Yves Teicher, « J’ai dans le sang ! »

paru dans lundimatin#355, le 17 octobre 2022

Le violoniste de jazz Yves Teicher disparaissait en avril dernier. Trois ans plus tôt, nous évoquions sonrapport à l’œuvre de Rimbaud et sa mise en musique d’Une saison en enfer. Aujourd’hui c’est un livre de lui qui est rendu public, intitulé J’ai dans le sang (éditions L’Harmattan). Car Yves Teicher était poète autant que musicien. Lundimatin vous livre les bonnes feuilles de ce recueil, avec, en guise d’introduction, quelques lignes du témoignage de son fils Nathanaël, et un extrait de la préface de Georges Boukoff, comédien et musicien, fidèle comparse d’Yves Teicher.

« Avant de nous quitter, il entreprit un mois auparavant un voyage décisif à Paris pour travailler et éditer son recueil. Initialement, mon père avait réuni depuis quelques années certains de ses textes sous le titre « Belvédère », en référence au lieu d’où l’on peut apercevoir l’ensemble de sa Liège natale. Avec le soutien de son indéfectible ami et frère de cœur Georges Boukoff, ils choisirent de proposer davantage de textes recueillis alors sous le titre « J’ai dans le sang ». »
Nathanaël Teicher

« [Yves] savait être comédien, poète, violoniste, chanteur, sur les trottoirs comme dans de prestigieuses salles de concert. Jouer en faisant la manche ou sur scène avec orchestre ne changeait pas son rapport au public qui était viscéral. Trouver une langue neuve, un langage rédempteur pour l’offrir à tous, passe par le don d’une existence, et parfois son sacrifice ! Oh ! Ils ne sont pas toujours tristes et tragiques ces écrivains maudits qui remplissent nos manuels de littérature ! Ils se ressemblent en étant si différents ! Ils s’émerveillent plus que quiconque, voyagent dans des contrées hostiles, dérivent sur des mers inconnues, hantent des continents déserts, murmurent leurs rêves, sifflotent leurs symphonies, chantonnent leurs mots et hurlent leurs incantations à des femmes amoureuses qui les écoutent en souriant !
[…]
Après l’ultime spectacle que nous fîmes ensemble et qui fut son dernier, le 26 mars 2022 à Paris, autour de ses poèmes et ceux de Rimbaud, alors qu’on travaillait sur ce recueil pour le remettre à l’éditeur, Yves s’est éteint, emportant la flamme dont le feu l’avait si longtemps consumé. Elle me reste dans les mains, le cœur, les tripes, et attise mon désir qu’elle nous éclaire à jamais. On n’épuise pas les forces et les richesses de la fureur d’aimer ! »
Georges Boukoff

Yves Teicher, J’ai dans le sang (extraits)

J’ai dans le sang
Les restes de cette misère
Blanche et hautaine
Que l’on dit légendaire
De ces restes qui, dit-on,
N’appartiennent qu’aux maudits
J’ai dans le sang
Et au travers de la gorge
Un phrasé Be-bop
Qui d’une cave enfumée
Est venu se faufiler jusqu’à moi
Oui !
Un peu de cette effervescence transmise
Les cris de Dizzie
Les soubresauts d’une bête malade
Les ronflements chauds d’une Gibson

Les triolets croches se sont accrochés à mes doigts.
Ne laissez pas passer le jazz sous prétexte de
modernité !

Elle coulera, naturelle de celui-ci
Mais quand ?
Mais à quel prix ?
Au prix de la déchéance ?
Au prix d’une saison en enfer !
J’ai dans le sang
Un peu de ces restes,
De cet héritage
D’animaux blessés,
De fauves enragés,
Qui ont tout fait à n’importe quel prix
Vie ou mort,
Dans un champ de coquelicots
Ou un champ de mines

Pourvu que l’on s’exprime…

* * *

Le sang vicié

Qu’ont-ils donc tous ces robots,
Ces gens qui marchent dans la rue,
Les yeux délavés,
Boutonnés par la peur ?
Je les croise par milliers
Ces anciens enfants
Qu’ont-ils donc à donner d’eux-mêmes
Un spectacle aussi navrant ?
Plus de nez ni d’oreilles,
Plus de corps, de sexe vrai !
Plus de soleil levant, de soleil couchant,
Plus d’étoiles, d’aurores…
Dans leurs veines coule un sang vicié !

Désormais les sentiers de mon village sont
désertés
Par des enfants trop pâles
Qui ne seront jamais plus piqués
Ni par les ronces, ni par les orties,
Ni par la vie !

Qu’ont-ils donc tous ces robots,
Ces gens qui marchent dans la rue,
Les yeux délavés,

Boutonnés par la peur ?

* * *

L’Empereur

Monsieur Pied-bot est un Empereur
Toujours à l’heure, à la seconde près.
Passe la porte de l’estaminet,
La jambe raide, le soulier épais.
Traîne sa grosse Dame, ses semelles compensées, son
obésité.
Du haut de sa hauteur défie le monde,
La mappemonde, les enfants moqueurs en apesanteur.
Se souviennent de lui, à l’heure du goûter,
À leur tour traînent leur jambe raidie exprès,
Le pied bien calé dans une boîte de fer.
Afin d’imiter loyalement l’enfer,
Que voudrait tant infliger aux enfants moqueurs,

En apesanteur,

L’empereur… et sa Trinité

* * *

Reconnais-tu mon mal ?

I

Reconnais-tu mon mal ?
Reconnais-tu ma douleur ?
Une matinée de dimanche ensoleillée.
Des fenêtres grandes ouvertes sur la rue.
Des enfants sages et attablés, au-dehors des soldats de
bois, de chair et d’os,
Multicolores.

En rang, à pied, à cheval.
Émerveillent, notre champ de vision.
La folle clarté par instant fait illusion.

Reconnais-tu notre déchirure ?
Ces sanglots du commencement.
Ces sanglots de la fin.
Reliés par un fil ténu.
Les croix que l’on avale comme des clous.
Le métal bouillant qui coule dans la gorge, le poitrail, les
intestins.

Reconnais-tu mes effroyables silences d’après ?
Ces réfectoires qui inhalent les cervelles.
La soupe nauséeuse sur des chariots roulants
Le vomi que l’on nous fait ravaler.
Les tabliers bleus de nylon qui collent à ton corps.
L’obligation de se salir.
L’injustice qui nous a broyé l’âme.
Comme une aurore de malheur.

Fausses seringues dans les bras,
De la douleur boursouflée.

Reconnais-tu cette solitude extrême ?
Le pain que l’on ne partage plus, les miettes pour les
moineaux.
L’isolement au cœur des chaudières qui hurlent jour et
nuit leur terrible complainte.
Les caves aux escaliers gelés.
Les mains qui t’étouffent, ton corps jeté dans un sac de
toile de jute.
Et mon pouce rongé jusqu’à l’os.
Faux appel, faux téléphone, fausse voix.
Les menaces, les mensonges, les corrections du nègre
Anscrouf.
Et les interminables appels au secours.
Les pieds à la place de la tête,
L’envers pris pour l’endroit.
Les fessées préparées à la chaîne.

Ô ma sœur.

Il pleut des éclaboussures de tristesse, sur des cortèges
infinis de parapluies.
Il pleut des arcs-en-ciel maudits,
Des feux d’artifice brisés.

Des explosions de peine.
Courent le long des escaliers.
Rejoindre les tempêtes et les marées.
Là-bas vers des monstres de pierre.

II

Le manège tourne

Sur la place gelée

Si fiers

Les paillettes et les miroirs

Sous un ciel orphelin

La musique mécanique

Xylophone et tambourin

* * *

Fleuve Congo

Fond Saint-Servais
Englouti

Le fleuve Congo déborde
Ses hordes d’HOMMES nus

Fiers de lances et de couteaux

Le chemin de fer
à l’horizon s’enfuit
au loin disparaît

Sur la butte
la cahute, la hutte
Le moulin à paroles
En flots continus
de contes, de rébus
de mythes
de rythmes

Aux abois de l’Afrique
Les pirogues débarquent
Les alchimistes
Les sorciers
Les drôles
Les fumistes
La cassonade
Les épices
Les peintres
Les barbouilleurs
abstraits
rupestres
cubistes
rugueux
ubiques
muets

Sur le parquet la jungle
barrissements d’éléphants

Dans les buffets
fichus, papiers de chiques multicolores

Dans le rocking-chair
drôle de Nelly
immobile
en chair et en os
les cheveux rouges
pieds nus sur la terre trempée
sur les pavés irréguliers
au fronton des façades mosanes
L’horizon Mozambique
sous le tison
les grillons

chantent la chanson
des tordus
des aliénés mentaux
ornementaux
la jambe raide
rêveuse
le moignon enflammé
altier
en vitrine, à la rue
les labiales plastifiées
aux onomatopées hirsutes
hiéroglyphiques
poitrinaires
des larynx sifflant comme mille sirènes rougeoyantes.

* * *


Yves Teicher, J’ai dans le sang (préface de Georges Boukoff, postface de Nathanaël Teicher), 148 p., éditions L’Harmattan, 2022, 16 €

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