Allons-nous tout laisser au complot ?

Tancrède Rivière

paru dans lundimatin#253, le 8 septembre 2020

Le silence actuel des intellectuels, des penseurs, des artistes et des adorateurs de sorcières ne commencerait-il pas à se faire assourdissant. Ce que l’état d’urgence post-attentat n’avait pas totalement réussi à endormir, c’est à croire que l’état d’urgence sanitaire le fait d’une caresse.

Personne n’a les réponses aux montagnes de questions que la situation pose – d’où vient ce virus, qui est-il, que fallait-il faire, que faut-il continuer à faire, comment soigner, quelle priorité, qui ment, qui dit vrai, qui décide, qui croire, etc. Donc la réserve initiale de ceux qui essaient de réfléchir posément est en l’occurrence légitime et bienvenue. Mais réserve à quel point et pour combien de temps ? Relativiser la brutalité des mesures jusqu’à quand ? Car la brutalité n’a pas toujours besoin de coups : l’absurde sans complexe aussi est brutal. Du côté de la gouvernance, on ne sait pas et dans le doute, on va au plus strict et au plus sévère, en éradiquant tout souci de cohérence. Ce réflexe est-il bien interrogé ? Est-il bien normal ?

Toute comparaison avec ce qui serait franchement plus grave, plus inquiétant, avec quoi au final ce n’est « pas comparable » (« Allez en dictature, vous verrez »), est souvent la page une de l’auto-censure. Il faut une certaine mauvaise foi pour prétendre (ou se contorsionner pour se convaincre) qu’il est anecdotique que des gamins et gamines de 11 ans s’apprêtent, pour une période indéterminée, à passer sept ou huit heures par jour masqués dedans comme dehors, là où beaucoup de leurs forces passe déjà dans la concentration intellectuelle et la sociabilisation : à l’école. L’absolue nécessité d’une mesure aussi lourde serait-elle prouvée, a-t-on quand même le droit d’émettre l’idée qu’elle soit discutable ? Ou toute discussion est-elle ajournée ?

Sur le masque, n’est-il pas étrange et révélateur que seule la question scientifique de son efficacité oui ou non, agite le forum, et pas celle, politique, de savoir où et quand son efficacité rend légitime de l’imposer ?

Plus généralement qui peut prétendre aujourd’hui que ce n’est pas par peur qu’il s’empresse de respecter la loi ? Peur de l’amende si ce n’est pas celle d’être malade ou de rendre malade ; peur d’une désobéissance immorale ; peur de ne pas être dans le droit chemin. Hier elles les auraient fait rire ; aujourd’hui la réaction timide, quand ce n’est pas le confort avec lequel on s’accommode de ce genre de limites est de plus en plus effarante. Le dire n’est pas prétendre avoir les réponses que l’on cherche tous.

Il ne faut pas prendre de recul très longtemps pour s’apercevoir de la facilité avec laquelle nos dispositions psychologiques (in fine politiques) à l’égard de la situation ont été retournées en un clin d’œil. On dira : les crises existent, pourquoi voir le complot ! Et c’est ici précisément que la machine s’enraye. On le voyait venir depuis longtemps, mais qui a décrété, et quand, que désormais interroger ce qui se passe était voir le « complot » ? Ce prétendu complot, qui d’avoir été tant instrumentalisé ne veut désormais plus rien dire, n’est pas ce qu’il y a de plus inquiétant. La « réalité » peut faire pire.

Qui manifestait avec les gilets jaunes il y a encore neuf mois ne veut plus entendre parler de résistance (soyons sérieux), scrute son voisin, accorde au gouvernement, à Macron, à Véran successeur de Buzyn, à Darmanin, à l’industrie pharmaceutique, aux médias officiels, le bénéfice du doute. Les retournements à 180 degrés du discours gouvernemental, l’incohérence partout manifeste et montrée du doigt des suites décisionnelles, l’obscénité de la presse, l’opacité visible comme naguère le nez au milieu de la figure des ressorts des événements, ne choquent plus, ne scandalisent plus. Ou en privé. Ce serait différent cette fois. Il faut rester prudent puisqu’on ne sait pas. Il y a bien quelque chose qui dérange un peu sur les bords mais il vaut mieux laisser cette impression de côté pour l’instant. C’est une question de civisme – des vies sont en jeu. Désobéir, c’est peut-être tuer.

Comme hier avec le chômage, mais dans l’autre sens, on nous montre des courbes en chute libre en nous disant : ça monte. On s’alarme d’une épidémie de gens non malades. On fait circuler le bruit que la France est le pays « le plus permissif » en la matière. Fin de la discussion. Les années passées, de moindres oxymores des mêmes avaient réveillé plus de monde.

Et la CNews de Bolloré de diffuser une heure de messe avec Didier Raoult, pourquoi ? Pour qu’au moment où les églises de la science mondiale se liguent pour que tout le monde soit bien certain, une fois pour toutes – et de grâce qu’on n’en parle plus – que la chloroquine, ça ne marche pas (maintenant ça suffit), le fan club de Zemmour puisse se retrouver dans cette nouvelle communion face au mégalo-druide érigé en prophète anti-système qui caresse sa barbe d’un air satisfait – et que pendant ce temps les autres, les de gauche, les gens raisonnables, les démocrates et les intelligents, se disent que décidément cet épouvantail n’est pas pour eux, et soient bien contents de ne pas faire des gorges chaudes parmi les complotistes illettrés de Facebook que, l’année dernière, ils avaient eu un peu, des fois, le courage de défendre quand c’était face aux bourreaux de la police. Quelque chose qui cloche, oui c’est possible, mais regardez un peu la gueule des raoutistes illuminés, des anti-masques excités, de la plèbe égoïste qui ne met pas son orgueil de côté pour préserver l’intérêt collectif ! Même BHL est avec eux, c’est dire, et on le dit en se pinçant le nez (façon de parler). C’est la même stratégie, le même éternel manège qu’avec l’extrême-droite : qui n’est pas avec eux contre nous est pour nous. Le même snobisme devenu péché originel de la gauche-centre-gauche. « Ce sont des pro-Trump », prière de détourner le regard, leur vue offense notre engagement, on couvre nez et bouche de nos enfants avant de les renvoyer en classe, on remet son masque en sortant des toilettes et dans le fond du tableau les bulletins Macron, Biden, Clinton, Hollande, ressortent discrètement du tiroir… Chaque chose en son temps.

 Mais combien de temps encore, avant que le monopole de la critique échoie au fameux « complotisme » ?

Tancrède Rivière

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