il est quinze heures du matin, c’est un trou dans nos nuits
c’est un théâtre
cela pourrait s’appeler de noms beaux comme l’aurore
cela pourrait s’appeler Alep
il y a des images de liesse, filmées par la télévision officielle
syrienne
des armes pour la joie, des langues pour la haine
des photographies géantes de Bachar Al-Assad
il y a des sapins scintillants, des messes dites
il y a des corps à terre
parfois ce ne sont même plus des corps
des gens qui fuient, après la faim les bombes, qui ne savent où fuir, comment, et si
comment après les tracts largués durant des semaines par l’aviation syrienne et russe
« Vous savez que tout le monde vous a abandonnés. Ils vous ont laissés seuls face à votre destin et personne ne vous aidera. »
il y a des enfants qui ne pleurent même plus
cela s’appelle Alep, c’est le nom des pertes, le nom d’un monde à sa perte qui, de longue date se reproduit
un nom de siècles, de millénaires, de faits, de preuves, de discours, de pièces qui mentent
ce n’est pas la fin d’un monde, ça a de loin commencé, Alep, un des noms des hommes à bout, cela s’appellera toujours Alep, de dessous les décombres d’échanges millénaires, de décisions pourrissant
il y a le courage, la ténacité
cela s’appelle Alep
le nom de notre indifférence, de nos feintes, de notre lâcheté, un peu de riz, de l’eau dans des bidons, des enfants qui ont faim, des
blessés sur des charrettes tirées à bras d’hommes ou
par des ânes,
la peur des ânes à Alep, des morts déchiquetés dans la poussière, un nom à fragmentation comme une bombe désormais dans nos têtes, ployées
tic-tac, tic-tac
(je ne veux pas quitter Alep, je ne veux pas, je ne veux pas)
cela pourrait s’appeler d’un autre nom
cela ne s’appelle pas toujours Alep, mais toujours, toujours je dois quitter Alep, jeter mémoires, quitter Alep, Alep qui s’appelle Guernica, ou d’un autre nom, Idleb, Sarajevo
happés, des enfants dans la guerre
il y a des mots, pléthore de mots, des flots, flux de mot et des indignations
et puis les fêtes
les mots du pire
le pire déjà digéré, il y a des chiffres, des morts qui sont des chiffres, des morts qu’on ne compte plus, cela s’appelle Alep, et c’est le nom du temps compté, et c’est le nom d’aujourd’hui, des atermoiements
des mots à chair de poule, des mots de corps intacts, de chairs douces, entières, des mots à sonne-creux, à langue rongée, indignée, des mots d’antienne, des mots d’entre les dents, caisses vides, quand le sang coule des bouches à Alep, coule dans la tête, tête qui tombe, pan, t’es mort
il est quinze heures du matin et c’est le temps des fêtes, on n’y croit pas, on croit qu’on n’y croit plus, on est nombreux, on vacille, il faut sauver les fêtes, on frémit on commerce, on n’a rien vu à Hiroshima, à Grozny, à Kiyv
et à portée de mains, toujours, toujours, les anxiolytiques
cela pourrait s’appeler l’histoire, de longue date, cela pourrait s’appeler l’espoir, meilleurs vœux, le temps passe, on s’offre des souhaits, le temps passe, des souhaits pas des faits, la vie passe, déjà des morts, des blessés, un attentat à Istambul, un attentat à Mossoul, à Mogadiscio, des morts à Kharkiv Marioupol
on regarde les images intenables, on tient
on les revoit, hallucinantes, la vie continue il faut bien
on entend, on sait, on regarde à nouveau les images, déchirantes,
parfois même on se documente
on tient raison
on pense à autre chose
il neige sur Alep
cela pourrait s’appeler la vie
ne me laisse-pas tomber
ne me laisse pas tomber avec mon sang qui de toi coule
avec ton sang en lettres de haine
avec les images intenables, hallucinantes
il pleut sur Alep des bombes barils et des regrets, on aurait dû, aurait fallu
on a des mots pansements et des anxiolytiques et on suce, on mâche, radote
cela s’appelle la mort
tu sais la mort
cela s’appelle irrémédiable
à partir de là
tic-tac, tic-tac
ne me laisse pas tomber, ne me laisse pas, Alep
ne me laisse
pas
cela s’appelle tombe, libération d’Alep
il y a des mots
il y aura des mots, libérés
il y a des mots, il y aura des mots, il y aura des trains, il y aura des mots, il y aura des trains
des échelles de poussières
je n’ai rien vu à Srebrenica Hiroshima
cela s’appelle Alep, n’appelle pas assez les mots
rejette les mots, les couronnes de mots écrits avec grâce
les mots fascinants dans des bouches fascinantes, Alep
crache nos
mots avec son sang, il n’y a plus de rêves
(parfois à la rescousse, à certaines heures du désespoir, Alep appelle encore l’amour, parfois appelle à la rescousse, appelle ses anges intérieurs
ne me laisse pas tomber, en finir, tomber jusqu’à
ne me laisse pas, ne me laisse pas tomber, ne me laisse pas, tomber, tomber
tomber
en finir)
il y a des mots, il y aura des mots, il y aura des trains, il y aura des mots, il y aura des trains
_et l’espérance incessante et mortelle
laisse-moi, laisse-moi, tombe tombe Alep
tombe Alep à chacun de nos mots, chacun de nos mots creuse la
tombe d’Alep
tombe Alep, Alep qui tombe, grain de rage dans nos gorges, de honte, la mort
par
nous
tombe Alep, la tombe de nos derniers espoirs, y aura-t-il retours d’espoir à Odessa
tombe Alep, tombe, le nom d’un sacrifice, d’anathèmes, d’épidémies
on a des images des mots, il y a nous
et les autres
tout ce qui
sous nos yeux
la proie pour
l’ombre
_incessante et mortelle
alors laisse moi tomber, laisse-moi, laisse-moi
laisse-moi tomber, tomber, tomber
laisse-moi tomber
laisse-moi
laisse-moi
laisse-moi
tomber