Pourtant, les textes de Carmen Diez Salvatierra ne sont aucunement une forme privilégiée de témoignage de l’époque mais plutôt une secousse, une colère et une vive réaction aux formes multiples de liberticides « dans ce temps où ils gagnent toutes les batailles ».
Matinées sans police s’articule en trois parties : « Une nouvelle sentimentalité », « vomir, spéculer, détruire », « bâtir », et est suivi de « Guerre », poème écrit antérieurement, qui clôt le recueil avec fracas. Certains mots, que l’on retrouve dans son précédent texte francophone, 28 formes découpées (2019), sillonnent le recueil : robe, fleur, couverture, langue, corps, toucher, crier, le temps, le réel, asphyxie, néant, guerre. Le lexique poétique de Carmen Diez Salvatierra met en lumière la dimension à la fois existentielle, émotionnelle et politique présente dans son quotidien. De fait, l’univers poétique qu’elle déploie est un univers complexe qui mêle une conscience politique aigüe et une sensibilité certaines aux choses balayées d’un revers de main : « small talk », attente du bus, métro, RER, misère de l’époque et d’un quotidien déformé.
Cette attitude perceptive fait exister dans les textes des questionnements perlés comme le nous, la race, la classe, le sexe et déploie une écriture quasi phénoménologique du quotidien.
Dans matinées sans police, une grande bataille se joue autour de cette dépossession existentielle qui est aussi une dépossession du langage, des mots, du rapport au réel enfin. Quelque chose de l’ordre de la dépossession travaille le texte et fait de l’écriture un geste de résistance et de réappropriation du réel. Dans un contexte marqué par une crise sanitaire, politique et par l’imposition de nouveaux mots pour saisir nos quotidiens, quelle est la place ce celles et ceux qui travaillent la langue ?
« à 5h55 du matin. ligne de bus 122 direction val de fontenay. la classe ouvrière française se lève. je suis automatiquement regardée comme suspecte. ne me demande pas ce que je fous ici car j’en ai aucune idée. beaucoup de noirs, quelques arabes, des blancs aussi, plutôt âgés (…) un homme attend le bus, impatient. il me demande si je connais l’heure de passage, je dis non, désolée. le bus passe à peine 3 minutes après. ensuite, le premier métro. paris est belle quand les travailleurs se lèvent. moi, j’ai l’impression que je me suis faite violer, mais je suis une femme, donc c’est normal. je fais avec. »
Cette matinée de Carmen Diez Salvatierra donne le ton. Elle reflète une certaine attitude perceptive ainsi qu’un affect que nous pourrions qualifier de politique. Je veux parler, comme bell hooks, de rage féministe mais aussi peut-être de cette difficulté à se sentir appartenir ou inclue dans le « nous » plus large d’une classe laborieuse aussi complexe d’hétérogène. Impression de décalage donc, mais aussi impression de viol comme expérience de dépossession de soi (par l’autre). Écrits sans aucune majuscules, les poèmes mêlent sur un même plan narratif réflexions politiques, observations, ressentis, prise à partie, oralité et questionnements sur l’écriture.
Une attention singulière est portée au corps, pris comme le corps physique des personnes mais également comme le corps social. Les corps des autres et celui de la poète sont souvent des corps en errance pris dans des trajets dans les transports en commun, sur le chemin du travail, des corps dans l’attente et dans la poursuite du travail quand d’autres ont le privilège de travailler à domicile. Si la poète se tient aux côtés des classes laborieuses, le « nous » ne va pas de soi et la lassitude l’emporte sur l’esprit de dissidence souhaité :
« comment défaire le temps de ses lassitudes et sortir du cadre des esclavages tant anciens que nouveaux derrière un nous qui ne veut plus dire grand chose
si ce n’est cette masse amorphe et anesthésiée que nous sommes devenues fatiguées et harcelée »
Carmen Diez Salvatierra dit la tristesse d’un peuple sidéré et qui ne se révolte pas, qui peine à faire corps puisque précisément le corps de l’autre est pointé comme une menace.
Il y a de sa part une recherche de la blessure physique, de la faille, de la coupure, une envie de secouer l’autre ou soi-même pour s’assurer que les corps sont bien vivants : « Vas-y, crie un peu, putain. Arrache-toi une dent ou coupe-toi. Touche-moi. ».
Colère, perplexité et désarroi mais c’est aussi de pesanteur et d’absence dont elle nous parle : une absence de réponse ou bien une absence à soi-même. Matinées sans police est d’abord l’histoire d’une déconnection ou en tout cas d’un rapport privatif : « sans contact- se toucher sans- se tacher sans- contamination sans- peaux ni frôlements ». Plus rien ne nous appartient, pas même notre propre vulnérabilité. La torpeur s’installe et c’est peut-être cette existence mortifère et imposée qui est désignée par la poète comme de « nouvelles sentimentalités » :
« L’immense condamnation - à traîner le corps vide - en mendiant le toucher - et les miracles - le devoir quotidien- de sauver l’ego- la complainte d’une larve- as-tu déjà appris à grandir ? »
L’usage des tirets est détourné : ils ne servent plus à lier mais ils morcellent, multipliant ainsi les pistes d’interprétations possibles. Le rapport au sens ne va pas de soi, cette nouvelle sentimentalité semble secondée ou en tout cas mimée par ces signes de ponctuation. Le corps du texte est à la fois lié et morcelé, le rythme à la fois saccadé et décousu.
Cette nouvelle sentimentalité faite de privations matérielles, sensorielles mais aussi émotionnelles est épuisante. Le rapport à la transgression s’en trouve changé, interrogé, dans un contexte où l’absurdité chamboule l’acte politique de résistance :
« à combien a-t-on dû renoncer déjà - et a combien va-t-on devoir renoncer encore- aujourd’hui - je me rends compte que les parcs sont fermés - mais ça pue quand même - au coin de la barrière - les fleurs naissent car la nature n’est pas inquiète - elle suit le flux- pour nous- aucun flux à suivre- si ce n’est celui de cette promenade interdite- inédite- je peux me choper au moins 135 balles- d’amende- si je saute la barrière et je m’assois- sur le banc marron pour écrire ce poème- alors j’écris debout »
135 balles d’amende pour entrer dans un parc : la transgression est absurde, faut-il renoncer à la transgression ? Peut-on protester sans transgresser ? L’incompréhension demeure, les « yeux [sont] sans réponse ». La poète ne semble plus habiter ni son corps ni le réel comme si, devenue imperméable, elle assistait au spectacle de sa propre vie, de guerre lasse. Il n’est pourtant pas question de passivité mais plutôt de questions sans cesse agitées. Comment connecter avec le réel quand les ponts entre le réel et le langage ont été coupés ? Comment appréhender chaque matinée quand on ne sait plus comment exister ou résister ? Et la poète d’interroger :
« mais comment en sommes-nous arrivés là ? quelle masse financière et collante nous a acculés dans le ciel des pauvres, sans rats ni fenêtres, dans un monde qui fondait en larmes, le manteau des sans-abris, et pourtant si froid ? j’ai du mal à comprendre. Aide-moi. »
Que signifie pour une poète de ne plus comprendre les mots ? Cela ne reviendrait-il pas à être vidée de soi ou à se sentir expropriée ?
« ton incompréhension des mots- la distance que tu as par rapport au langage - tu te promènes - sans aucun besoin des mots- une existence - dans laquelle tu te soustrais - on t’a volé- le droit de résidence- auparavant »
Une réflexion politique et stratégique se dessine en filigrane à travers la figure littéraire de Bartleby, personnage de Melville connu pour sa résistance passive au travail à travers sa formule « I will prefer not to » :
« elle a perdu- le lien avec le réel- le processus a été inconscient- la gestion inefficace- bartleby a fini par- frapper à la porte- l’occupation intime-du renoncement ».
Un basculement s’opère à partir du moment où le renoncement cesse d’être subi et devient politisé. La soustraction n’est plus une soustraction de soi-même, condition pour continuer d’exister, mais un refus de « jouer le jeu ». Ce grand refus fonctionne comme d’une puissance affirmative et dès lors, le réel devient un champ de bataille et le langage une arme dont il faut se saisir :
« La guerre n’était pas un spectacle ou une vitrine
Mais la réalité elle-même
devenue bataille »
L’ enjeu pour Carmen Diez Salvatierra est alors de trouver une façon d’écrire dans une période de colonisation du langage et dans une période de sentimentalité imposée. L’appauvrissement sensible et intellectuel du quotidien font douter la poète de sa propre existence mais écrire c’est refuser une diminution et un braquage du réel par les puissants. C’est aussi refuser la docilité, être irrévérencieuse et punk. C’est :
« pousser les limites-vomir sur votre bonne conscience de citoyens responsables- vos légitimations - plus ou moins conscientes - à moi la bagarre et la vitre cassée - à moi la racaille et les créoles - les pauvres ne volent pas- ils se font justice »
Écrire sur ce qui ne passe pas alors que « l’histoire nous taise » est un acte de résistance qui consiste à la fois à refuser l’imposition de mots mais aussi l’imposition d’un réel. Remarquons que Carmen Diez Salvatierra n’emploie pas les mots « officiels » des médias de masse et du gouvernement. Le « confinement » est un enfermement, les « gestes-barrières » sont des frontières devenues imperméables qui murent plus qu’elles ne protègent. Son univers poétique est un univers polarisé où s’opposent l’aseptique, le lisse et le propre au troué, au sale, à la faille… le vivant et ses aspérités en somme. La langue du maître est une « langue économique et profiteuse » qui impose de « faux débats », interdit certains mots et en impose d’autre. Le lien entre langage et domination et la résistance que lui oppose le ou la poète n’est pas une chose nouvelle mais ce raccourci est loin de s’appliquer à toutes les pratiques poétiques. Ce qu’il y a de fort dans l’écriture de Carmen Diez Salvatierra c’est la sincérité et la franchise avec laquelle elle s’approprie et actualise cette idée à travers la mise en visibilité de ce qu’elle nomme la guerre. Dans la postface de 28 formes découpées elle écrit :
« Ce que j’écris est ce qu’il y a de plus vrai en moi et, en même temps, cela cesse de m’appartenir au moment même de l’écriture. Ce n’est plus une écriture mais du vomi. Je ne me sens pas légitime mais vomir me sauve. Les mots me sauvent. Ce n’est pas la paix que je désire. Mais les mots qui font la guerre. Les mots qui déclarent la guerre. Les mots qui parlent de la guerre contre nous. J’essaie de mettre en évidence cette guerre. Guerre dans les discours, guerre dans les corps, guerre dans le symbolique. La guerre nous appartient. »
Zoé Théval
Carmen Diez Salvatierra, Matinées sans police, suivi de Guerre, éditions Al Dante/Les presses du réel, 2024, 96 pages, 15€.