Les championnats du monde de la peur

Les championnats du monde de la peur

paru dans lundimatin#20, le 26 avril 2015

Les championnats du monde de la peur

Les championnats du monde de la peur, inaugurés en 2007, allaient se réunir pour la troisième fois en ce beau printemps 2015. Les yeux admiratifs et envieux de toute la planète allaient à nouveau se tourner vers les plus glorieux des froussards. De Maubeuge à Kuala Lumpur et d’Abidjan à Valparaiso, les plus éminents athlètes de la peur s’étaient entraînés sans relâche durant quatre ans dans l’attente du grand jour.

La peur est un don précieux que tous les hommes ont reçu en partage. Mais elle est aussi un art exigeant, un très grand art que seuls quelques splendides virtuoses savent élever jusqu’à de resplendissants sommets.

On espérait que la fête de la terreur et du tremblement ne serait pas gâchée comme en 2011 par de sournoises tricheries. La participation aux Jeux, on le sait, est strictement interdite aux enfants, aux épileptiques, aux multi-traumatisés et aux personnes ayant la chance de vivre quotidiennement sur un théâtre de guerre. Le beau sport ne saurait admettre dans la compétition ces privilégiés de la peur qui bénéficient à l’évidence d’un avantage indu.

Qui a oublié les sanglots de Karandach-Firgoviev en 2011, lorsque le colosse ukrainien – fameux pour sa capacité, lors de ses entrainements, à regarder simultanément huit chaînes d’info en continu sans interruption durant quatre-cent-dix-huit heures – s’était vu arracher des mains la glorieuse Poule mouillée d’or, arrachée malignement par Jean-Luc Boilleau, un enfant déguisé durant toute la compétition en homme de quarante-huit ans et arborant sans scrupules la plus royale des moustaches ?

Rien de plus difficile, nous le savons aussi, que l’entrainement des athlètes de la peur. Aucun athlète de haut niveau ne saurait prendre uniquement pour matériau des peurs uniformisées et sans visage. Chacun œuvre à entretenir et faire croître ses peurs les plus intimes, les plus personnelles. Il doit chaque jour les nourrir, les susciter. Mais le point le plus subtil de son art, c’est qu’il ne doit pas pour autant les émousser par la répétition. La peur doit garder tout son vif, son beau tranchant d’effroi et continuer à rester pour lui une surprise quotidienne. Même les plus grands maîtres froussards ne seront jamais à l’abri de ce qui est la terreur de tous : la subite paralysie de la peur. Du jour au lendemain, l’insensibilisation totale peut s’abattre sur eux et les muer instantanément, pour leur plus grande honte, en blocs impavides.

Les athlètes de la peur savent que rien n’est plus différent d’un homme qu’un autre homme. Il n’existe aucune recette pour devenir un champion de la peur. Les rats et les araignées terrifient certes certains chanceux, mais donnent à d’autres l’envie de les cajoler ou de jouer aux cartes en leur compagnie. Etre enlevé par un homme cagoulé suscitera certes peut-être chez quelque uns de l’horreur, mais plongera beaucoup d’autres dans le plus mortel ennui ou dans une incoercible hilarité.

Mais voici que tout commence enfin : au milieu du stade en délire, les pieds de dix-sept redoutables pétochards se sont rangés derrière la ligne de départ. Les athlètes sont tous détendus, presque absents. Chacun d’eux sait que la grandeur de son art implique qu’il n’éprouve pas la moindre peur de commencer l’épreuve, qu’il soit résolument économe de sa peur, afin de faire don de sa peur la plus nue seulement au moment décisif. En dehors de la piste de course, quelques autres athlètes s’échauffent en révulsant leurs yeux avec une souplesse peu commune.

Huizinga van Huizinck, l’arbitre néerlandais, pointe enfin son révolver vers le ciel avec une sublime solennité. Son coup de feu retentit comme un tonnerre fracassant remonté du fond des âges. La moitié la moins aguerrie des athlètes part alors en courant en arrière à toutes jambes. Parmi eux, c’est le Japonais Sarumo Kikaraochiru qui triomphe en fuyant le plus vite et le plus loin, les organisateurs peinant durant plusieurs heures à le retrouver. Pourtant, c’est l’autre moitié des athlètes, celle qui s’est instantanément évanouie sur le sol sur la ligne de départ, qui a pris le dessus. Les caméras du monde entier se rapprochent de leurs visages hâves afin de départager le vainqueur. Youri-Mauss-Zsplatchi ǾǾǾǾ, le syro-suédois lutte avec ténacité et parvient à prolonger aussi longtemps que possible son évanouissement tout en claquant des dents. Mais soudain de l’écume blanche sort de la bouche livide d’Asclépios Gonzalvez, le Vénézuélien et son corps tout entier est saisi de splendides convulsions, alors même qu’il accomplit l’exploit de ne pas revenir à lui, afin de ne pas être disqualifié. C’est lui qui remporte ainsi avec un panache inouï la première épreuve.

Une heure plus tard, le visage lumineux d’une gloire modeste, il confiera le secret de cette première victoire : il avait tout simplement imaginé au fond de son coma héroïque qu’il dormait avec Michel Houellebecq agrippé à ses jambes, bavant sur ses genoux, aussi froid qu’un poisson des abysses.

De prouesses en exploits et de cris stridents en tétanies dantesques, les journées se succèdent jusqu’au jour glorieux de l’épreuve finale. Tous les plus braves des pleutres se trouvent enfin réunis pour l’épreuve redoutée entre toutes. Tous les athlètes sont rassemblés dans une sorte d’immense cocon ouaté dans lequel a été impitoyablement soustrait tout ce qui peut inspirer la peur. Les voici tous livrés sans défense à un espace infiniment doux, rassurant et protecteur, privés de tout appui pour exercer leur art. Ils baignent maintenant inexorablement dans une musique zen qui insinue en eux une paix et une sérénité presque suffocantes. Tout n’est autour d’eux que chaleur, miel, plume et volupté.

Les athlètes doivent tous lutter sans relâche pour ne pas se laisser envouter par la douceur, pour ne pas glisser dans un sommeil olympien et se métamorphoser en nouveau-nés incapables d’accéder au plus infime tourment. Les uns après les autres, les froussards les plus invétérés tombent comme des mouches dans la glu du sommeil. Leurs corps se détendent jusqu’à atteindre des degrés de détente insoupçonnés et vertigineux et des sourires de béatitude fleurissent sur leurs lèvres vaincues.

Seuls Asclépios Gonzalvez et le Mexicain Angel Ben Angelos ont réussi à triompher encore de cet enfer de suavité exténuante. Presque à la même seconde, l’un et l’autre lancent soudain un héroïque hurlement de terreur. Outrepassant toutes ses forces, Asclépios Gonzalvez parvient, sans interrompre son cri savamment modulé, à faire se dresser verticalement au dessus de sa tête toute sa longue chevelure et à la maintenir triomphalement dressée. Mais Angel Ben Angelos, le visage illuminé par une terreur glaciale et presque inhumaine, atteint soudain à une stridence inusitée qui dépasse largement celle de son adversaire. Au même moment, ses fines moustaches effilées, plus longues encore que la vaillante chevelure, parviennent miraculeusement à se rétracter et à monter elles aussi vers le ciel sous la seule force de l’effroi.

Le vainqueur et le vaincu, les yeux remplis de larmes, de fierté et de joie flamboyante, furent salués par un immense tonnerre d’applaudissements.

Bruno Maillé

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