« Il y a alliance naturelle entre la vérité et le malheur, parce que l’une et l’autre sont des suppliants muets, éternellement condamnés à demeurer sans voix devant nous. »
Simone Weil, La personne et le sacré.
Autant pour le malheureux que pour le parrèsiaste, le langage n’est plus d’aucun recours, tant les mots s’absentent- ou plutôt meurent dans l’indifférence. Dans la suite de la citation en exergue, Simone Weil conclue :
Écouter quelqu’un, c’est se mettre à sa place pendant qu’il parle. Se mettre à la place d’un être dont l’âme est mutilée par le malheur ou en danger imminent de l’être, c’est anéantir sa propre âme. C’est plus difficile que ne serait le suicide à un enfant heureux de vivre. Ainsi les malheureux ne sont pas écoutés. Ils sont dans l’état où se trouverait quelqu’un à qui on aurait coupé la langue et qui par moments oublierait son infirmité. Leurs lèvres s’agitent et aucun son ne vient frapper les oreilles. Eux-mêmes sont rapidement atteints d’impuissance dans l’usage du langage par la certitude de n’être pas entendus. C’est pourquoi il n’y a pas d’espérance pour le vagabond debout devant le magistrat. Si à travers ses balbutiements sort quelque chose de déchirant, qui perce l’âme, cela ne sera entendu ni du magistrat ni des spectateurs. C’est un cri muet. […].
Si je penche sincèrement l’oreille – j’écoute loyalement mon cœur –, je peux entendre ce cri du malheureux, qui pose cette question « pourquoi me fait-on du mal ? » Ce malheur nous est adressé et aujourd’hui comme hier, l’écouter est un impératif révolutionnaire, car aucun magistrat et tribunal ne l’accueillera.
Les films de Belà Tarr sont des cris qui mêlent aux malheurs, les vérités de notre monde. Ils parlent du malheur en chaque être. Chaque être énonce à sa façon cette question : « pourquoi me fait-on du mal ? ». Le chat, la fille, la mère, l’époux, l’alcoolique de Satantango ; le cheval, les humains et les plantes dans Cheval de Turin, les hommes dans Damnation et même dans ses premières œuvres plus sociologiques comme Rapports Préfabriqués, l’éternelle question du malheur mutique revient. C’est cet aspect-là que je souhaite développer dans ce texte. L’œuvre du cinéaste hongrois nous plonge dans l’écoute sourde, silencieuse et lancinante du monde contemporain, des temps pluvieux et maussades, de la solitude, du confinement, du labeur et du familier en permanente dissolution, mais aussi, de la place des animaux domestiques, de la cruauté de l’Ordre, et surtout, du lien ténu entre la politique des humains et le cosmos.
Dans Les Harmonies de Werckmeister, un film magistral de Belà Tarr, la crise politique se vit de manière cosmologique : une éclipse, une baleine échouée, un corps souverain à la dérive, une masse silencieuse en émeute, une nuit noire et la réparation comme un nouveau soleil. Le théâtre politique du XIX et XXe siècle s’y résume tout entier. Après avoir transformé un bar en théâtre cosmique et ses ivrognes en astres, le protagoniste prononce ces mots :
Et maintenant, nous allons avoir une explication que même de simples gens comme nous peuvent comprendre à propos de l’immortalité Je vous prie donc de sortir avec nous dans un espace illimité, où règnent l’immortalité, la stabilité, la paix et le vide, porteur de plénitude. Imaginez seulement, dans ce silence infini et résonnant, une obscurité impénétrable. Ici nous ne pouvons éprouver que de vagues mouvements, et, tout d’abord, nous ne réalisons pas les évènements dont nous sommes témoins. La magistrale lumière du Soleil répand toujours ses rayons et sa chaleur sur ce côté de la Terre, tournée alors vers lui. Et nous restons là, dans son éclat. Voici la Lune. La Lune gravite autour de la Terre. Que se passe-t-il ? Nous voyons soudain que le disque de la Lune […] opère une déchirure sur la sphère ardente du Soleil et cette entaille, l’ombre, grandit…de plus en plus. Et alors qu’elle couvre de plus en plus lentement, nous ne voyons plus qu’une étroite faucille, une faucille aveuglante. À cet instant, disons vers une heure de l’après-midi, nous sommes témoins d’un tournant dramatique. Car tout d’un coup, l’air se refroidit autour de nous. Le sentez-vous ? Le ciel s’obscurcit, tout devient sombre. Les chiens se mettent à aboyer, les lapins affolés clapissent, les cerfs se mettent à courir. Et dans ce crépuscule effrayant et incompréhensible, même les oiseaux sont désorientés et s’abritent dans leur nid. Et le silence… envahit tous les êtres vivants. Est-ce que les montagnes vont se mettre à marcher ? Le ciel va-t-il nous tomber dessus ? La terre va telle s’ouvrir sous nos pas ? Personne ne le sait. C’est l’éclipse totale du Soleil. Oui… aucune raison d’avoir peur, ce n’est pas la fin, parce que la Lune glisse de l’autre côté du globe flambant du Soleil et la lumière revient sur la Terre. Le Soleil peut alors naitre à nouveau et la terre tourne lentement et la chaleur recommence à se diffuser. Une profonde émotion nous submerge. Ils ont échappé aux forces de l’obscurité.



Il n’y a que le tenancier pour fendre cette danse magique et rappeler le rêve à sa juste place : « dehors, bande d’ivrognes ! » « Ce n’est pas fini » dira Valuska, le protagoniste. En effet, dans le film, l’humanité aussi s’apprête à survivre et la scène introductive n’était qu’une répétition générale.
Avec grâce, Belà Tarr résume la scène politique dans ce qu’elle a de plus cyclique, originel : la normalité, l’éclipse, la nuit noire, le trouble, la lumière de nouveau, la réparation ou le vide. Au dedans de cette scène : Le Prince, Le Léviathan, Le Peuple absent et muet, Le Poète, Le Savant et Le Parti de l’Ordre coexistent sans se confondre, rejouant l’éternel drame politique. L’humanité se survit, l’éclipse cède à la chaleur du Soleil : « Ils ont échappé aux forces de l’obscurité. » La Place, l’Agora, le lieu du politique se vide. Voilà une mélodie familière… Le soulagement du retour à un ordre harmonieux équivaut à celui de voir à nouveau le Soleil briller sur la surface de nos peaux, cela même du point de vue révolutionnaire.
La coïncidence entre le ballet des astres et les drames humains dépasse l’analogie. Elle est au cœur de nos références politiques, comme le montre bien ce film. Cependant, nous pouvons lire également ce que l’on nomme « la modernité » comme la disjonction cette coïncidence (et il nous faut prendre ici une grande précaution). Le moderne est celui qui s’épleure de la constante dissolution du monde familier, de la perte continue des anciens repères. C’est également celui qui ne cesse d’en produire de nouveaux. Sa conscience est pliée par les deux pôles que sont le constat d’une perte du monde et de l’autre l’ivresse terrible du bâtisseur.
Belà Tarr incarne cette brisure de la modernité à sa façon. Ses films s’éloignent de cette dualité pour ne retrouver, à la fin, que la pluie, le silence et le lancinant.
Son dernier film, Cheval de Turin, est l’aboutissement de ce processus. À hauteur de bête, nous observons simplement la lente dissolution du monde sans possible réparation. La lumière ne prend plus. Le soleil refuse de se lever, la flamme de se fixer et dans les yeux des êtres vivants se loge un cadavre. La terre, veuve de lumière s’éteint tranquillement. Les humains ne s’attirent plus, ils errent, muets tels des astres morts. Voici le monde tel qu’il est : il ne devrait déjà plus être. Précipice sans réparation, Cheval de Turin se clôt sur un cadre noir. L’éclipse triomphe.

L’obtus objectera : ici encore les lois des hommes et de l’univers semblent confondues. L’éclipse infini ricoche la perte du monde humain ; l’humain sans monde auquel le cheval refuse d’obéir, la plante de pousser, la flamme d’éclairer et l’eau de couler, cet humain-là vit sa déchéance comme un astre abîmé.
Tout le contraire de la dernière scène de Satantango, finissant également sur un cadre noir, mais dont la noirceur est le privilège du Savant, le seul n’ayant pas succombé à une promesse calcinée. Satantango finit sur la répétition du début. Ici encore et contrairement à Cheval de Turin, la situation est réparable. « Le cercle se referme », la révolution reste possible. Dans Les Harmonies de Werckmeister, Valuska le protagoniste capable de transformer les personnages de comptoir en astres célestes, est brûlé par l’émeute. Le silence et la nuit noire triomphent du Poète, qui, peut-être comme le disciple de Saïs dans la nouvelle de Novalis, accède à une vérité si haute qu’il s’en embrase. Rendu amorphe, sa blessure était la condition pour que le monde continue de tourner différemment, car c’est son ancien maître qui lui rendra désormais service. « Une volonté de gloire existe en nous qui veut que nous vivions comme des soleils, en prodiguant nos biens et notre vie » dit Bataille. Valuska le sait bien, et son ancien maître ne le comprend qu’après l’éclipse, acceptant alors de rétablir l’Harmonie tandis que dehors l’émeute et la nuit s’estompent aussi rapidement qu’un mauvais rêve. Tant que vivent des humains, vivent des astres. Cela n’aura pas lieu pour Cheval de Turin, dans lequel l’impossible arrive : les astres tuent les humains, en retour de quoi il n’y a plus rien que l’éternité froide et cadavérique.
Belà Tarr n’a de cesse de dire que ses films parlent de « la dignité humaine ». Kafka n’aurait pas dit mieux de son œuvre. L’insignifiante dignité humaine, coupée, disjointe des lois des astres, vouée à mimer celle des animaux.

Telle est la scène finale de Damnation (1987), où l’on voit le protagoniste, rejeté du monde des hommes, batailler contre un chien. Le réalisateur commentera la scène en ces mots : « mais je dois vous dire que je respecte d’avantage l’animal [que l’être humain] car ce que nous avons fait ces cent dernières années est pire… » Alors, l’homme sauve peut-être sa dignité en se mettant à hauteur de chien errant. À l’image de ce qui l’entoure, il devient lui-même ruine, ruiné, ruina, ce qui tombe et s’effondre. Peut-être vaut-il encore mieux ramper parmi les animaux que de se tenir au niveau des hommes. Lui, qui au début du film avait tenu les propos suivants :
Tous les héros se dégradent et cette dégradation est toujours la même. Car si elle n’était pas la même, ce ne serait pas une dégradation mais une résurrection. Et là, il ne s’agit pas de résurrection, mais de dégradation. Et notamment, d’une déchéance irréparable. Car ce qui va se dérouler ici n’est que la forme mesquine et déplaisante de plusieurs millions de déchéances.
La déchéance est encore une possibilité relevant de l’espoir ; après tout le protagoniste se relève de ce combat. Dix années passées, cet optimisme est absent de Satantango, où les hommes se mettent à hauteur d’animal et s’en distinguent simplement par le dehors : les animaux errent en plein air tandis que les humains sont désœuvrés en leurs foyers. À hauteur de bête, ils se tournent le dos à eux-mêmes et se dés-astrent. Une scène édifiante du film est ce plan séquence dans lequel une enfant combat un chat :


« Allez, attaque-moi » supplie-t-elle au chat. Les deux corps s’entrechoquent et se mêlent à terre. Le félin fini empoisonné par la fille, qui errera dehors, s’in-distinguant encore plus de la bête. À la suite d’une nuit de vagabondages, après avoir regardé, de dehors tel un animal – au travers d’une vitre et dans le froid nocturne – la communauté humaine qui danse et s’échauffe dans un bar, elle s’allongera au pied d’un arbre, dans les ruines d’une maison, le cadavre du chat toujours entre les mains et, sereine, ingurgitera le poison utilisé quelque temps avant, s’éteignant avec le visage apaisé d’un gisant.

Une voix nous dit alors :
« Oui, se dit-elle en elle-même, les anges voient cela et comprennent. Elle se sentait sereine et les arbres, la route, la pluie et la nuit, tous respirent la tranquillité. Tout ce qui arrive est bon se dit-elle. […] Elle sentit que ces événements n’étaient pas survenus accidentellement, mais qu’il y avait une belle signification à les connecter. Elle sut qu’elle n’était pas seule, car toutes ces choses et ces gens, son père là-haut, sa mère, ses frères, le médecin, le chat, les acacias, le chemin boueux, le ciel, la nuit, tout ça dépendait d’elle…autant qu’elle dépendait de tout ça. Elle n’avait pas de raison de s’inquiéter. Ses anges agissaient pour elle »
La mort recompose la loi des hommes et des astres. À nouveau, la cosmologie. La mort de l’enfant déclenche le retour d’une communauté à hauteur d’homme. Autrement dit, à hauteur de mort car « le lot d’un grand nombre de vie privées est la petitesse. Mais une communauté ne peut durer qu’au niveau d’intensité de la mort, elle se décompose dès qu’elle manque à la grandeur au danger » (Bataille). Irimias, homme politique tentant de tirer parti des bêtes, leur fera croire alors qu’ils ont à nouveau la possibilité d’être humain, le suicide de l’enfant étant une nouvelle possibilité de réparation de la vie humaine. Mais cette réparation, dans un monde en désastre, n’est que le mensonge policier, car seule la loi policière survit.
« La vie des hommes a lieu comme l’éclat des étoiles : en profondeur, elle n’a pas d’autre fin que cet éclat, sa gloire en est le sens dernier. »
George Bataille, La limite de l’utile.
Sentir son malheur, pour Simone Weil, revient à reconnaitre qu’à n’importe quel instant nous pouvons tout perdre, « y compris toutes ces choses qui sont tellement à moi que je les considère comme étant moi-même. » Si je peux tout perdre, y compris ce que je pense appartenir à mon être même, alors « il n’y a rien en moi que je ne puise perdre. » et ce que je suis peut à tout moment céder au néant. Cependant, la rédemption chez Weil n’est jamais loin. Il suffit de se pencher vers le ciel. De transformer les questions de droits, de démocraties et de possessions en simple question : ce que vous faîtes est-il juste ? Le droit ne parle qu’avec la bruyante langue de la revendication et la justice est anonyme et invisible, elle « consiste à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes. » La justice est divine et dépasse le droit des personnes, bâtit par les hommes.
La disjonction de la loi des hommes et de celle des astres (le dé-astres), telle que mise en scène dans Cheval de Turin n’autorise plus la justice, plus aucune remise de la part du ciel n’est possible. Tel est le sens du monologue du Visiteur dans Cheval de Turin :
Car il ne s’agit pas du tout d’un cataclysme, venant de l’aide innocente de l’homme. C’est tout justement le contraire, Il s’agit ici du propre jugement de l’homme,
de son jugement sur lui-même, auquel Dieu, naturellement, contribue, je dirais même qu’il y prend part, il est la créature la plus abjecte que l’on puisse s’imaginer.
Car la terre a été souillée, vous savez ?
À quoi bon le mentionner, puisqu’ils ont souillé tout ce qu’ils ont acquis, et comme ils se sont accaparés de tout dans un combat sournois et déloyal, ceux-là quand ils touchent à quelque chose, et ils ont touché à tout, ils souillent.
Ça s’est passé comme ça jusqu’à la victoire finale.
La fin triomphale.
S’accaparer et souiller, souiller et s’accaparer, pour le formuler différemment, si vous voulez : toucher, souiller et s’accaparer, ou bien toucher, s’accaparer et souiller, ça se passe comme ça, depuis des siècles, c’est tout ce qu’on a fait, parfois insidieusement, violemment, parfois doucement, parfois brutalement, mais ça fait des siècles et des siècles.
[…]
Alors ils ont vu et compris que puisqu’il en va ainsi, eux non plus n’existent pas.
Vous savez, à mon avis cela a dû correspondre au moment, où on peut dire qu’ils ont disparu,
qu’ils se sont éteints.
Disparus et éteints comme le feu qu’on laisse se consumer dans un pré.
Les uns perdaient continuellement, les autres gagnaient continuellement.
Défaite et victoire, défaite et victoire.
Et un jour – ici dans le voisinage – j’ai dû enfin comprendre, et j’ai même réalisé que je m’étais trompé, je m’étais grandement trompé en croyant qu’il n’y a pas, et qu’il ne pourrait pas y avoir de changements sur cette terre.
Car croyez-moi, je sais maintenant, que ce changement sur terre a bien eu lieu.
La mort elle-même cède au vide et se met hors-champ. Non plus parce que les hommes accèdent à l’immortalité glorieuse, tels des Soleils. Plutôt : l’éclat même de la mort s’estompe et ne suffit même plus à emplir d’une faible lumière la noirceur de ce monde. Les malheurs sont dit, montrés, télévisés mais la vérité reste inaudible. Celle qui se manifeste chez Belà Tarr est celle d’un déchirement : partout la terre gronde et nous avale tandis qu’entre les murs imposés, visibles et invisibles, l’impersonnel pleure : « pourquoi me fait-on du mal ? ». Nul ne répond, l’écho devient silence ; le silence un écran noir. Le ciel est aboli.
Hugo Souza de Cursi