Le système de l’enfance

Lectures de Guy Hocquenghem et René Schérer

paru dans lundimatin#260, le 25 octobre 2020

« Nous – les gauchistes – ne faisons du texte que l’usage le plus bête, le plus conforme, le plus “majeur” au sens de Deleuze-Guattari dans le Kafka, le plus dicté, le plus proche de la platitude utilitaire et de la soumission au sens. (…) Il n’y a pas eu d’écrivain ni d’écriture révolutionnaire depuis Mai. (…) Nous n’avons pas laissé surgir les façons d’écrire et de lire qui rompent avec les présupposés du faux et du vrai, du juste et du faux »

Guy Hocquenghem, A propos de Sartre, 1975.

« Les procès, les exclusions, je connais, je me les suis tous tapés. Exclu de chez les trotskistes, les maos me cassaient la gueule. »

Guy Hocquenghem, Lettre à ceux qui sont passés du col mao au Rotary, 1986.

Depuis des mois, dans le sillage de ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’affaire Matzneff, nombre de médias glosent sur la supposée complicité passée de la « gauche » des années soixante-dix, des « intellectuels » ou des « soixante-huitards », avec ce que nous nommons désormais la pédocriminalité. Cette controverse, jetant l’anathème sur tout un pan de la pensée critique de cette époque, ne prend pourtant appui que sur quelques citations décontextualisées ou sur des pétitions publiées dans les années 70 dont l’objet n’est que rarement mentionné.

Après Foucault, Dolto ou Deleuze, c’est maintenant le fantôme de Guy Hocquenghem, écrivain et fondateur du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), qui se trouve sur le banc des accusés.

A la fin de l’été, une plaque lui rendant hommage, apposée par la mairie de Paris dans la rue où il avait habité était vandalisée puis retirée. Pour les féministes qui ont revendiqué cet acte en s’appuyant sur quelques propos d’Hocquenghem tenus dans les médias, le militant et écrivain serait « l’un des pires apologistes de la pédocriminalité que la France ait connu » [1], et même « un militant pédophile » pour Valeurs actuelles [2], premier média à avoir couvert l’action des « féministes intersectionnelles » du groupe Les Grenades.

En parallèle, à chaque conseil de la ville de Paris ou d’arrondissement auquel Christophe Girard - ancien adjoint à la Culture mis en cause pour ses liens passés avec Gabriel Matzneff et par ailleurs accusé d’abus sexuel par l’un de ses anciens employés - est appelé à siéger, un groupe hétéroclite de manifestants et de manifestantes se rassemble pour dénoncer « Pédoland », soit une complicité supposément généralisée dans la société vis-à-vis de la pédophilie, incarnée notamment par l’apposition de cette plaque rendant hommage à Guy Hocquenghem.

La coalition formée dans la polémique amalgamant Gabriel Matzneff, Christophe Girard et Guy Hocquenghem a de quoi surprendre, tant il est difficile de percevoir les points communs entre les quelques dizaines de personnes qui se réunissent pour l’occasion. Les rassemblements contre « Pédoland » et le texte publié pour demander la démission de Christophe Girard et s’indigner de la présence d’une plaque rendant hommage à Hocquenghem regroupent notamment, parmi les oratrices ou les signataires, les militantes « intersectionnelles » des Grenades, la sociologue et militante féministe Christine Delphy, mais aussi des organisations situées bien plus à droite. L’Association Enfants Prévention Actions Pédocriminalité Inceste (EPAPI) et l’Association internationale des victimes de l’Inceste (AIVI), qu’on retrouve parmi les signataires de la lettre ouverte dénonçant « la pose d’une plaque commémorative honorant la mémoire de Guy Hocquenghem » et affirmant « nous serons là devant l’Hôtel de Ville, devant la mairie du 18e arrondissement », ont par exemple pour principaux combats la dénonciation d’une justice considérée comme laxiste voire complice des pédophiles, et, dans le cas de l’AIVI, la lutte contre les cours d’éducation sexuelle à l’école, qui relèveraient de la « perversion » et dont la mise en place viserait à « attaquer l’enfance afin de la formater vers une quête de jouissance sexuelle précoce » [3]. On peut aussi, à l’occasion de ces rassemblements, entendre Ludivine Bantigny, historienne et militante engagée à la gauche de la gauche, au micro de Russia Today, dénoncer pêle-mêle le peu d’égard du gouvernement pour les victimes des violences policières ainsi qu’ « un système d’impunité » et une « complicité généralisée » « à l’égard de la pédocriminalité », pendant qu’une ancienne policière, représentante de l’association SOS Fonctionnaires, vient se faire applaudir en appelant à améliorer le fonctionnement des commissariats, et en dénonçant la tolérance supposée de l’État vis-à-vis des criminels sexuels.

Si Guy Hocquenghem est cité à chacun de ces rassemblements comme l’un des représentants d’un courant « pro-pédophile », les citations brandies à charge sont systématiquement séparées à la fois de leur structure argumentative, et de leur contexte historique, politique, philosophique et littéraire. Rien n’est dit des débats intellectuels et des discours sur l’enfance, l’éducation, la sexualité infantile, les rapports entre majeurs et mineurs, qui ont agité cette époque, dans un contexte de questionnement des normes et des rapports d’autorité. Il n’est par exemple jamais rappelé que les écrits de Guy Hocquenghem et de René Schérer, son professeur de philosophie au lycée qui devint son amant, celui qu’il présentait parfois comme son mentor, et avec qui il a rédigé deux ouvrages, se situent souvent dans des débats internes aux mouvements homosexuels et féministes. Ni qu’ils sont élaborés en lien avec les luttes menées par des lycéens ou des collégiens, qui revendiquaient le droit d’exercer leur sexualité, ou, pour citer une banderole portée par des adolescents membres du FHAR, le « droit à se faire baiser ».

Pourtant, Guy Hocquenghem, et René Schérer, sont les élaborateurs d’une pensée puissante et complexe du système de l’enfance, pensée qui, sans que nous puissions exactement la faire nôtre quarante années plus tard, mérite d’être connue. En décembre 2017, invité par René Schérer alors âgé de 95 ans et continuant à cette époque à animer un séminaire sur le rapport entre art et politique, Alain Badiou s’exprimait ainsi :

«  Je voudrais dire ici que cette endurance est d’autant plus admirable que ne lui ont certes pas été épargnés de redoutables assauts venant d’une opinion manœuvrée, comme des puissances de l’État. Sa pensée de l’enfance, d’une originalité très grande, comme moment dialectique du devenir du sujet, et comme foyer de ce que deviendra son rapport à l’autre, pensée qui était renouvelée de Rousseau par Fourier comme par la pensée contemporaine de la sexualité, a déchaîné contre lui les imprécations et les insinuations les plus viles. Mais, s’il y a une qualité qu’il faut reconnaître à mon camarade Schérer, c’est qu’il n’est pas homme à plier.  »

C’est donc sur les œuvres d’Hocquenghem et Schérer, ou du moins sur celles relatives à l’enfance, dans leur complexité, que nous allons nous pencher. Il ne s’agit pas pour nous de verser dans l’hagiographie, mais de contextualiser une pensée et de la restituer, de manière critique s’il le faut.

Dis-moi d’où tu parles

En 1972, Guy Hocquenghem est le premier militant français à tenir un discours sur son homosexualité dans un média d’ampleur nationale, à savoir le Nouvel obs. Il y revient notamment sur son adolescence, et sur diverses fugues : « J’étais un petit Rimbaud à la manque, un mineur qui cherche à être détourné  ». C’est en effet à l’âge de quinze ans qu’il eut une relation amoureuse marquante, avec son professeur de philosophie, René Schérer, de vingt-quatre ans son aîné.

A l’époque, l’homosexualité fait encore partie de la liste des maladies mentales et de celle des fléaux sociaux, au même titre que la tuberculose et l’alcoolisme. Parallèlement, si la majorité sexuelle est déjà de quinze ans pour les hétérosexuels, tout rapport homosexuel entre un majeur et un mineur de moins de vingt-et-un ans (et de moins de dix-huit ans de 1974 à 1982) est interdit par la loi. C’est dans ce contexte que Guy Hocquenghem aborde fréquemment le sujet des rapports entre majeurs et mineurs. A partir de sa propre expérience, et des réflexions menées par d’autres homosexuels, il insiste sur la capacité des mineurs à assumer un désir sexuel. Cette réflexion a notamment lieu au sein du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire (FHAR), mouvement qu’Hocquenghem contribue à fonder, et qui naît dans le contexte de l’après 68, grâce aux mouvements féministes, qui contribuent alors à politiser des questions considérées auparavant comme privées. En 1971, dans le Rapport contre la normalité publié par le FHAR, un texte écrit par des mineurs revendique, à partir de leur propre expérience, leur droit à désirer et à entretenir des relations sentimentales et sexuelles.

C’est aussi en partie de sa propre expérience et de sa propre adolescence qu’il est question lorsqu’Hocquenghem déclare en 1978 sur Antenne 2, qu’ «  il y a des enfants qui adorent les vieillards, y compris sexuellement », avant d’en appeler à une « mixité croissante » entre « enfants » et « adultes ». Ici comme à d’autres endroits, Hocquenghem ne précise pas ce qu’il entend par « enfants ». Nous pouvons être aujourd’hui surpris et gêné du peu de différence fait dans nombre de discours de l’époque entre les « enfants », les « adolescents », les « jeunes » et les « mineurs », termes souvent utilisés de manière indifférenciée, y compris lorsqu’il s’agit explicitement de lycéens. Paul B. Preciado, philosophe et lecteur de Guy Hocquenghem, souligne toutefois dans une interview publiée récemment sur le site de Têtu qu’il « demandait simplement le droit, en tant que gamin de 16 ans, à s’exprimer sexuellement sans être importuné par la police.  » [4]. Dans un article de 1980, Guy Hocquenghem désigne d’ailleurs la « Protection de l’Adolescence » comme « le grand mythe auquel tout le monde opine, du PC au gouvernement  ». Cette protection n’est cependant pas seulement assurée par la police, mais aussi par l’école et la famille. Dans un autre texte publié dans Libération, intitulé 36 questions que doivent se poser des enfants, Hocquenghem analyse le passage d’une répression brutale de l’enfance, à sa gestion dans la «  moiteur psychologique d’un goulag familial moins autoritaire que poisseux, moins répressif qu’étouffant  ». Enfin, on sait aussi qu’Hocquenghem menait dès la fin des années 70 une réflexion sur la volonté d’adopter des enfants par des homosexuels, et qu’il eut durant un temps un projet de film à ce sujet.

Cette critique de la protection des mineurs n’est cependant pas la seule cause de l’intérêt d’Hocquenghem pour l’enfance. Dans l’œuvre d’Hocquenghem, le rapport à l’enfance est souvent intégré dans une réflexion sur l’homosexualité. Dans plusieurs de ses ouvrages, notamment le premier d’entre eux, Le désir homosexuel, ou dans Race d’ep, aujourd’hui le plus connu, Hocquenghem détaille la manière dont l’homosexualité a été définie par la médecine, et comment les homosexuels eux-mêmes ont participé à ce discours médical, en se conformant à ses représentations. Si les relations entre personnes de même sexe ont toujours existé, l’homosexualité, définie par la médecine et la psychanalyse, avec leur cortège de discours normatifs, est une invention récente. Le paradoxe de la notion d’homosexualité, et de ses potentialités, réside dans le fait qu’elle fut autant un levier d’émancipation qu’un instrument de contrôle, résultant notamment de son rapport au discours médical.

La réflexion d’Hocquenghem va plus loin qu’une simple critique du partage entre le normal et le pathologique. En effet, elle évite un certain relativisme qui se fonderait sur un désir naturel châtré, comme on le retrouve dans certaines discussions sur l’homosexualité, débattant de la part respective de l’inné et de l’acquis, et qui rejouent plus qu’elles ne désactivent les discussions de la médecine du siècle précédent sur les traits dominants, ou sur « le gène homosexuel ». Dans les écrits d’Hocquenghem, il s’agit de produire, en suivant là le caractère productif du désir tel que défini par Deleuze et Guattari dans l’Anti-Œdipe, une homosexualité qui déjoue toute catégorisation désirante, tout partage normatif et psychologisant : une homosexualité qui n’est appréhendée que par les relations qu’elle suscite, produit, intensifie. Les branchements désirants : en somme, une homosexualité mineure (de la minorité) et qui n’a plus rien à voir avec les identités et les images massives créées par la médecine et la psychiatrie et qu’ont reprises, si pas singées, certains homosexuels (l’homosexualité majeure).

C’est à partir de cette recherche de la formation de l’homosexualité comme minorité qu’Hocquenghem ouvre Race d’Ep («  l’ombre d’une autre race  », «  l’appartenance à un autre monde, à une autre histoire  ») : l’abordage d’un « continent » inconnu, à saisir loin de tous les discours médicaux et psychiatriques, ainsi que des arts majeurs (de la majorité) : une culture homosexuelle, cet « autre monde », cette « autre histoire », qui a toujours agité dans ses soubassements la Modernité et que l’on n’a jamais approchée, si ce n’est dans la littérature de l’homosexualité sublimée ou œdipianisée, pour rejoindre l’analyse littéraire, dans le Désir homosexuel. L’homosexualité est donc cette «  histoire inconnue que ce livre [Race d’Ep] veut rendre visible  », celle d’une culture mineure développée à partir du XIXe siècle, faite de tout un tas de représentations dont la photographie et les arts de l’image fournissent un accès privilégié, en donnant à voir la recherche esthétique, sinon l’esthétisme, du corps masculin. Le corps masculin est alors associé à celui de l’adolescence, le moment de la découverte des désirs homosexuels par la promiscuité que les garçons ont entre eux et qui s’expriment loin des regards adultes et de tous les intermédiaires familiaux qui, comme nous le rappelait Le désir homosexuel, ont pour rôle de les en empêcher. Cette focalisation dans les arts de l’image sur les corps adolescents est celle des adolescents qui entre eux s’éprouvent (c’est notamment le cas dans l’adaptation cinématographique de Race d’Ep, réalisée par Lionel Soukaz avec la coopération d’Hocquenghem). Si cette représentation est co-constitutive d’une culture homosexuelle mineure et qu’elle importe tant, en ce qu’elle ouvre cette « histoire inconnue », c’est qu’elle touche à un autre rapport de co-constitution qu’est celui de l’homosexualité perverse et de l’enfance comme innocence, l’une, l’homosexualité, comme déviance normée et enfermée dans les discours médicaux et psychiatriques, et l’autre, l’enfance, comme asexuée et innocente dont on sait qu’il faudra attendre Freud et ses Trois essais sur la théorie sexuelle pour en affirmer, dans le scandale, l’inconsistance.

Pour Hocquenghem, la fétichisation du corps juvénile et l’enfermement d’une enfance innocente et asexuée par les représentations adultes, dans le double but de la contrôler, et de lui faire intégrer la sexualité adulte, hétérosexuelle et génitale comme norme à atteindre, possèdent donc une racine commune. D’où, par ricochet, une focalisation sur le corps juvénile dans les premières formes de l’homosexualité contemporaine. C’est la photographie homosexuelle qui donne alors à voir les découvertes de la sexualité entre adolescents, dans leurs jeux (comme dans les photographies du baron Von Gloeden), et loin du regard de l’adulte qui désapprouverait ou voudrait les séparer. Il s’agit donc, dans l’œuvre d’Hocquenghem, d’une enquête dans la culture mineure, qui est comme un territoire occupé mais dont on ignore tout sauf qu’il est interdit. L’homosexualité, entend alors offrir au lecteur l’ensemble des « représentations bariolées » qui constitue cette minorité inconnue. Cette étude des représentations rejoint alors la critique du processus de construction d’un système de l’enfance tel qu’Hocquenghem et Schérer le développeront dans leurs ouvrages consacrés à cette question : un processus par lequel l’enfant devient « le miroir des frustrations adultes  ». Citons, ce passage de Race d’Ep, à propos des homosexuels  :

« Ils naissent avec l’enfance contemporaine, dont on les éloigne avec le plus grand soin. Leur mutation est simultanée de celle-là, qui arrache l’enfant à la naïveté séculaire pour en faire le grand mythe intouchable, le miroir des frustrations adultes. Mais eux, déguisés en médecins, ou drapés dans le langage de l’art, ils sont les grands chasseurs des images-pièges où les adolescents s’enlisent, prisonniers du mirage, immobilisés pour toujours à l’âge désirable pour la collection des amants d’enfance. Infatigables investigateurs des formes du corps adolescents, ils y cherchent le nombre d’or d’une beauté interdite. 

A travers ces artistes, ces poètes, ces photographes, ces dessinateurs, ces médecins amoureux du corps juvénile, quelque chose se cherche qui refuse encore son nom, qui ne sera jamais un concept mais un ensemble bariolé de représentations : l’homosexualité, comme on dit. »


Race d’Ep est une histoire de l’homosexualité, de ses représentations, de ses discours, et de ses normes. La pensée d’Hocquenghem s’inscrit donc, comme nous l’avons précisé, dans les réflexions de l’après 68 et prolonge celles de Deleuze et Guattari à propos de la production du désir et du devenir des minorités. Aussi, René Schérer a souvent insisté, dans une plus grande mesure qu’Hocquenghem, sur l’importance de la lecture de Charles Fourier dans son parcours intellectuel après 1968. Il en tire notamment une réflexion sur la place du désir et de la pluralité des amours au sein de l’utopie à construire, et une vision de la révolution liée à la construction de nouvelles formes de relations et de communautés. Comme l’écrira Hocquenghem dans L’’après mai des Faunes, ouvrage sur la pensée de l’après 68, la référence à Fourier vient ici s’opposer au « retour à Freud lacanien  » et au « retour à Marx althussérien  ».

En 2007, dans le livre Après tout, issu d’un entretien avec Geoffroy de Lagasnerie, pour résumer les raisons de son intérêt pour la jeunesse dans les années 70, René Schérer évoque aussi la rencontre avec des jeunes, en tant que professeur d’abord, comme militant dialoguant avec des organisations lycéennes ensuite, et enfin, en tant qu’amant de Guy Hocquenghem, qui était alors lycéen :

«  Car on demande aux enfants, aux adolescents de correspondre à un personnage tout à fait artificiel. Plus tard, j’ai trouvé chez Foucault ce mot de « dispositif », qui m’a paru particulièrement convenir pour désigner ce système que je dénonce : le dispositif pédagogique de l’enfance ».

« Il me semble absolument incontestable que toutes les sociétés modernes et contemporaines se sont trouvées devant un échec pédagogique, ont nourri une illusion pédagogique sans pouvoir arriver à trouver un mode équilibré ou harmonique, selon la terminologie de Fourier, de vivre avec leur enfance. Le mode non pédagogique, ce serait cette « marche ensemble » que sont les divers « agencements » que présente Co-ire, un « aller avec ». »

En 2010, René Schérer explique aussi dans La revue des lettres françaises : «  Il y a donc plusieurs motivations dans le fait que j’ai écrit sur l’enfance : une d’ordre théorique, intellectuel, et puis il y a également le fait que, dans ces années où j’ai commencé à écrire Émile perverti, toute la jeunesse et l’enfance s’étaient portées dehors. »

De cette réjouissance face au fait que la jeunesse et l’enfance se « portent dehors », découle chez Schérer une critique de la notion d’irresponsabilité des enfants, et donc du pouvoir des adultes. Dans Le corps interdit, il écrit : « Les principes au nom desquels la responsabilité est, soit refusée, soit accordée à l’enfant sont ceux de la société adulte. Tout ce qui touche à la responsabilité concerne le maintien de l’ordre et des institutions en place. Un parti est responsable lorsqu’il ne met pas en question la légitimité du pouvoir, un père celle de la famille, un directeur d’école celle de l’institution, un éducateur celle de l’adaptation de l’enfant à la société avec son idéologie et ses normes.  »

Ainsi, alors qu’Hocquenghem et Schérer sont aujourd’hui associés par leurs détracteurs à la défense de la « pédocriminalité », c’est-à-dire aux crimes commis par des adultes sur des enfants, nous comprenons, en les lisant, que leur pensée de l’enfance est essentiellement une critique des institutions et du pouvoir des adultes sur les enfants. Cette critique n’est cependant pas élaborée au nom des « droits de l’enfant ». Citons là encore Schérer :

« Le préambule de la Déclaration de 1959 affirme : ‟L’enfant, en raison de son manque de maturité physique et intellectuelle a besoin d’une protection spéciale et de soins spéciaux.

Or, qui dit protection dit devoir du protecteur et confirme l’incontestable droit de celui-ci sur l’enfant, mais ne parle pas de droits de l’enfant ;

Qui dit « manque de maturité » légitime philosophiquement et « scientifiquement » le droit de mainmise de l’adulte mais ne définit pas pour cela un droit de l’enfant ;

Qui dit que l’enfant « a besoin » de l’adulte passe sous silence le fait que l’adulte a besoin de l’enfant et le droit que cela implique pour celui-ci. »

Pour conclure sur ce point, rappelons que la démarche intellectuelle sur laquelle nous nous penchons est celle d’une pensée qui, dans l’après 68, cherche à réinventer les relations, en dehors de toutes les formes de surveillance et de contrôle. Cette vision de la révolution est basée sur les lectures de Deleuze et Guattari, prolongeant ainsi, à la suite des auteurs de l’Anti-Œdipe, un dialogue polémique avec la psychanalyse.

La déconstruction de l’enfance et de l’éducation

Critique du pouvoir des adultes, la pensée de l’enfance de Schérer et Hocquenghem n’est pourtant pas une théorie de l’enfance, ni une thèse sur la manière dont l’enfance devrait être considérée. Elle est au contraire la déconstruction – au sens de la mise à jour des modalités de la construction – d’un système. En cela, Hocquenghem et Schérer prolongent le travail de l’historien Philippe Ariès, qui, en 1960, avait démontré dans L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime que l’enfance était une création récente, remontant XVIIIe siècle. En 1978, dans Libération, Hocquenghem cite ce livre, dont l’apport majeur est qu’il permet de « distinguer (…) la relativité de constructions historiques  ». »

Un an avant, en 1977, le militant italien Mario Mieli, fondateur du mouvement homosexuel Fuori ! a publié les Éléments de critique homosexuelle, où il dénonce une «  éducastration  » visant à « [considérer] comme “perverses” à peu près toutes les pulsions sexuelles infantiles  ». 

Dans les mouvements homosexuels de l’époque, la réflexion sur l’enfance est souvent liée à une contestation des différences absolues qui existeraient entre l’enfance et l’âge adulte, ces différences instituées étant critiquées en tant qu’elles visent à prédisposer à l’aliénation de la subjectivité adulte, au découpage du champ social et du champ du désir. L’enfance étant le moment de l’apprentissage des normes, l’éducation est dite autoritaire en ce qu’elle vise à transmettre des interdits (comme la masturbation) et à banaliser, c’est-à-dire rendre impossible, certains types de relation, certaines voies d’expression du désir (et notamment le désir homosexuel).

Ainsi, dans le cadre d’une lecture de Freud, et d’une critique de sa théorie des stades de développement de l’enfant qui sont essentiellement différents moments de l’intégration des normes (dont les normes sexuelles, centrant progressivement le plaisir sexuel sur le rapport génital), Hocquenghem écrit dans Le désir homosexuel  :

« Dès l’enfance, le désir homosexuel est éliminé socialement par une série de mécanismes familiaux et éducatifs. La capacité d’oubli que secrètent les mécanismes sociaux à l’égard de la pulsion homosexuelle est suffisante pour faire répondre à tout un chacun : ce problème-là n’existe pas pour moi. »

Plus loin dans l’ouvrage, Hocquenghem cite l’un des disciples de Krafft-Ebing - psychiatre du XIXe siècle connu pour son étude des perversions sexuelles -, Albert Moll, qui établit une corrélation entre le fait d’être homosexuel et celui de s’introduire des objets dans l’anus lors de ses premières années. Ainsi, l’enfant est abordé comme un être incomplet dont le contrôle du corps se justifie en tant qu’il doit permettre d’atteindre une norme adulte et hétérosexuelle.

Si la pensée d’Hocquenghem et Schérer est une critique homosexuelle de cette pédagogie, il ne s’agit pourtant pas de remplacer une forme d’éducation autoritaire et prohibant la sexualité par une éducation sexuelle au bénéfice des adultes. Ainsi, dans Co-ire, ensemble de textes analysant plusieurs mythes littéraires autour de l’enfance, René Schérer et Guy Hocquenghem expliquent l’échec et la déchéance de Humbert Humbert, personnage principal du roman Lolita, par son incapacité à dépasser le rôle de pédagogue vis-à-vis de la nymphette qu’il rend objet de ses fantasmes. Trois milliards de pervers, douzième numéro de la revue Recherche (dirigée par Félix Guattari), consacré à l’homosexualité, comprend aussi un chapitre sur la pédophilie. Les textes de cet ouvrage n’étant pas signés, il n’est pas aisé de savoir qui a écrit dans cette section, plus courte que d’autres. Le numéro est cependant coordonné par Hocquenghem, qui semble en approuver la plupart des énoncés. La section sur la pédophilie est composée principalement d’un détournement de la bande dessinée Pines de sylphe et d’un entretien sur la « pédérastie », dans lequel nous pouvons lire plusieurs critiques de la manière dont des relations entre adultes et adolescents sont normées, voire « répressives », selon les termes d’un protagoniste.

Trois milliards de pervers est caractéristique de la critique générale menée dans les années 60 et 70 des rapports de domination au sein du champ social et du champ désirant. Celle-ci met en exergue les tensions propres à ce système de l’enfance qui, loin d’être un cas particulier de la domination, constitue la condition de possibilité de son exercice.

Dans plusieurs textes, Hocquenghem et Schérer désignent le système de l’enfance comme cible politique, théorique et littéraire. Ils refusent le « désir jeune » de Duvert, écrivain qui se définit ouvertement comme pédophile, et qui se revendique de la libération sexuelle théorisée par Wilhelm Reich. A ce sujet, Schérer écrit dans Emile perverti que «  le problème de la « révolution sexuelle » de la jeunesse sera toujours bloqué tant qu’il se posera dans l’alternative adolescence/maturité. On aura toujours affaire à un adulte précoce ou à un adolescent attardé.  » Cette différence avec Tony Duvert, qui défend sa pédophilie au nom de la libération sexuelle et du dévoilement d’une sexualité infantile, est aussi remarquée par le sociologue et historien Antoine Idier, dans sa biographie intitulée Les vies de Guy Hocquenghem :

« Comme Foucault le fait à propos du ”sexe”, Schérer et Hocquenghem affirment que le discours prétendant ”libérer” l’enfant n’est que l’envers du discours qui le ”réprime” ; les deux discours participent à la même production de l’enfance. Guy Hocquenghem exprime très nettement cette idée en 1974 dans Les Temps modernes. Au sujet du Bon Sexe illustré, il observe que, pour Tony Duvert, d’inspiration freudo-marxiste, ”il faut faire sauter les répressions imposées par les adultes pour [qu’apparaisse] librement ce qu’est au fond le désir de l’enfant”. Or, Hocquenghem lui oppose le ”système de l’enfance” qui sera décrit dans Co-ire (le terme de ”dispositif” n’est pas encore employé) : ”Il s’agit essentiellement de déconstruire un système où l’enfant est l’illusoire supplément de l’adulte.” Il ajoute : ”Il ne s’agit même plus de critiquer comme répressifs ou non scientifiques les différents discours qui se donnent officiellement l’enfance comme objet.”

Alors que Trois milliards de pervers, paru en 1973, peut défendre la libération sexuelle à partir de la révélation de sexualités dissimulées par la psychanalyse, Hocquenghem rompt donc rapidement avec cette conception, au fur et à mesure qu’il étudie les discours dans leur manifestation historique, considérant qu’il n’y a pas de désir libre à découvrir, mais plutôt des productions qui doivent être mises à jour, pour élaborer d’autres formes de relations.

Schérer et Hocquenghem rejoignent en cela le développement du Foucault de La volonté de savoir, se situant en opposition avec les théories liées à la libération sexuelle et au freudo-marxisme et ce que Foucault nomme « l’hypothèse répressive » - l’idée de la répression d’un désir spontané pré-existant, pour y substituer l’analyse de la « mise en discours » de la sexualité, c’est-à-dire la production des normes et des représentations.

Aussi ironique que cela puisse paraître, alors qu’Hocquenghem et Schérer sont aujourd’hui accusés d’avoir fait l’apologie de la pédophilie au nom de la « libération sexuelle », c’est précisément le cadre de l’historicisation de l’enfance qui a permis leur prise de distance avec les conceptions de la « libération sexuelle », et leurs différences avec Tony Duvert, à qui ils reprochent de chercher une sexualité infantile, fantasmée par l’adulte, sous les traits de l’enfance. Dans son entretien avec Tony Duvert, publié en 1979 dans Libération, alors que Duvert y dénonce violemment et dans des termes misogynes le pouvoir des mères, Hocquenghem insiste sur le fait que les pédophiles se situent souvent dans une négociation ou une manipulation des mères, et que la réification des enfants que le romancier impute aux mères peut aussi être reprochée aux pédophiles.

A ce sujet, nous devons préciser que si Hocquenghem critiquera l’évolution d’un féminisme centré sur des demandes de sécurité et des appels au durcissement de la justice pénale, les femmes sont désignées, dans plusieurs de ses articles publiés dans Libération, comme victimes de la famille et du couple. Aussi, rappelons que les réflexions d’Hocquenghem sur la famille et sur le contrôle des enfants sont élaborées dans une discussion avec des militantes féministes.

Dans Emile perverti, Schérer renvoie aussi à Gombrowicz quant à la réification que constitue le «  culte de la lycéenne  ». Plus loin, Schérer cite un adolescent présent dans l’un des romans de l’écrivain polonais : «  Il essayait de greffer en moi un idéal, assuré que, dès que j’aurais accepté un idéal juvénile, je resterais pour toujours prisonnier. Au fond, il importait peu au professeur de savoir quel genre d’adolescent je serais, pourvu que je ne sorte pas de l’adolescence.  »

Nous pouvons aussi remarquer que dans plusieurs de ses interviews, bien qu’il soit l’un de ses amis, René Schérer se distancie des goûts de Gabriel Matzneff, qui a, à de multiples reprises, fait l’éloge de Tintin et de Harry Potter, à propos desquels Schérer fait justement remarquer qu’il s’agit là de deux univers asexués et exagérément naïfs, ne prêtant que peu de réflexion et de passion aux enfants. Ainsi, cette littérature de jeunesse, qui institue une séparation stricte entre l’univers des enfants et celui des adultes, est, pour René Schérer, absolument caractéristique de la manière dont les adultes fantasment les enfants.

Il ne s’agit donc pas, pour Schérer et Hocquenghem de fantasmer une libération du désir des enfants ou des adolescents par les adultes, ni même de défendre une nouvelle éducation sexuelle en tant qu’apprentissage de normes alternatives, mais d’analyser à la fois la production des relations, la structure du désir et l’inconscient collectif pour mettre à jour l’enfermement et le contrôle de la jeunesse dans ses relations avec des adultes.

Co-ire, le système de l’enfance et « le rapt » dans l’inconscient collectif

En 1976, René Schérer et Guy Hocquenghem co-signent Co-ire, album systématique de l’enfance, qui constitue le vingt-deuxième numéro de la revue Recherche. Sur proposition d’Hocquenghem, cet album illustré sur le mode de l’enluminure enfantine, alterne les développements philosophiques et les analyses d’œuvres et de mythes relatifs à l’enfance. Cet ouvrage est aujourd’hui le plus cité à charge pour tenter de faire condamner Guy Hocquenghem à titre posthume pour « apologie de la pédocriminalité ». A en croire ses adversaires, l’ouvrage serait donc une défense théorique du viol des enfants.

Pourtant, dès les premières pages, Co-ire est présenté comme un roman par ses auteurs, qui insistent sur l’impossibilité de lire le texte comme une théorie. Il s’agit en réalité du roman des romans, d’une étude des représentations. Les textes regroupés dans Co-ire (qui signifie « aller avec », ce qui renvoie à l’origine étymologique du terme coït, mais semble aussi une référence au Qu’ouïr de Lacan) s’insère dans une discussion des thèses psychanalytiques, d’où une place importance donnée au désir sexuel pour comprendre les discours et les représentations. Si la psychanalyse est la première discipline à avoir rompu avec l’illusion de l’enfant pur (Freud y substituant le « pervers polymorphe »), elle s’est aussi constituée au XXe siècle comme la norme du discours sur la sexualité et sur l’enfance. Pour comprendre l’inconscient collectif de la société adulte, les auteurs se replongent donc dans la littérature relative aux enfants, ainsi que dans des contes qui leur sont directement adressés.

La première partie de Co-ire porte sur la place du « rapt » dans l’inconscient collectif, et sur sa place dans la littérature. Voici ce qu’en écrit Antoine Idier, le biographe d’Hocquenghem :

« Puisant dans les romans de Stevenson, d’Henry James, d’Hector Malot, de Vladimir Nabokov, de Michel Tournier ou encore de Tony Duvert, Hocquenghem et Schérer constatent l’omniprésence des désirs de rapt, d’évasion et de fuite, comme moyens de se soustraire à la famille et au ”lent trajet éducatif qui, pour les parents, doit façonner l’enfant à leur ressemblance.” »

Ce texte sur « le rapt » est un dialogue avec la théorie freudienne du fantasme, et renvoie notamment au texte de Freud Un enfant est battu ainsi qu’à sa reprise par Jacques Lacan. Il s’agit donc, pour Schérer et Hocquenghem, d’analyser un fantasme « originaire » qui revient fréquemment sous forme d’aveu dans la cure. A partir de l’analyse littéraire, les auteurs proposent d’interroger le fantasme du « rapt » de l’enfant, ainsi que la fugue, thème que l’on trouve dans la littérature et que n’aborde pas la psychanalyse. Cette analyse s’effectue dans le langage du désir, car ce fantasme, dont la littérature et le conte témoignent, constitue l’inconscient collectif, tout comme ces fantasmes originaires de « rapt » contribuent à former notre rapport symptomatique à l’enfance (constituée comme pureté et faiblesse), ainsi que l’enfermement de l’enfant dans un cadre strict qui lui dénie toute autonomie et toute possibilité de « fugue ».

Plus tard, Guy Hocquenghem reviendra dans ses articles publiés sur ce thème, insistant sur le caractère liberticide de l’imaginaire de la lutte contre les fugues et les disparitions. En 1985, il ironise par exemple dans Gai Pied sur «  l’incroyable et hystérique campagne récente sur les adolescents qui ne veulent pas dire à leurs parents où ils sont (les disparus, qui ne sont tout de même pas les disparus d’Argentine)  ». Ou encore, dans Libération, à l’occasion d’un article portant sur la réaffirmation de la centralité de la cellule familiale sous couvert de lutte contre les dommages provoqués par la pédophilie ou par les sectes :

« La campagne sur les sectes prolonge sur le plan des droits civils la campagne contre les fugues et la pédophilie, évoquée dans ce numéro. Interdiction de choisir ; interdiction de disparaître ; comme on ne disparaît jamais que pour quelqu’un (ce n’est pas le disparu, bien sûr, qui va à la police, mais quelqu’un qui affirme qu’il a disparu par rapport à lui-même), interdiction de disparaître aux yeux de la société catholico-socialiste. Les seules choses qui disparaissent, en vérité, ce sont les libertés des adolescents et des jeunes, dont la majorité, à dix-huit ans, déjà menacée par les autoritaires ‟assistances éducatives‟, est bafouée allégrement. Le droit de choisir n’est plus repoussé à l’âge majeur, mais indéfiniment à vie. »

Si Hocquenghem se borne à mentionner ici la manière dont est invoquée la peur de la pédophilie pour empêcher des adolescents et des jeunes (y compris de plus de dix-huit ans) de quitter leur famille, dans le texte Co-ire portant sur « le rapt » est introduite une figure du « pédérastre » qui libère l’enfant. Cette figure est humoristique, et pousse à la réflexion quant à la manière dont la famille se protège, et enferme l’enfant au nom de la lutte contre le danger, et ce alors même que nombre de violences sexuelles commises contre les enfants se déroulent à l’intérieur du cadre familial. Quand quelques années plus tard, Schérer mentionne Co-ire dans Une érotique puérile, « le rapt » est d’ailleurs toujours situé entre guillemets, pour signifier que c’est un mythe, et non un fait, qui est traité.

Quant à la figure du « pédérastre », elle sera de nouveau abordée par René Schérer en 2001, quand il s’agira de corriger diverses erreurs de lecture. Dans le contexte d’une polémique liée à la redécouverte d’un livre de Daniel Cohn-Bendit, où Co-ire est aussi exhumé comme un ouvrage complaisant avec la pédophilie, et désigné par Libération comme un «  livre sur la liberté sexuelle de l’enfant  » voici ce que répond Schérer :

« Ce que nous avons écrit en 1977 concerne beaucoup moins la sexualité, qui est effectivement l’objet du discours dominant d’alors, que la situation, l’ ‟institution‟ de l’enfance avec son encerclement disciplinaire de contrôle permanent, son installation dans le ‟panoptique‟, comme je l’avais déjà indiqué en 1974 dans Émile perverti. C’est dans ce cadre d’une pédagogisation intégrale que nous faisons apparaître comme un élément d’émancipation et de libération l’intervention du fameux ‟pédérastre‟ où la modulation, l’inclassable différence du ‟r‟, empruntée à Genet, introduit l’élément d’humour, de distanciation, avec lequel tout ce qui concerne la ‟sexualité‟ proprement dite est à comprendre. » [5]

Ainsi, plutôt que de viser une théorisation de l’enfant et de sa sexualité, Hocquenghem et Schérer nous donnent à voir, en reprenant le langage du désir propre aux débats psychanalytiques de l’époque, les mécaniques qui ont créé l’enfance, prise dans le système de son enfermement, notamment au sein de la relation pédagogique. La critique de la pédagogie, et notamment de la façon dont elle prohibe la découverte du corps, est l’un des pans de leur critique du système de l’enfance.

L’enfant défaillant, l’œil paranoïaque du pédagogue rousseauiste et les relations non-pédagogiques

Emile perverti, ouvrage le plus célèbre de René Schérer, paru en 1974, est une réponse à Emile, traité de Jean-Jacques Rousseau portant sur l’éducation. Cette étude découle d’une volonté de comprendre la pédagogie de la République, et la manière dont celle-ci institue une surveillance permanente de l’enfant. René Schérer parle à ce sujet du panoptique de l’enfance, peu avant que Michel Foucault n’étende, dans Surveiller et punir, ce concept à tout le champ de la société disciplinaire.

Emile perverti est une critique du renfermement des enfants dans des institutions, où tout adulte n’étant pas réduit à une fonction (de parent, d’éducateur, de psychologue, etc) est perçu comme une menace, dans le contexte d’une surveillance qui a moins pour fonction de protéger les enfants que la société et la famille. A ce sujet, René Schérer fait d’ailleurs remarquer que l’inceste et les violences commises dans les familles sont moins dénoncés et réprimés de manière moins forte que l’ensemble des attentats à la pudeur commis sans violence sur les mineurs, l’ordre social étant plus ébranlé par l’intrusion d’un adulte extérieur dans l’univers de l’enfant que par les violences intrafamiliales.

Dans Une érotique puérile, comme Foucault, Schérer analyse la répression des attentats à la pudeur sur les mineurs à partir du XIXe siècle en la mettant en lien avec un contrôle accru des classes populaires, une traque des vagabonds et autres fous du village, et comme relevant d’une nécessité du repli des enfants dans la sphère domestique :

« Mais ce n’est certes pas la pédérastie qui est d’abord visée. On en ignore même le nom : c’est l’entraînement néfaste, le vol domestique, l’idée d’une collusion louche contre le père de famille. Par le biais de cette défiance concernant les délits visibles et familiers, va pouvoir se glisser, car elle y trouve un terrain tout préparé, l’intervention légale contre les mœurs ».

C’est ici que se rencontrent, dans la pensée de René Schérer, les réflexions sur la pédophilie et celles sur le système dans l’enfance. Elles seront aussi développées par Guy Hocquenghem, dans un texte intitulé L’enfance d’un sexe et republié dans La dérive homosexuelle. Citons ce texte :

« Cet article est déjà à la limite du sexuel. Certes, il y est question de pédophilie ; mais elle n’y est pas traitée comme perversion particulière, ou sous l’unique espèce du droit des enfants à faire l’amour. Ce qui passionne en la pédophilie est au-delà d’une catégorie de plus dans la façon de pratiquer le sexe. Quand on touche aux relations désirantes mineurs-majeurs, on atteint tout le système de répartition qui coupe en chacun de nous l’enfant de l’adulte, et qui les ségrègue dans le corps social . »

« A la limite du sexuel ». C’est-à-dire qu’il s’agit moins de l’acte sexuel commis par un adulte sur un enfant, que de la volonté de «  toucher aux relations désirantes mineurs-majeurs  », et de comprendre la manière dont nous sommes coupés «  en nous  » de l’enfant que nous avons été. Les premières phrases, troublantes pour quiconque ne s’engagerait pas dans la lecture du texte, pour qui en resterait là, invitent à se dégager de l’idée qu’il s’agirait là de rapports sexuels – pédophiles. C’est pourtant bien la mise en avant des rapports de domination des adultes sur les enfants, soit la construction paranoïaque d’un système de l’enfance, où l’enfance viendrait occuper la place d’un signifiant vide d’où se distribueraient les rôles et les places, qui constitue le lieu du discours de Guy Hocquenghem, et de René Schérer. De la même manière que l’homosexualité était appréhendée dans Le désir homosexuel et Race d’Ep à partir du refus de la poser comme une donnée pré-existante (au champ social, au champ désirant, à l’histoire), l’enfance est ici, une fois encore, envisagée dans le rapport co-constitutif de la pédagogie et la discipline.

Dans ce système de l’enfance que décrivent aussi Emile Perverti et Co-ire, l’enfant est déterminé comme un être incomplet, une « nature défaillante » dont la tâche préceptrice du Pédagogue est celle d’un bon supplément, haute tâche orthopédique de l’instituteur qui s’affirme dès Rousseau dans le geste de la table rase républicaine. Mais cette visée préceptrice rencontre une menace qu’il s’agira de débusquer et de traquer dans les moindres recoins de l’établissement. Cette traque – pôle paranoïaque de la société pour reprendre le vocabulaire de Deleuze et Guattari cher à Hocquenghem – était déjà pointée dans Le désir homosexuel à partir de la famille et de son prolongement dans la figure de l’instituteur : la menace de tout geste homosexuel, de tout germe d’un désir déviant. C’est donc bien contre une pédagogie qui s’articule à partir de la crainte de l’homosexualité et de la crainte de la masturbation – si craintes que l’œil de l’éducateur les lit dans chaque geste – qu’écrivent Hocquenghem et Schérer. C’est l’obsession de l’éducateur qui doit alors traquer chaque geste entendu comme menace d’une défaillance, d’une mise en branle de la subjectivité qu’il doit construire. Dans Emile perverti, René Schérer évoque la menace de la masturbation, qui occupe une place primordiale dans la construction du système de l’enfance – l’enfance comme nature défaillante et pourtant comme une totalité innocente à préserver – et dans le rapport pédagogique qui sera celui d’une paranoïa suivant l’injonction de Rousseau à propos du jeune Emile : « Ne le quittez plus jour et nuit ». Continuons à lire L’enfance d’un sexe d’Hocquenghem :

« Comme dans l’église, le sexe chassé de l’École rentre par la fenêtre ouverte au printemps, sourd de partout sous les pupitres, et même derrière la chaire. Quoi d’étonnant ? Un lieu où l’on réunit, pendant le plus clair de la journée, sans rien d’autre à faire que rester assis, une telle masse de gens en cohabitation étroite, ne peut engendrer que ce fourmillement sexuel, ces grasses plaisanteries d’enseignants qu’on rougirait souvent de répéter (…). A l’obsession sexuelle qui est la réalité de l’École répond l’obsession antisexuelle du discours pédagogique qui la fonde. Peut-être toute la pédagogie moderne depuis Rousseau n’est-elle qu’une grande machine à empêcher la masturbation des enfants. » Ou encore « Cet isolement producteur de fantasmes dangereux, ce moment où l’enfant échappe à la surveillance pour se mettre la main dans le slip, c’est bien la peur essentielle qui guide l’œuvre pédagogique de Rousseau. »

C’est donc à partir de la critique serrée de la pédagogie rousseauiste que s’entendent les discours de Schérer et d’Hocquenghem. Le pédagogue républicain vise ainsi à éliminer tout excès de désir dans l’éducation. Comme l’écrit Rousseau, «  Il faut, dans le secours qu’on leur donne [aux enfants], se borner uniquement à l’utile réel, sans rien accorder à la fantaisie ou au désir sans raison.  ». La lecture de Fourier offre aussi des armes contre une éducation paranoïaque et déniant toute autonomie, voire tout désir à l’enfant. Elle permet de se poser contre la négation du corps de l’enfant, de ce « pervers polymorphe », contre une innocence à clôturer. Les textes de Schérer et d’Hocquenghem mettent ainsi en exergue un système de l’enfance, organisé et rejoué par les adultes et s’écrivant dès Rousseau. Dans cette pédagogie, il s’agit de désexualiser l’enfant pour assurer une mainmise, voire un contrôle total, sur les relations des enfants entre eux au sein de l’établissement, et dès lors à rendre «  plus naturelles et plus évidentes les ségrégations qu’impose au désir le système sexuel dominant  », les délimitations désirantes de l’âge adulte.

A distance d’une volonté d’action spécifique sur la sexualité de l’enfant, Hocquenghem et Schérer visent donc, par les armes de la théorie critique, non pas une liberté sexuelle de l’enfant, mais une transversalité à haut coefficient de liberté pour tout le champ social et désirant. Il s’agit d’une volonté de compréhension de la situation de l’enfant, dont le corps est nié dans le système de l’enfance, et maintenu coupé et séparé du champ social par la « clôture de l’innocence », comme un bien gardé, épié par le pédagogue, si prompt à se remémorer sa tâche mi-castratrice mi-éducative, mais toujours paranoïaque. Cette analyse des sources de l’aliénation sociale et de leur désir de répression est toute la question de l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. Cette transversalité vient donc rompre la mise à distance des corps qu’exige la pédagogie rousseauiste, la réduction du corps du pédagogue à sa voix (via l’enfermement du discours dans sa propre logique et la mise à distance des corps) et la description de l’élève comme un être inachevé. Citons une dernière fois L’enfance d’un sexe d’Hocquenghem :

« Il y a un système de l’enfance, dans lequel adultes et jeunes sont pris, et qui a comme forme pratique la relation pédagogique et familiale d’une part, l’exclusion de toute autre relation d’autre part. Il n’y a pas de ‟sexualité de l’enfant‟ écrit Schérer. Il n’y a pas d’enfant, car l’enfant procède de l’homme, est une création systématique de l’homme. Il ne s’agit pas seulement de retirer ses chaînes à l’enfant, mais il s’agit essentiellement de déconstruire un système où l’enfant est l’illusoire supplément de l’adulte, et de tisser sur les terrains et les corps déblayés une multitude de relations transversales, non pédagogiques. »

A propos de ces relations « non-pédagogiques », René Schérer écrit dans un texte repris dans les dernières pages d’Une érotique puérile, que le pédéraste, comme la femme homosexuelle, la « saphienne », introduisent de l’ambiguïté, instituent un passage entre le monde des adultes et celui des enfants. Alors que le système de l’enfance vise à instituer les différences et les séparations nécessaires au contrôle des désirs et notamment au refoulement de l’homosexualité, dans une logique fouriériste, Schérer considère ici que c’est l’ambiguïté, et la multiplication des passages, qui pourra mettre à mal les différents modes de surveillance et de contrôle.

Tout comme l’enfant, pris dans le système le contrôlant est une sorte de fonction vide, la figure du pédéraste, dans le cas de l’utopie de l’indistinction (c’est-à-dire la fin du système de l’enfance et de sa ségrégation) semble être une fonction logique, au sein d’une société utopique. Il semble ainsi moins s’agir ici d’une défense de tels ou tels actes qui pourraient être commis sur des enfants, que de la volonté de rendre pensable, par le recours à l’utopie, une expérience « rare et non généralisable » du passage entre les jeunes gens et les adultes. La question qui se pose, celle du rapport entre le « pédéraste » ou la « saphienne » et les enfants, abordée dans le cadre d’une société utopique (« l’utopie de l’indistinction ») semble donc plus relever d’une réflexion sur les logiques passionnelles que d’une quelconque « apologie ».

Notons toutefois qu’un paradoxe semble à l’œuvre dans la pensée de René Schérer. En effet, si la sexualité y est souvent, lorsqu’il s’agit de mettre à jour les interdictions ou les formes de contrôle, présentée comme l’un des éléments de l’existence, qui devrait, à rebours du discours psychanalytique, être désacralisé et considéré à l’égal d’autres activités, dans le même temps, elle est évoquée ici en tant que point par lequel la séparation pourrait être mise à mal.

Cette impression est renforcée lorsqu’on se livre à la généalogie de ce que Schérer nomme pédérastie, qui n’est pas à entendre comme un équivalent de « pédophilie ». Dans certains textes de Schérer, comme d’Hocquenghem, le terme est utilisé comme un synonyme, plus raffiné, d’homosexuel (d’où ici sa mise au même niveau que les « saphiennes », faisant, comme « pédéraste », aussi référence à la Grèce antique), quand dans d’autres cas, il rejoint la tradition d’une certaine littérature homosexuelle (comme celle d’André Gide) liée à l’expression du désir pour des adolescents.

Nous pouvons nous interroger sur la fonction mythique conférée au pédéraste ou à la saphienne pour introduire une porosité entre le monde adulte et la jeunesse. Cette fonction est à mettre en lien avec de nombreuses références à l’Antiquité grecque, une critique de la pédagogie socratique comme logocentrisme et refoulement du désir, et des propositions qu’il nous semble impossible de nous approprier.

Cette élaboration est en cohérence avec ce qu’écrivait Hocquenghem, porteur lui aussi d’une critique du logocentrisme présent dans la pédagogie, et de ce qu’il considérait comme la mise à distance des corps de l’enseignant et de l’élève. Ainsi, dans La dérive homosexuelle :

« Pédagogie et pédérastie sortent du même arbre, nous montre Schérer, et si le moment de Socrate est fondamental, c’est parce que la relation pédagogique s’y constitue en son propre, fondée sur la mise à distance des corps, sur la réduction du corps du maître à sa voix, à son logos. La déréalisation, la décorporification de la relation adulte-enfant, s’inscrit alors dans un champ beaucoup plus vaste que celui de la simple technique éducative, et qui détermine l’orientation de la civilisation, elle ouvre la voie du logocentrisme occidental. »

S’il est important de penser une « logique passionnelle », il semble moins défendable de ramener celle-ci au mystère de la pédérastie grecque, à une ambiance antique et aux rapports de pouvoir afférents.

Dans la préface au corps interdit, l’éditeur Daniel Zimmerman introduit d’ailleurs plusieurs critiques, en faisant remarquer que les formes qui pourraient être données aux relations entre élèves et professeurs qui ne mettraient plus à distance les corps ne sont pas précisées. Aussi, Zimmermann insiste sur le fait que les enfants ne désirent pas former les adultes, et que c’est un adulte, Schérer, qui leur fait occuper au sein de son système philosophique cette place de formation ou de subversion des normes.

« René Schérer critique le mythe d’une enfance conçue comme une réserve dans laquelle l’enfant est enfermé. Mais, inversement, il construit un autre mythe, celui d’une enfance qui révélerait à l’adulte la vérité perdue d’une sexualité non exclusivement génitale. L’enfant deviendrait dès lors le pédagogue de l’adulte. Il lui ré-apprendrait la sexualité infantile, ‟la plus achevée‟. Mais, à mon sens, l’enfant pédagogue sans le savoir aurait un mérite bien plus essentiel : il ne désirerait pas former l’adulte. Si le désir sexuel peut se déguiser en désir de former, l’inverse n’est-il pas concevable ? Un désir de former masqué sous la pureté du désir sexuel. »

On peut en effet se demander si Schérer, comme Hocquenghem, ne construit pas parfois, tout en élaborant une analyse précise des mythes liés à l’enfance, une autre mythologie. Cependant, nous devons bien évidemment insister sur le fait qu’il s’agit là de réflexions théoriques portant sur les désirs, l’inconscient collectif et des systèmes de représentations, menées essentiellement pour mettre à jour le système de l’enfance de surveillance et d’intégration des normes. Et que parler dans ce cadre de « défense de la pédocriminalité » ou de « littérature pédophile » est bien entendu une extrapolation.

Débats juridiques et pétitions : en finir avec les extrapolations

Si les textes théorico-littéraires de Schérer et d’Hocquenghem sont éloignés d’une défense des crimes commis sur les enfants, des pétitions et des interventions médiatiques critiquant la répression des rapports entre mineurs et majeurs, ou appelant à une évolution des lois alors en place, sont néanmoins fréquemment citées pour accuser les deux auteurs.

Avant d’étudier le contenu des pétitions et des tribunes signées par Hocquenghem et Schérer, nous devons évidemment nous pencher sur le contexte de l’époque, et sur les textes de loi en vigueur dans les années 70. A l’époque, le législateur considérait, au nom de la défense de la pudeur et de la famille, comme un crime, et non comme un simple délit (comme cela est aujourd’hui le cas pour le délit d’atteinte sexuelle, qui est à différencier du crime de viol), tout acte à caractère sexuel commis avec un mineur de moins de quinze ans (y compris quand des adolescents affirmaient avoir été consentants ou même à l’initiative). En outre, si la majorité sexuelle est aujourd’hui de 15 ans, tant pour les homosexuels que pour les hétérosexuels, jusqu’en 1982, des homosexuels majeurs dont le partenaire avait à peine moins de dix-huit ans (et moins de vingt-et-un ans jusqu’en 1974) étaient fréquemment interpellés par la police sur demande des parents du mineur. Ce sont ces lois qui étaient contestées, et c’est dans ce contexte que de nombreux penseurs ont appelé à faire évoluer la législation.

C’est aussi dans ces termes que lors de son entretien avec Geoffroy de Lagasnerie, Schérer reviendra en 2007 sur le contexte de cette contestation des lois réprimant les rapports entre majeurs et mineurs dans les années 70 : «  Il est celui de l’ancien code, qui distinguait, à propos des mineurs et des actions des adultes à leur égard : les attentats à la pudeur sans violence, et ceux avec violence. Les deux relevant des assises pour les mineurs de moins de quinze ans et de la correctionnelle au-delà, avec la précision discriminatoire du contre nature affectant les relations entre individus de même sexe qui portait la pénalisation jusqu’à la majorité de la victime (21 ans à l’époque) alors qu’elle s’arrêtait à 15 ans pour les individus de sexe différent.  »

Comme l’explique Guy Hocquenghem dans Le désir homosexuel, cette discrimination visant les homosexuels était due à la persistance de lois datant de Vichy, qui ne furent pas abrogées à la Libération :

«  En France, il n’y a pas de condamnation pour homosexualité jusqu’à Pétain. La première date du 6 août 1942 : Sera puni d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende quiconque aura pour satisfaire ses propres passions, commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe âgé de moins de 21 ans. (…) Ce qu’il faut bien appeler la Loi Pétain-De Gaulle fut adoptée dans cette époque de libéralisation, d’espoir et de progrès qu’était la Libération, sur proposition d’un député Démocrate-chrétien.  »

Dans un article publié dans Libération en décembre 1981, Hocquenghem rappelle que «  pour avoir couché avec des mineurs consentants de plus de 15 ans, cent soixante-deux personnes étaient condamnées en 1978 à des peines allant de six mois à trois ans de prison et de 60 à 20 000 F d’amende. Chiffre en diminution, certes, par rapport à 1968 (419) mais en augmentation depuis 1977. »

Quant aux revendications formulées, bien qu’on puisse ne pas les partager, il ne s’agit évidemment pas d’une demande de légalisation du viol des enfants. Dans le même article, Guy Hocquenghem affirme la nécessité d’«  un changement de la pratique judiciaire : la mention constante d’un consentement enfantin et adolescent. Un consentement que la loi actuelle, qu’elle soit de 15 ou 18 ans, considère comme par nature non valable.  »

Schérer explique la même chose dans son entretien avec Lagasnerie : «  Nous demandions que soit pris en compte le consentement, même s’agissant d’enfants de moins de 15 ans – qui dès, 12 ou 13 ans nous semblaient parfaitement pourvus de la faculté de décision et de la capacité de choix – et que, d’autre part, toutes les relations n’impliquant aucune violence relèvent du tribunal correctionnel et non des assises.  »

Nous pouvons évidemment débattre à l’infini de l’âge limite de « 12 ou 13 ans  » auquel fait ici référence René Schérer, bien que, pour lui, cela résultait «  de l’évidence, manifestée au cours des années d’après 68, d’une information plus grande, d’une maturité d’une enfance non dupe de la protection qu’on lui imposait, et avide d’accéder aux droits de la jouissance sexuelle.  » Aussi, Michel Foucault a plusieurs fois mis en avant le fait que l’enfant, dès 13 ans, peut être admissible à une sanction pénale, car considéré comme capable de discernement, mais que cette frontière d’âge ne s’applique que plus tardivement en matière sexuelle. Ainsi, Foucault se demandait comment on pouvait être capable de discernement au moment de commettre un délit ou un crime mais pas au moment d’avoir un rapport sexuel. Quoi qu’on pense de ces arguments, nous devons convenir qu’il s’agissait ici de réfléchir à l’âge auquel un enfant ou un adolescent peut faire valoir sa « capacité de choix », et non d’une justification de la coercition ou des abus commis sur les enfants.

En mai 1977, dans le contexte des débats sur la révision du code pénal, une lettre ouverte signée par de nombreux écrivains et militants était adressée à la commission chargée de proposer ladite révision. Elle fut, signée par René Schérer et Guy Hocquenghem, mais aussi, entre autres, par Michel Foucault, Françoise Dolto, Louis Aragon, Jean Ristat, Gilles Deleuze, Roland Barthes, Philippe Sollers, ainsi que par plusieurs militantes féministes, telles que Simone de Beauvoir, Jeannette Colombel, Christiane Rochefort, Simone Debout-Oleskievicz, Françoise d’Eaubonne, ou encore Hélène Cixous.

Dans cette lettre, la vision des relations sexuelles défendue par les signataires, et leur démarche, était résumée ainsi : « Les signataires de la présente lettre considèrent que l’entière liberté des partenaires d’une relation sexuelle est la condition nécessaire et suffisante de la licéité de cette relation.  »

Ils considéraient que plusieurs cas avaient « posé le problème de savoir à quel âge des enfants ou des adolescents peuvent être considérés comme capables de donner librement leur consentement à une relation sexuelle. C’est là un problème de société. Il appartient à la commission de révision du code pénal d’y apporter la réponse de notre temps  ».

Le texte critiquait par ailleurs la définition du « détournement de mineur — dont le délit peut être constitué par le seul hébergement d’un mineur pour une nuit  », et demandait aussi que la loi relative à l’attentat à la pudeur évolue, en le considérant comme un délit et non plus comme un crime, et en limitant à cinq ans de prison la peine maximum encourue, le viol restant un crime passible de Cour d’assises. Enfin, la majorité sexuelle étant fixée à 18 ans pour les rapports homosexuels, et à 15 ans pour les rapports hétérosexuels, les signataires appelaient le législateur à mettre fin à cette discrimination.

Peu après après la publication de cette lettre ouverte, Michel Foucault, Guy Hocquenghem, et l’avocat Jean Danet étaient invités sur France Culture, afin d’expliquer leur démarche et la signature de cette lettre ouverte avec des personnes «  qui, selon Hocquenghem, ne peuvent être suspectées d’être spécialement des pédophiles ni d’entretenir des vues politiques extravagantes  ». L’émission sera diffusée un an plus tard, et sa retranscription publiée dans la revue Recherche, au sein d’un numéro titrant de manière provocatrice Qui a peur des pédophiles ?

Lors de cette émission, Guy Hocquenghem explique aussi que les pétitionnaires ont pris soin de circonscrire l’objet de leur critique : «  Nous avons fait très attention dans le texte de la lettre ouverte au code pénal. Nous avons pris bien soin de parler exclusivement de l’attentat à la pudeur sans violence, et d’incitation de mineur à la débauche. Nous avons pris extrêmement soin de ne pas, d’aucune manière, aborder le problème du viol, qui est totalement différent. ».

Lors de cette émission, il s’agit essentiellement, de questionner les bases sur lesquelles le pouvoir se fonde. Jean Danet dénonce les paniques morales et le populisme pénal autour de la pédophilie :

« Quiconque défend un pédophile [en tant qu’avocat] peut être soupçonné d’on ne sait quelle obscure sympathie pour cette cause-là, obscure sympathie dont les juges entre eux pensent toujours : s’il les défend, c’est qu’il n’est pas tellement contre, lui-même, au fond. ».

Pourtant, comme il le fait remarquer, «  ce n’est pas parce que quelqu’un est impliqué dans une lutte contre une autorité quelconque, (…) que cela signifie qu’il est du côté de ceux qui y sont assujettis »

Lors de cette émission, alors que l’homosexualité vient d’être sortie de la liste des maladies mentales et figure toujours parmi les fléaux sociaux, Guy Hocquenghem et Michel Foucault s’inquiètent du développement d’un pouvoir judiciaire et médical ne ciblant plus des actes, mais des individus perçus comme dangereux par nature avec le risque que la sexualité soit, par ricochet, considérée comme dangereuse en soi.

Plus tard dans l’émission, Hocquenghem déclare que «  sur le problème du viol proprement dit  », « les mouvements féministes et les femmes en général se sont parfaitement bien exprimés  », mais qu’il y a une nécessité à critiquer les paniques sécuritaires poussant à demander la castration chimique des violeurs, ou à verser dans la surenchère punitive. Il en est de même lorsqu’il interroge le nombre de reportages anxiogènes à propos de la pédopornographie dans les médias, même si, évidemment, « personne, ici, ne songe à se faire le paladin de la pornographie ou de la prostitution enfantine  ».

Ironisant sur le pouvoir des psychiatres et des psychologues prétendant dire à la place des enfants ce qu’ils ont vécu, Michel Foucault en appelle à une réflexion sur les régimes de violence, de contrainte, dont la mise à jour serait basée sur la parole des mineurs, et non pas sur le savoir médical. :

« On les croit [les enfants] non susceptibles de sexualité et on ne les croit pas susceptibles d’en parler. Or là, je crois que, je ne dis pas que ça résout le problème, mais après tout, écouter un enfant, l’entendre parler, expliquer quels ont été effectivement ses rapports avec quelqu’un, adulte ou pas, etc., doit pouvoir faire comprendre, pourvu qu’on l’écoute, avec suffisamment de sympathie, et surtout, en lui faisant suffisamment de crédit, doit permettre d’établir à peu près, quel a été le régime de violence ou de consentement auquel il a été soumis. Et aller supposer que du moment qu’il est un enfant, il ne peut pas expliquer ce qu’il en est, que du moment qu’il est un enfant, il ne peut pas être consentant, il y a là deux abus qui sont, je crois, intolérables, inacceptables. »

Ces propos mesurés, où la catégorie d’ « enfant » est à entendre au sens de la loi (moins de quinze ans, et moins de dix-huit ans pour ceux qui ont des rapports homosexuels) posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponse, comme Michel Foucault l’admet lui-même (« doit permettre d’établir à peu près », « je ne dis pas que ça résout le problème »). Plus de quarante ans plus tard, ces réflexions doivent bien sûr être croisées avec d’autres écrits, et notamment Le Consentement, ouvrage dans lequel Vanessa Springora appelle à réfléchir sur la façon dont on peut « admettre qu’on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant ». Dans ce même ouvrage, Springora explique, à propos de la relation entretenue avec Gabriel Matzneff lorsqu’elle avait quatorze ans, comment l’abus de pouvoir vécu par une adolescente met souvent des années, voire des décennies, à devenir intelligible. Aussi, la situation de Vanessa Springora complexifie les réflexions sur les limites légales à fixer, dans la mesure où elle explique que les investigations de la brigade des mineurs la rendaient à l’époque encore plus solidaire de Gabriel Matzneff, bien qu’elle considère, avec le recul, qu’une intervention extérieure, familiale ou policière, mettant fin à leur relation, eût été souhaitable.

Pour autant, les réflexions développées par Michel Foucault sont elles aussi importantes, puisqu’il s’agit ici d’appeler à entendre les mineurs, afin de réfléchir aux rapports de force et aux formes de la contrainte, plutôt qu’au simple seuil de l’âge, ou au consentement, qui n’est qu’une notion contractuelle. Foucault prend notamment l’exemple d’un viol ne pouvant être caractérisé ni par une limite d’âge, ni par la violence, mais par un «  système de contrainte  » au sein de la famille :

« Après tout, un juge d’instruction du Syndicat de la magistrature, qui était un libéral, m’a dit, un jour où nous parlions de cette question-là : ‟Après tout, il y a des filles de dix-huit ans qui sont pratiquement obligées de faire l’amour avec leur père ou leur beau-père ; elles ont beau avoir dix-huit ans, c’est un système de contrainte qui est intolérable.‟ Et qu’elles éprouvent d’ailleurs comme intolérable, à condition du moins qu’on veuille bien les écouter et les mettre dans des conditions telles qu’elles puissent le dire. »

A la question de savoir s’il souhaite que soit inscrite une nouvelle limite d’âge dans la loi, ou la voir tout simplement supprimée, Guy Hocquenghem répond qu’il n’est pas de son rôle de répondre à cette question, considérant, comme à son habitude, que son devoir est de poser des questions et de contester un certain nombre de textes de lois, tout en participant à instituer un rapport de force pour que les lois en vigueur nuisent le moins possible à l’émancipation :

« D’une part, on n’a pas du tout mis dans ce texte de limite d’âge. Nous ne nous considérons pas de toute manière comme des législateurs, mais simplement comme un mouvement d’opinion qui demande l’abrogation d’un certain nombre de textes législatifs. Sans en fabriquer de nouveaux, ce qui n’est pas notre rôle. Quant à cette question du consentement, je préfère les termes qu’a employés Michel Foucault : écouter ce que dit l’enfant et lui accorder un certain crédit. »

A propos du fait d’ «  écouter ce que dit l’enfant et lui accorder un certain crédit  », nous devons garder à l’esprit que Guy Hocquenghem a plusieurs fois affirmé qu’il se basait aussi sur sa propre expérience d’adolescent, et sur la relation entretenue avec René Schérer, son professeur, lorsqu’il s’exprimait sur ces sujets. Aussi, la pensée de Schérer est issue d’un dialogue avec des organisations lycéennes, ou d’entretiens avec des enfants et des adolescents. C’est par exemple le cas de L’Emprise, livre construit autour d’entretiens, dans lesquels des enfants parlent de leurs aspirations et des contraintes qui pèsent sur eux, qui sera salué par plusieurs militantes féministes. Dans cet ouvrage, des adolescents parlent de leurs premiers jeux sexuels avec des amis de leur âge, de leur découverte de la sexualité à l’adolescence, certains dénoncent les pédophiles et les exhibitionnistes, quand un autre évoque le côté agréable des attouchements faits par un adulte lorsqu’il était enfant …Aussi, comme le rappelle René Schérer, la majorité des abus sexuels et des violences commis sur les mineurs le sont au sein du cadre familial et de l’institution scolaire, qui sont pourtant présentés comme ceux qui protègent les mineurs. A propos de L’Emprise, Nancy Huston, autrice féministe, considère qu’il a la «  singularité  » et le «  mérite  » d’avoir «  donné une fois la parole aux enfants eux-mêmes  ». Cela est aussi le cas d’Une érotique puérile, autre livre de René Schérer, dans lequel sont insérées des lettres érotico-amoureuses échangées entre deux adolescents, dont l’on devine que l’un est plus jeune de quelques années, et où des adolescent(e)s entretenant des relations avec des adultes affirment que les seules violations de leur intimité ont été commises par leurs parents et la police.

On peut évidemment se demander ce qu’ont pensé ces adolescent(e)s de ces relations des années plus tard, et il est tout à fait possible de discuter de la démarche des différents auteurs, ou de contester leurs positions. Mais nous devons d’une part admettre que leurs positions sur les rapports entre majeurs et mineurs sont élaborées dans le cadre d’une réflexion sur la contrainte et le consentement, et, d’autre part, considérer qu’il s’agit à chaque fois d’une réflexion sur les formes du pouvoir et de la répression de certains actes, et non d’une prise de partie à propos des actes en tant que tels. Il doit en être de même à propos de la signature de pétitions portant sur l’incarcération de tel ou tel adulte coupable d’attentats à la pudeur sur des enfants ou des adolescents. A chaque fois, il s’agit d’appeler à prendre au sérieux la parole des enfants ou des adolescents, y compris lorsqu’ils affirment n’avoir pas été contraints, et de dénoncer le fait que des actes ne relevant pas du viol puissent être considérés comme des crimes.

A chacune de ces affaires, Guy Hocquenghem redoute l’injustice commise au nom de la lutte contre le danger et la perte de toute mesure envers celui qui est désigné comme l’ennemi. Il aura la même attitude dans d’autres affaires, sans rapport avec la pédophilie. Ainsi, en 1976, Henri Curiel, militant communiste et anti-impérialiste, est la cible d’une campagne de presse orchestrée par le journaliste Georges Suffert et par le magazine Le Point, le désignant comme le coordinateur d’un réseau de soutien au terrorisme international piloté par le KGB. Suite à ces calomnies, Henri Curiel sera assassiné deux ans plus tard dans des circonstances qui ne seront jamais élucidées. L’année suivante, Guy Hocquenghem se trouve face à Georges Suffert sur le plateau d’Apostrophes, où il lui reproche ses écrits et le met face à ses responsabilités dans la mort d’Henri Curiel. Si cette réaction n’est pas étonnante de la part de Guy Hocquenghem, il surprendra pourtant quelques années plus tard, en critiquant la plainte de la veuve d’Henri Curiel contre George Suffert, et en s’opposant à la condamnation de ce dernier. Il s’en expliquera dans Libération, en réponse à un courrier de lecteur critiquant ce qui s’apparente à un revirement : «  George Suffert a, semble-t-il, été, de bonne foi, intoxiqué par un rapport de police, lorsqu’il écrivit son célèbre article. De là à en faire un assassin, il y a tout de même une marge. (…) Je n’aime pas hurler avec les loups, ni participer aux tribunaux populaires.  » Ce dernier principe, le refus de hurler avec les loups, la peur de participer à la création de boucs-émissaires, nous semble devoir être pris en compte pour expliquer, du moins en partie, les prises de position de Guy Hocquenghem à propos des procès de pédophiles.

Aussi, lorsque les majorités sexuelles seront alignées en 1982, Guy Hocquenghem se dira ému et satisfait par la fin de cette discrimination. A propos du remplacement du crime d’attentat à la pudeur sans violence par le délit d’atteinte sexuelle sur mineur, bien qu’approuvant la mesure, il constatera que l’évolution des lois ne peut jamais être considérée comme une pure libération, ou un simple renforcement de la répression, mais qu’elle est toujours à considérer dans le cadre d’une analyse des nouveaux dispositifs de pouvoir, et des nouvelles formes de discours. Il approuvera donc cette évolution légale, tout en critiquant un renforcement du pouvoir des psychiatres, sous couvert de lutte contre le viol des enfants, ainsi qu’un développement des discours sécuritaires sur le viol et la pédophilie. C’est donc à la suite de ces réformes légales, demandées par des militants considérés abusivement comme « pro-pédophiles », que le débat sur la majorité sexuelle et la sexualité des mineurs s’éteindra progressivement, et que la pédophilie deviendra, selon les mots de Tony Duvert, « le Crime par excellence  ».

Les réflexions sur les relations entre majeurs et mineurs étant rendues aujourd’hui presque impossibles, en 2001, dans la tribune publiée dans Libération et déjà précédemment citée, René Schérer désignera la pédophilie comme «  un « concept » fourre-tout, amalgame de notions hétéroclites où l’on mélange des bébés de 2 ans et des adolescents largement pubères, des liaisons consenties avec des violentes, où l’on confond des caresses avec des assassinats, où les moindres gestes avoisinent des crimes sordides (qui souvent ne concernent pas des enfants) et sont eux-mêmes criminalisés. Vocable qui frappe d’infamie, au même titre, actes, regards et pensées.  ».

En guise de conclusion, et d’ouverture...

Comme nous l’avons vu, René Schérer est l’un des grands penseurs de l’enfance, et l’auteur d’une œuvre qui, bien que nous puissions ne pas en partager tous les énoncés, est extrêmement stimulante.

Mais René Schérer n’est pas qu’un penseur de l’enfance. Il fut à la fois un commentateur important de Heidegger, et l’introducteur en France de Husserl, dont il a contribué à traduire Les Recherches logiques, à une époque où la phénoménologie dominait le champ philosophique. Dans le contexte de l’après 68, comme le dira Jacques Rancière en 2017 à Paris VIII, « René est un de ceux qui ont permis que, malgré tout, cette institution reste un peu fidèle à ce qu’était l’esprit d’un certain nombre d’entre nous, qui sommes partis pour Vincennes à l’automne 1968.  »

Aussi, René Schérer est un militant de l’accueil des étrangers, un penseur important de l’hospitalité, à laquelle il a consacré quelques-uns de ses ouvrages les plus récents, dans lesquels il insiste sur le fait que l’hospitalité et la condition faite à l’enfance sont les deux axes qui permettent d’établir un diagnostic autour de notre société.

Guy Hocquenghem était lui aussi un militant antiraciste, d’un antiracisme qui n’était pas abstrait, mais prenait corps dans une confrontation à l’altérité. Citons deux passages de La beauté du métis, qui, contrairement à ce que son titre pourrait sous-entendre, ne relève pas de l’essentialisation, mais constitue plutôt un éloge du métissage :

« Pour n’avoir pas su tisser avec d’autres peuples les liens soyeux du métissage, ce pays est resté immobile. Il renvoie l’étranger à une intouchable altérité, ou à une difficile assimilation
. »

« Car être français, l’accepter, c’est assassiner en soi l’enfant. Tous les enfants naissent apatrides, mais ceux qui voient le jour en france ne sont pas seulement, comme tant d’autres, nationalisés : ils sont captifs dans un pays où ni l’émigration ni la partition ne sont des probabilités historiques sérieuses, dans le pays le plus « fermé » du monde. »

De son œuvre, nous pouvons retenir de nombreux éléments. Mentionnons, de façon non exhaustive, l’intérêt pour la marge, l’invention, le risque, et le refus de la victimisation. Mais aussi l’attachement à une homosexualité non-identitaire, en même temps que la critique de l’intégration de quelques-uns à la société telle qu’elle est. Avant de mourir des suites du sida en 1988, Guy Hocquenghem a pu dénoncer la stigmatisation des malades, le contrôle des corps et des relations sous couvert de lutte contre l’épidémie, dans autant de textes qui méritent d’être relus aujourd’hui [6]. Enfin, dans les dernières années, Guy Hocquenghem dénonçait la montée du Front National, le sectarisme des trotskistes, l’aveuglement des staliniens et des maoïstes sur les régimes qu’ils soutenaient, ou encore les reniements du Parti Socialiste.

Tout au long de la lecture de l’œuvre d’Hocquenghem, nous percevons la méfiance vis-à-vis de l’identification à soi, le refus d’occuper une place, qui sont autant d’obstacles à la liberté et à la pensée. Dans Le désir homosexuel, Hocquenghem appelle notamment à se «  défaire homosexuel  », à rompre avec une identité issue des catégories de la psychiatrie et de la psychanalyse. Plus tard, dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, il affirme « Tout esprit de contestation est contestation de la contestation  ».

Guy Hocquenghem n’est pas récupérable, quel que soit le sens que l’on donne à ce mot. Pour autant, il nous laisse une œuvre dense, qui occupe une place importante dans l’histoire de la pensée, et notamment celle des subjectivités minoritaires. Pour toutes ces raisons, il nous semble important de continuer à le lire, sans hagiographie et sans procès d’intention. Comme le disait récemment Paul B. Preciado, «  La polarisation des débats n’est jamais une bonne chose. Comme je vous l’ai dit, je suis foucaldien et pourtant très critique par rapport à Foucault. Je ne vais ni lui dresser un monument, ni lui retirer sa plaque ! Idem pour Hocquenghem. Il faut s’efforcer d’avoir un regard critique sur l’Histoire.  »

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