n’es pas musulman, alors il y en a au moins un des deux qui ne l’est pas.

Dans la salle de retransmission, une voix faussement basse se fait entendre : « Super on va avoir droit à un prêche… ». Cette réflexion engloutit l’explication du témoin toujours droit derrière la barre. « Mais moi je ne suis personne pour juger la pratique d’autrui », entend-on enfin.

— Votre frère Mohamed fréquentait les El Bakraoui, auteurs des attentats-suicide du 22 mars, en Belgique, re-contextualise un autre avocat de parties civiles. Aux vues de leur amitié et proximité et au-delà des préjugés, vous comprenez tout de même qu’on se pose la question de son implication ?
— Je comprends oui.
— Le fait que votre frère ait bénéficié d’une fausse carte d’identité, d’un faux nom, le saviez-vous ?
— Non. Est-ce que cela prouve autre chose qu’une propension à la délinquance ? pourrait-il rétorquer.
— Qu’est ce qui amène selon vous au massacre et au meurtre ? Interroge un énième avocat de parties civiles.
— Je pense qu’à partir du moment où l’on prêche son radicalisme, qu’on veut l’imposer avec force, là, on glisse. Il ne faut ni être ouvert, ni être fermé. Il faut rester là où l’on est sûr. Poursuit le témoin en repliant devant lui le creux de sa main comme pour y tenir un oiseau tombé du nid. Délicat mais ferme.

Animé par une volonté de se faire entendre et comprendre, Abdelmajid explique à nouveau que regarder des vidéos n’avait pas fait de lui un terroriste. Que cette curiosité était dans les mœurs de son milieu et sa génération. « Il y a beaucoup de gens qui font ça. Qui regardent ce qui se passe dans le monde (…) qui se renseignent sur les groupes qui dévient.  » Que tous ne perdaient pas leur libre-arbitre pour se lancer dans des attaques kamikazes, que son frère, comme beaucoup d’autres jeunes, vivait de petites délinquances, pratiquait son Islam, mais selon lui, n’avait jamais eu la volonté de l’imposer par la force à qui que ce soit. « Je n’ai jamais entendu Mohamed parler du djihad, ni tenir un discours extrémiste. C’était quelqu’un de calme. » Dans le box l’attention n’avait pas faibli de la journée. Chacun des accusés avaient écouté l’audition du grand frère de Mohamed comme s’ils avaient assisté à un match de tennis :

— C’est bien que vous soyez venu parler Monsieur. Le silence de votre frère est un mépris, avait dit l’avocat de parties civiles.
— Ce n’est pas un mépris, c’est un droit, avaient rugi ceux de la défense.
— C’est vécu comme un mépris par mes clients ! Pour mes clients, ce n’est pas facile. C’est bien que vous soyez venu, pour parler. Pour dire ce qu’on a besoin d’entendre…
— Qu’est-ce que vous avez besoin d’entendre ? avait questionné, étonné, le témoin.
— Je ne sais pas, qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? avait-il répondu du tac-au-tac.

« La vérité » avaient-ils lâché, en cœur, les torses gonflés comme des coqs. « Ne la doit-on pas plus à des victimes ? » avait demandé l’avocat, le menton au ciel. « La vérité on la doit tout le temps, Maître », avait conclu Abdelmajid en détournant le regard de cet échange un peu vain.

Aujourd’hui, comme chaque jour depuis plus de cinq mois, avaient patienté dans la cage de verre, les onze accusés. Devant, sur les strapontins, trois autres encore, avaient comparu libres. Comme les frères El Bakraoui, les terroristes des attentats du 13 novembre ne sont plus de ce monde. C’est donc à eux, les cousins, les frères, les camarades, l’entourage des meurtriers, de répondre de ces actes pour lesquels leur implication reste encore à prouver.

Comment pourront-ils se faire entendre lorsqu’en face leur est opposé l’impérieuse nécessité de comprendre et justifier ?

Comment s’extraire du poids de l’accusation pour se raconter lorsque la présomption d’innocence est difficile à accorder tant la justice souhaite se prémunir des risques de la radicalité, tant on craint d’être dupé.

Non-impliqué dans l’affaire, mais depuis le même corps qu’eux, corps barbu, corps marron, corps stigmatisé, Abdelmajid n’avait laissé aucune imprécision dans ses propos. Face à la Cour, il avait pu renvoyer les balles et défendre ce qu’il est. Et ce que certains, derrière les lames de verres sont aussi. Un homme d’origine maghrébine et de confession musulmane, homme que la France a du mal à intégrer. Seul derrière la barre, suscitant tantôt la moquerie, tantôt la condescendance, il avait rappelé que le risque dans un procès comme celui-ci, est aussi celui du glissement entre les concepts de religion, radicalité et dangerosité.

Valentine Fell
Illustration : Adèle Duhoo

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