Rencontrer une personne hors des “Réseaux Sociaux” était devenu pratiquement impossible.

Nouvelle

paru dans lundimatin#28, le 20 septembre 2015
L’ironie était admise si elle passait pour du cynisme ; elle était en revanche fermement déconseillée si on y décelait de l’humour.
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C’était l’époque de l’étrange passage du divan au “Mur”, aussi appelé curieusement “Réseaux Sociaux” – dont la fonction semblait pourtant d’acter la mort clinique de la société. Ainsi, ils abandonnaient en masse leurs discrètes analyses pour clamer publiquement leurs névroses grandes et petites. Des Pages spécialisées apparaissaient, telle Ma Chère Névrose Point Com, où se déversaient des torrents d’égos plus ou moins malmenés par les parents, le travail, le couple ou des bizarreries moins communes. Peu après, il ne manqua pas d’apparaître une critique de ce nouvel engouement, pour son caractère “individualiste” et “commercial”, appelant à une “union de toutes les névroses solidaires”, ce qui dériva en la création d’ONG de “névroses à but non-lucratives” d’une part et, de l’autre, en la formation des communautés radicalisées voulant abolir la névrose.

La lutte contre ces dernières fit connaître au grand-public les Services Freudiens de la Répression des Sains, dont l’efficacité pour dénicher les bien-portants convainquit tout un chacun d’entretenir sa névrose avec une frénésie renouvelée.

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Dos Santos suivait consciencieusement le mouvement, alimentant chaque jour son Mur d’une partie de son “intimité” – le terme avait totalement changé de sens par rapport à l’époque précédente dans laquelle il avait grandi – : une plaisanterie, une lecture, une photo attestant de sa bonne santé, car le MUR exigeait à la fois d’y dédier une bonne partie de son temps et de prouver sans cesse d’une vie hors du MUR (d’où l’obligation de se montrer à la plage, dans des parcs, des montagnes, des cocktails ou dans n’importe quelle situation de préférence agréable), ainsi que quelques phrases réflexives – et si possible dépressives – témoignant de sa sincérité sur le MUR, sans oublier les commentaires sur ceux des autres démontrant son intérêt pour les autres. Au fait des pratiques de la SFRS, il ne manquait pas de se masturber de temps à autre devant des Pages de pornographie, afin que le Service puisse disposer de quelques prises embarrassantes, obtenues grâce à la caméra fixée d’office sur tous les appareils. Ces images, dont raffolaient les agents du Service Freudien qui se les partageaient en Interne souvent accompagnées de plaisanteries graveleuses, constituaient un efficace moyen de pression occulte sur la population. Quiconque dépassant le degré admis de révolte, avait la certitude de voir fuiter son image, les yeux révulsés, la langue pendante, ou avec une quelconque de ces expressions faciales si agréables chez un partenaire de coït mais tout à fait inconvenantes – voire monstrueuses – en public. Pour bien faire comprendre ce nouveau pouvoir, le Service avait entrepris une opération de communication qui avait marqué les esprits. Il avait choisi de nombreuses célébrités, dont il avait divulgué des photos plus que suggestives sur leurs pratiques sexuelles, surtout les plus bizarres. Le public s’était bien entendu rué sur ces clichés montrant des actrices célèbres, de préférence incarnant publiquement une troublante pudeur sinon l’ancienne Vertu, voire directement la virginité, s’exciter en jouant les débauchées pour leurs amants. Puis, chacun avait compris être tout aussi vulnérable que les étoiles ainsi amochées. Dos Santos, lui, avait compris que de ne pas laisser prise à cette vulnérabilité le désignait comme suspect.

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Le degré admis de révolte avait longtemps fonctionné de manière informelle, avant de devenir le DAR. Lors de son institutionnalisation, juristes et politistes débâtirent sans fin. Les beaux esprits affichèrent un refus de principe, les réalistes arguèrent que comme il existait, il convenait qu’il fut formalisé afin “d’exercer un contrôle démocratique” sur cette institution jusqu’alors occulte, enfin les conservateurs nièrent qu’il ait jamais existé si bien qu’ils s’opposèrent à la création d’une institution sans objet – les plus sincères d’entre eux expliquèrent que son exposition publique affectait grandement son efficacité.

Curieusement, les philosophes, quant à eux, centrèrent le débat sur le degré en question, et tâchèrent d’en définir l’idéal, alors qu’on attendait bien plus les juristes sur ce terrain technique. Dans ce contexte où tous les intellectuels s’étaient exprimés sur le sujet, les criminologues avaient eu toutes les peines du monde à faire valoir leurs expertises. Le public s’était demandé si ce débat marquait la fin de la criminologie ou, tout au contraire, si celle-ci avait gagné l’ensemble des sciences humaines. Puis, comme il se doit, le débat avait laissé place à d’autres sujets, et les policiers mutés au tout nouveau DAR avaient défini leur champ de compétence, à travers une série de circulaires à usage interne.

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Avec le sport, les élections constituaient le principal divertissement de la population. Elles étaient organisées périodiquement selon un rituel immuable, et offraient immanquablement à un public avide une série de coups tordus, abondamment commentés par les connaisseurs. Les candidats rivalisaient de poses absurdes, et seuls les aigris n’applaudissaient pas aux galipettes les plus osées. Probablement pour impressionner par leur savoir, un groupe d’économistes avait chiffré, à la virgule près, les sommes astronomiques dilapidées lors du rituel électoral. La plupart estimèrent utile de réduire drastiquement les dépenses, et les plus extrémistes d’entre eux voulurent directement abolir les élections. Mais les trouble-fêtes furent vite contestés dans une belle unanimité. De gauche à droite, on entendit de belles phrases historiques, telle que “la démocratie n’a pas de prix” et d’autres, plus inspirées, se référant à d’illustres aïeux, dont personne ne se souvenait mais que tout le monde glorifia. Ce fut “un beau moment de démocratie” avait-on conclut. Et on s’en souvenait encore avec orgueil.

Les rituels sportifs et électoraux étaient organisés par la même commission, qui était de temps à autre éclaboussée par des scandales de corruption. Ces affaires constituaient certainement la partie la plus divertissante du divertissement, aussi ne songea t-on jamais à y mettre fin. Une velléité en ce sens avait bien surgi, une fois que pas un seul commissionnaire ne pouvait ne serait-ce que paraître n’être pas impliqué jusqu’au cou. Mais un habile éditorialiste expliqua que sans les affaires, décidément la vie publique ne serait plus ce qu’elle était ; il démontra avec brio que le scandale était le sel de la démocratie, sans lequel elle dépérirait d’ennui. Et les choses restèrent en l’état, et le public put frissonner sans entrave aux scandales suivants.

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Sous la double influence des reality show et de la Nationale des Jeux, les naissances devinrent l’objet de paris toujours plus sophistiqués. À la naissance d’un enfant, des millions de parieurs cochaient des cases représentant les options de son avenir. “Orientation sexuelle”, “orientation politique”, “métier” étaient les trois principaux items, et ce tiercé offrait déjà un généreux pécule à qui avait bien deviné. Pour réaliser les meilleurs choix, toute l’attention se portait sur les parents, dont les historiques fournissaient d’utiles indications pour former une projection du fils. Les bookmakers vendaient des informations plus ou moins fiables sur ces parents. Le traumatisme d’une mère ou la violence d’un père pouvait être cotisé à des fortunes par les parieurs s’ils estimaient que le tuyau pouvait se révéler déterminant sur l’éducation de l’enfant ou la vie du futur adulte. En tout état de cause, à 25 ans, les jeux étaient fait : la Nationale des Jeux payait les éventuels gagnants et empochaient définitivement le reste.

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Dos Pasos ne saisissait pas quel pouvait être le lien entre la monstruosité manifeste de son époque et son extrême douceur comparée à la violence des précédentes. Sans cesse, les arrêtes tranchantes du monde semblaient émoussées par un voile cotonneux qui le protégeait et, dans le même temps, le dissuadait d’entreprendre un changement. Changement, dont il n’avait pas le début d’une idée de ce qu’il pourrait être mais dont la nécessité se faisait si urgente que la panique le saisissait parfois.

La panique n’était certainement pas la méthode et, en y réfléchissant, ne convenait qu’à l’adversaire. Était-elle introduite par lui ? La pensé paranoïaque avait cela d’angoissant qu’elle ne connaissait aucune limite, elle minait ainsi jusqu’à la moindre particule de son être, dont il pouvait douter qu’elle fut sienne. Sur quoi reposer si ce fondement apparent pouvait fort bien être une chimère introduite par des corps malveillants ? La paranoïa était certainement entretenue par ceux-là même contre qui il voulait s’opposer. Elle était un poison redoutable dont il cherchait le remède. Pour cela, il abandonna l’idée d’un fondement qui serait sien, pour supposer que celui-ci ne serait qu’un ensemble d’ajouts disparates, un conglomérat de souvenirs, d’affects, sentiments et autres données multiples, dont aucune ne serait entièrement sienne. Ainsi traversé par des corps étrangers, ou plutôt intégralement constitué par eux, il ne lui restait qu’à les utiliser en fonction de ses objectifs, dont il importait désormais peu qu’ils fussent siens. Il était d’ailleurs loin d’imaginer quels pourraient être ces objectifs, si ce n’est qu’ils n’avaient pratiquement rien à voir avec la vie qu’il menait ou qui le menait.

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Rencontrer une personne hors des “Réseaux Sociaux” était devenu pratiquement impossible. Les Réseaux en question s’étaient spécialisés si bien qu’il fallait rencontrer des partenaires dans des espaces qui définissaient par avance la nature de la relation. Les techniciens avaient certes conscience du peu d’attrait d’une telle relation sans surprise, mais aucune solution technique n’avait été trouvée (sauf la brève expérience d’un algorithme définissant lui-même les personnes devant se rencontrer. Mais le caractère obligatoire de la rencontre – sans lequel il eut fallu reconnaître une erreur inadmissible de l’algorithme – avait provoqué une résistance passive des sujets qui s’étaient massivement trouvés des excuses pour éviter la rencontre. Ou, du moins, attribua t-on à cette expérience une explosion du nombre d’Arrêts de Résautage, fournis par les médecins habilités, qui survient la même semaine de sa mise en oeuvre. En somme, en dehors des plus technophiles, tout le monde avait trouvé une excuse pour poser son lapin. Les spécialistes, au départ un peu perdus au milieu de tant de lapins, avaient conclu que les sujets devaient garder la sensation de choisir leurs partenaires, si bien que l’algorithme avait été discrètement retiré).

A défaut d’une solution technique, une armada de communicants s’était échinée à créer une équivalence entre les “Réseaux” et les anciens cafés, les vieilles places et autres lieux archaïques de rencontres. Mais la campagne “C Le Même Moderne” n’avait eu qu’un effet marginal, et tout un chacun rêvait encore de rencontres inopinées et insensées hors de l’Écran. Cela restait bien sûr à l’état de rêve, étant entendu que personne ne quittait l’Écran pour autant. D’ailleurs, ceux qui s’y essayaient se rendaient vite compte qu’ils n’avaient aucune pratique dans ce domaine du “réel”, sans compter qu’émettre un mot dans cet espace-là était considéré, sinon comme un harcèlement, au moins franchement déplacé.

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Plus qu’un agent zélé, Jocelyn était brillant. Il avait obtenu sa mutation au sein du DAR, grâce à un ambitieux rapport qui, sans aucun doute, prenait les devants sur son temps. Il y expliquait que la focalisation sur les groupes religieux radicalisés ou de politiques plus ou moins révolutionnaires, était une perte de temps et de ressources pour le Service. Il suffit, pour saisir la clairvoyance de Jocelyn, de rappeler que la coalition judéo-coranique-pentecôtiste n’en était qu’à ses balbutiements, à peine perceptible dans les collusions peu dissimulées entre les agents des Services Secrets “occidentaux” et les Sectes-Poseuses-de-Bombe “orientales” (l’époque insistait sur cette distinction entre orient/occident pour des raisons dont nous avons perdu la trace) ; bien loin encore du jour où l’héritière des dynasties Deng-Shah d’Iran-Bush prit la tête de la Coalition. Jocelyn avait déjà compris que le danger proviendrait de l’imperceptible glissement de pans entiers de la population vers la lucidité. Il avait utilisé le système permettant de cartographier les informations réellement disponibles dans les cerveaux – qui montraient déjà des signes alarmants de résistance à la pollution publicitaire qui avait permis, un siècle durant, de contenir les consciences, grâce au célèbre programme “BrainContainment” –, pour établir une courbe de dangerosité de la population dont, et c’est là toute l’ingéniosité de son apport, il ressortait un agent-type.

Il suffisait donc d’identifier cet agent, qui servirait à des expérimentations valables pour le restant de la population. Malin, Jocelyn avait rendu son rapport sans nommer l’agent-clef, dont il se réservait la primeur. Impressionnés, ses chefs, et les dirigeants de ceux-ci, lui avaient octroyé le poste idoine au sein du DAR, et attendirent qu’il dévoile le nom.

Plus malin, Jocelyn garda l’information mais commença son travail, en agissant sur l’agent-type, resté anonyme dans tous les rapports le concernant. Ainsi, Jocelyn détenait en exclusivité l’avenir du Service entre ses mains, ce qui ne manqua pas de se traduire par une fulgurante carrière.

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Se lever était toujours un effort, une violence contre la volonté. Le réveil n’aidait pas, l’agent-type en avait changé des dizaines de fois, rien n’y faisait ; radio, musique, bip-bip plus ou moins rageurs, le problème restait le même : le réveil. Au matin, les voix radiophoniques étaient grinçantes, faussement joyeuses, souvent imbéciles, toujours cassantes ; il semblait que les journalistes s’occupant de matinales avaient tous atteint un inquiétant degré de cocaïnomanie qui rendait leur audition assez confuse, accidentée. Quant aux invités, sensés mettre en valeur le journaliste vedette, ils étaient rarement à la hauteur, ce qui expliquait peut-être la toxicomanie frénétique des journalistes qui devaient tout faire sur leurs plateaux.

Quand l’agent-type en avait eu assez de ce brouhaha, il s’était décidé pour la musique. Peine perdue, ou bien celle-ci était agréable et le renvoyait aussitôt dans ses rêves, et la fonction du réveil s’en voyait dangereusement subvertie, ou bien la stridence de la musique choisie uniquement pour se lever lui fichait une telle frousse qu’il perdait un bon quart d’heure à s’en remettre, le coeur battant et incapable du moindre geste. Il s’était donc rabattu sur le désagréable bip-bip, qui lui offrait une perspective déprimante sur la journée à venir, mais ne travestissait pas sa fonction.

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La Commission Urbanistique avait invité les dealers à participer à la gestion de l’aménagement de la Ville, pour répondre à un problème d’attractivité concurrentielle. En effet, la Commission s’était rendue à l’évidence : elle était bien parvenue à éradiquer les aspérités urbaines, réduisant considérablement les décibels de la cité diurne, et rendant directement incongru le moindre tapage nocturne, mais ce résultat s’était obtenu au détriment de ce que les commissionnaires appelaient “les aspects festifs de la ville”. Or ceux-ci étaient porteurs de retombées économiques si importantes que la Ville se voyait privée de l’une de ses principales ressources financières. Les villes concurrentes avaient d’ailleurs largement profité du fourvoiement pour offrir à qui mieux-mieux des nuits dansantes à la belle étoile, des torrents d’alcool à prix réduit, toutes sortes de drogues et des services sexuels en tous genres, ou des combinaisons de l’ensemble de ces ingrédients. La Commission avait donc planché pour récupérer le terrain perdu ou, tout au moins, tâcher de réduire la saignée. Elle s’était naturellement adressée aux dealers, à la fois comme à des experts et à des agents de la mise en oeuvre des réformes nécessaires.

La plupart avait accepté l’offre et s’étaient attelés à l’organisation de la “zone libérée” (celle-ci avait été ainsi baptisée par une inadvertance de l’Administration qui suggérait ainsi que le reste de la ville était réprimée, ou pour le moins occupée. Elle avait bien tâché de réparer la bévue en changeant le nom par “zone festive”, la fête étant considéré comme plus bruyante et moins consensuelle que la liberté, mais le mal était fait et l’appellation resta – son implication sur le reste de la ville n’étant, par ailleurs, un secret pour personne).

Les dealers avaient pris les choses en main, et très rapidement la zone avait trouvé une cohérence de supermarché, avec sa répartition par rayons, chaque rue proposant un produit déterminé, avec ses marques et ses sous-marques.

Néanmoins, une petite partie des dealers avait refusé de participer au projet de la Ville, voulant continuer leur commerce sans se soumettre aux standards de qualité exigés. Au terme d’une lutte, dans laquelle aucune des parties ne montra beaucoup d’acharnement, les “rebelles” gardèrent quelques zones marginales ce qui, tout bien réfléchi, offrait encore plus d’avantages que le plan initial, cela le perfectionnait en quelque sorte. En effet, ainsi, les zones du territoire entreprises se partageaient entres saves et hardcores, selon la répartition des produits ; dans la partie save, la cherté des drogues était compensée par l’insouciance d’une soirée sans risque, tandis que les produits vendus dans les zones hardcores offraient une solution définitive à bien des problèmes humains et, dans le même temps, accélérait la déliquescence nécessaire de la zone avant sa récupération. Entre temps, les plus délurés des zones saves pouvaient aisément se procurer quelques frissons en visitant les hards, tandis que de temps à autre un débrouillard de la zone hard parvenait à se frayer un chemin pour entrevoir la save. Ce chassé-croisé était entièrement au bénéfice de la Ville : les accidents survenant aux uns dans le hard étaient goulûment médiatisés, renforçant ainsi la séparation, tandis que les débrouillards étaient les seuls à même de fournir des témoignages élogieux sur la save, ses habitués étant par trop blasés.

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Avec le temps, la division entre save et hard s’était estompée ; la seconde catégorie ayant peu à peu perdu son caractère subversif, toutes deux s’étaient rejointes dans un même secteur de marché qu’elles se partageaient. La différence n’en demeurait pas moins importante pour les consommateurs qui définissaient une bonne part de leur personnalité dans ce choix entre les deux lignes de produits.

Généralement, les consommateurs de save ne rencontraient pas ceux de hard et, s’ils le faisaient, les conversations ne pouvaient que tourner autours de cette division apparemment fondamentale. Il semblait que ce fût deux cultures bien distinctes, qui pouvaient cohabiter sans jamais se mélanger. Les révélations sur l’origine des deux lignes de produits, provenant des mêmes laboratoires et utilisant strictement les mêmes procédés de fabrication, n’avaient pratiquement eu aucune incidence sur ce partage du marché. Se défoncer à l’héroïne, à la cocaïne, au dronix ou au XVS de Hard n’avait certainement pas la même signification que passer un bon moment avec de l’héroïne, de la cocaïne, du dronix ou du XVS de Save.

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Si on l’interrogeait sur ses orientations politiques, Dos Pasos répondait invariablement qu’il militait pour l’instauration d’un service sexuel universel. Cela lui permettait de passer pour un doux excentrique, car peu de gens remarquaient que, dans ce qui paraissait une boutade, se trouvait l’application cohérente d’idées émises par un intellectuel rebelle du siècle passé. C’est qu’en ce domaine sensible, la politique, il convenait d’être d’un conformisme à toute épreuve ou d’une excentricité inoffensive. La première option se révélait dangereuse à la longue, dans la mesure où, sous les effets d’une drogue, de la rage ou d’un excès momentané de confiance, il existait toujours la possibilité de se trahir par des propos inconsidérés. Tandis que l’option de l’excentricité permettait, en cas de problème, de travestir son opinion sous les apparences d’une plaisanterie sans conséquence.

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Jocelyn suivait son agent-type tous les jours, à toute heure ; pas une minute sans qu’il ne sache où il se trouvait, ce qu’il mangeait, buvait, disait, pensait. C’est-à-dire, il ne le “suivait” pas mais il le suivait quand même. Rarement, il sortait de son bureau ; jamais il n’avait vu de ses yeux l’agent, source de tant de spéculations au sein du Service. Carte de crédit, téléphone, ordinateur, bicyclette balisée, carte de transport, caméras de vigilance, caméras espionnes, drones, chip sous-cutané, chip de Carte d’Identité, offraient une vue assez complète du personnage sans qu’il n’y ait besoin d’ajouter une lourde surveillance physique, qui aurait surtout apporté son lot de facteur humain, par définition peu fiable. À travers son suivi cardiologique en temps réel, croisé avec des données visuels ou d’autres sens, Jocelyn pouvait aisément saisir les pensées les plus intimes de l’agent-type, il connaissait y compris des aspects que la personne ignorait d’elle-même.

Il savait, par exemple, que la mère de l’agent-type ne lui provoquait qu’ennui, pas une once d’un sentiment enthousiaste, alors que lui-même devait se convaincre d’un amour filial assez fort pour aller la visiter trois fois par semaine. Le coeur n’y était pas, le rythme cardiaque était formel.

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Sans jamais s’essayer à la bombe, Dos Pasos admirait depuis son adolescence les graffitis. Avec le temps, il les jugeait sans y prendre gare, comme n’importe quel amateur de peinture replaçant machinalement un tableau dans son histoire qui lui en révèle une partie de sa saveur. À cette époque, il avait remarqué un signe récurrent, marquant certainement l’apparition d’un nouveau groupe de graffeurs, qui accompagnait des graffs disséminés de manière apparemment aléatoire dans toute la ville. Cette étendue territoriale avait de quoi surprendre pour des nouveaux qui auraient dû respecter la géostratégie de la confrérie, quoique changeante, bien affermie avec le temps. Il en avait déduit que des accords avaient été conclus ou bien que le nouveau groupe se composait de membres de tous les autres. Outre ce signe étrange et si bien reconnaissable, les graffs se distinguaient par des mots abscons qui semblaient délivrer un message à un public averti. Il s’était mis à les photographier, et à recopier les termes dans un carnet, dans l’espoir d’en saisir le sens. Ses piètres tentatives de cryptologie ne le menèrent nulle part. En revanche, à force de suivre ces dessins, ceux-ci le dirigèrent, sans qu’il ne s’en aperçoive, vers une petite gare désaffectée au coeur de la ville. Le hangar, étrangement accueillant, entretenait une familiarité esthétique certaine avec les fameux graffitis.

Estella était captivée par sa peinture, quand elle se rendit compte de la présence de Dos Pasos dans le hangar. Un peu agacée par l’intrusion, elle évita cependant de le brusquer, et le regarda simplement en attendant une explication de sa part.

Celle-ci arriva de manière un peu confuse, dans un bredouillement d’excuses et d’explications incohérentes. Voir la gêne de Dos Pasos la rendit de bonne humeur, et elle délaissa ses pinceaux pour l’accompagner dans une visite guidée des lieux. Les autres habitants arrivèrent peu à peu. Par leurs apparences, certains confirmèrent Dos Pasos dans son impression qu’il s’agissait du repère des graffeurs qu’il suivait depuis quelques semaines. Pour le reste, ils étaient de tout âges, et les vêtements pouvaient aller du plus strict complet-veston, évoquant la haute-finance, jusqu’aux allures les plus excentriques qu’entretiennent volontiers les artistes mais aussi les clochards ; en somme, une sorte de condensé de la faune urbaine contemporaine – ni plus ni moins. Tous semblaient très bien se connaître, se côtoyaient avec une tranquille familiarité, qui n’empêchait pas les plus rugueux de manifester des humeurs en rien aimables. Il lui fallut plusieurs heures pour saisir que certains ne connaissaient à peine plus le hangar que lui-même, qu’il n’était pas plus étranger qu’un autre. Estella ne fit rien pour le lui faire comprendre plus vite, mais elle l’observa changer d’attitude et abandonner peu à peu sa timidité pour se fondre.

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Les rapports de Jocelyn ne laissaient pas de surprendre certains de ses collègues, chefs ou subordonnés. Alors qu’ils observaient tous des indices s’agiter en tous sens, Jocelyn restait imperturbable et son fameux agent-type ne semblait pas entreprendre le moindre geste suspect. Tous ses rapports indiquaient que celui-ci était encore bien loin de dépasser le degré admis de révolte. Autrement dit, il était parfaitement inoffensif et, conséquemment, l’ensemble de la population restait encore bien en deçà d’un degré de lucidité qui puisse susciter la moindre inquiétude. Tout au plus, pouvait-on observer sa courbe de l’agacement constant, avec lequel les individus devaient vivre depuis quelques générations déjà, augmenter. Rien d’alarmant, elle n’avait cessé de croitre durant des décennies sans que rien ne laissât entrevoir un seuil limite. Les gens s’habituaient, voilà tout.

Et la génération suivante acceptait un seuil plus élevé, sans que personne n’y trouve à redire.

Avec la stature si vite acquise par Jocelyn au sein du DAR, et son âge laissant prévoir une prochaine ascension dans des cimes, depuis lesquelles il pourrait leurs créer des ennuis sans fin, aucun de ses collègues dubitatifs ne s’autorisa à remettre en cause sa méthode.

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Un jour qu’il vint au hangar, les choses s’accélèrent. Stella le débarrassa sans un mot de son téléphone et de ses cartes, et le fit passer sous un sas bricolé qui, expliqua t-elle, pouvait détecter les chips incrustés dans les objets et sous la peau.

Il comprit qu’il se réunirait avec un groupe plus fermé que celui du hangar et, enfin, il saurait vers quoi il se dirigeait. Lorsqu’il arriva dans la salle, en effet, le groupe était assez réduit, mais il y avait beaucoup de têtes connues. Un jeune adolescent remplit un sac-à-dos avec les artefacts repérables (téléphones, etc.) de tous les présents et s’en alla. On lui expliqua que le garçon passerait les prochaines heures dans des transports en commun, afin que la réunion ne puisse pas être détectée. Puis quatre personnes, dont Estella, expliquèrent le plan. Il fut déçu par sa simplicité. Il avait imaginé quelque chose de vraiment sophistiqué.

Mais comme il n’avait rien de mieux à proposer, il écouta et tâcha de saisir où il serait le plus efficace. En somme, il ne s’agissait rien d’autre que d’une attaque simultanée de toutes les institutions, à la fois sur le Réseau et Physiquement. La réunion qui avait lieu là, était reproduite au même moment dans toutes les villes. Les cibles étaient toutes désignées, il ne restait qu’à choisir le moment, et celui-ci approchait.

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Ce jour-là, Roselyne effectuait l’une de ses trois visites familiales hebdomadaires, quand elle reçu les premières nouvelles de l’écroulement des Pouvoirs. Un peu interloquée au départ, elle en ressentit bientôt un grand soulagement, comme celui qui fit respirer l’ensemble de ses contemporains. Chez elle, cela se traduisit immédiatement en une tendresse pour sa mère, un sentiment qu’elle croyait totalement évanoui et qui resurgit paisiblement.

Roselyne ne se douta jamais du rôle majeur qu’elle joua dans la fin du Régime, en tant qu’agent-type désigné par les statistiques. Seul Jocelyn eu été en mesure de la renseigner et, lui, se garda bien d’en informer quiconque. Il profita simplement de l’effondrement généralisé pour dissimuler toute son opération dans les décombres.
Puis il se fondit dans l’anonymat, comme la plupart des anciens agents du Service, qui se rendirent compte que même les données les concernant avaient disparu.
Certains, dit-on, se recyclèrent dans des tâches utiles. La Coalition, quant à elle, n’est que ce qu’elle est : quelques histrions religieux menés par l’héritière Deng-Shah-Bush, dont le pouvoir est à la mesure de la valeur donnée à leur argent, soit nul.

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Fin

Johan Sebastien

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