Yves Teicher (1962-2022)

Un jazzman au cœur absolu

paru dans lundimatin#335, le 21 avril 2022

« Il est un art pour lequel on est payé et un autre pour lequel on paie. »
Witold Gombrowicz

Ce fichu mois d’avril 2022 signe la mort du jazzman Yves Teicher, violoniste-improvisateur qui laisse un souvenir intense à tous ceux qui l’ont entendu.

Ayant grandi à Liège où la présence de musiciens tels que Boby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer ou Chet Baker reste inscrite dans les mémoires mélomanes, il découvre dès l’enfance les disques de Charlie Parker, se passionne pour la chanson française – Charles Trenet en premier lieu – et lit les poètes. Rimbaud devient son maître des mots et maître chercheur (« Moi, pressé de trouver le lieu et la formule »  [1]). De formation classique, sitôt quelques premiers prix de conservatoire en poche, il suit des cours avec Ivry Gitlis, puis tourne le dos définitivement à tout académisme. Pendant de longues années, il travaille en solitaire ; en cette même période il découvre l’œuvre de Nietzsche, qui lui ouvre des portes et le confirme dans ses exigences.

Il part faire la manche dans le sud de la France, où il rencontre les musiciens lavallois de Chorda Trio  [2], il joue bientôt avec eux un répertoire de jazz manouche, peu à la mode encore en ces années 80, et très vite suscite l’attention d’un public qui devient nombreux. Ses improvisations virtuoses emportent l’enthousiasme, sa bonne humeur et son humour font le reste. Des tournées en France et en Europe avec ce même groupe connaissent le succès, quelques émissions radiophoniques en témoignent.

Yves Teicher est sollicité en tant que soliste-improvisateur pour la création de la Symphonie n°1 de Schnittke avec le Philharmonique de Rotterdam dirigé par Gennady Rozhdestvenky. Le temps d’un soir, en duo avec Ivry Gitlis, il accompagne la danseuse Carolyn Carlson. Quelques saisons plus tard, il croise la route d’un contrebassiste américain originaire de San Francisco, Bob Drewry, qui a suivi et accompagné jadis les lectures publiques des poètes Bob Kaufman ou Charles Bukowski, s’est installé en Europe où il travaille avec Pierre Boulez et joue notamment avec Mal Waldron ou Sonny Muray. Sur un mode très free, Teicher et Drewry tiennent ensemble la scène avec un brio très remarqué lors d’un festival à Liège, en 1994  [3]. En duo ou avec des complices venus d’outre Atlantique, ils enregistrent des morceaux de Duke Ellington et quelques thèmes personnels.

Teicher & Drewry - Hommage à Duke Ellington

À Paris, Yves accompagne les lectures publiques du poète André Laude, qui un jour le sauva du désespoir. Steve Lacy s’intéresse à ce violoniste inclassable qui aime la poésie et le prend en sympathie. Si les grands circuits du jazz européen restent fermés à ce virtuose mal contrôlable, ce sont les instrumentistes américains en exil qui reconnaissent en lui un pur musicien. Sa fougue et sa libre « folie » ne leur font pas peur.

Yves Teicher enregistre enfin un étonnant hommage à Charlie Parker, Lover man. Le disque sort quelques années après, en 2005, chez Intégral Classic  [4].

01-Marmaduke (Parker)
Marmaduke (extrait de Yves Teicher joue Charlie Parker, avec Salvatore La Rocca (Bass), Olivier Robin, drums)

Son frère, Stéphane Martini, est guitariste et compositeur de jazz latino, le violon d’Yves le suit dans ses tournées ou pour des enregistrements  [5]. Yves entame en tant que chanteur des récitals en hommage à Charles Trenet dont il fait découvrir des aspects mal connus, tout en s’accompagnant au violon  [6].

Un disque en solo, Monade, est publié en 2016 chez Home record  [7], sans doute l’aboutissement de sa recherche musicale. Le critique Roland Binet écrira : « S’il y a une voie indéniable pour combattre le conformisme, le repli sur soi musical, les chemins unidirectionnels, c’est de s’ouvrir à la musique d’Yves Teicher, de se laisser bercer par ses explorations parfois compliquées, souvent érudites, parfois difficiles d’appréhension, souvent déroutantes, parfois franchement échevelées, voire décapantes, mais ô combien satisfaisantes pour le mélomane curieux et ouvert à tous les types de musique. »

Juif errant, extrait de Monade, Home record, 2016

Si l’énumération de ces événements artistiques peut produire son effet, il faut ajouter qu’aucun d’entre eux n’a suscité d’écho à sa mesure, et elle ne doit pas cacher une vie laborieuse autant que difficile, et de nombreux écueils. Incapable de stratégie carriériste, du moindre calcul, Yves Teicher a dû payer le prix fort pour arriver sans appui à des instants de grâce partagés. Tous ses amis témoignent de sa générosité sans bornes, d’une spontanéité de tout moment.

S’il a participé en 1993 à un spectacle « Jazz’Poème » autour de la poésie de Rimbaud mis en scène par son ami comédien Georges Boukof, Yves se lance finalement dans sa propre présentation d’Une saison en enfer. Il récite le texte avec force, et donne à son violon la voix pour lui répondre et le soutenir. Ce sommet dans l’œuvre de Rimbaud étant le reflet d’une parole, celle propre au narrateur lui-même et jouant avec assez de distance… la folie, il se prête particulièrement à l’improvisation et à la mise en musique. Yves a l’occasion de présenter cette forme à Liège puis à Rennes en 2019  [8] et 2020  [9].

Extrait du spectacle donné à La Mézière en octobre 2020 :

Sa passion pour Rimbaud et la poésie le conduit à écrire : il lui faut aussi les mots pour exprimer certaines impressions rémanentes, souvenirs d’enfance émerveillés, rythmes, couleurs. Il confie à quelques amis un recueil de textes, et se lance dans la rédaction de courtes nouvelles.

Outre quelques extraits sonores, voici deux poèmes de ce recueil, Belvédère, en guise de salut singulier à un grand artiste qui vient de s’éteindre, après avoir beaucoup donné.

Fond SAINT SERVAIS

Fond Saint Servais
Englouti

Le fleuve Congo déborde
Ses hordes d’HOMMES nus

Fiers de lances et de couteaux

Le chemin de fer
à l’horizon s’enfuit
au loin disparaît

Sur la butte
la cahute, la hutte
Le moulin à paroles
En flots continus
de contes, de rébus
de mythes
de rythmes

Aux abois de l’Afrique
Les pirogues débarquent
Les alchimistes
Les sorciers
Les drôles
Les fumistes
La cassonade
Les épices
Les peintres
Les barbouilleurs
abstraits
rupestres
cubistes
rugueux
ubiques
muets

Sur le parquet la jungle
barrissements d’éléphants

Dans les buffets
fichus, papiers de chiques multicolores

Dans le rocking-chair
drôle de Nelly
immobile
en chair et en os
les cheveux rouges
pieds nus sur la terre trempée
sur les pavés irréguliers
au fronton des façades mosanes
L’horizon Mozambique
sous le tison
les grillons

chantent la chanson
des tordus
des aliénés mentaux
ornementaux
la jambe raide
rêveuse
le moignon enflammé
altier
en vitrine, à la rue
les labiales plastifiées
aux onomatopées hirsutes
hiéroglyphiques
poitrinaires
des larynx sifflant comme mille sirènes
rougeoyantes.

* * *

Tourbière, morgue géante, soufrière, larves, papillons noirs, ferraille grinçante, envahissante, ébouillantée de larmes, de graisse calcinée, rance, agglutinée à l’intérieur de marmites géantes, plaquées de poussière, emparées d’oiseaux de proie, fous, cruels et froids, de colombes, de pigeons, roucoulement d’ombres, de lumière, de lilas mauve, d’amour blanc, écœurant les ramures, les jeunes pousses de tous les jardins suspendus en terrasse, invisibles, paradis trop suave caché derrière les portes vermoulues, laitage suspect, magma opaque momifiant la cité, le long des escaliers, des murs fredonnant quelques hymnes carnavalesques, saillant la pierre écaillée, grimacent de longs cortèges funèbres, des processions de géants repus les bras ballants, vacillant de gauche à droite, d’avant en arrière au son du sens, la survivance, les remous du cœur de la peur dans les cuisines caves près de vieux grincheux décharnés, les os coupants, broyés, le nez dans la soupière, la saucière, la soupe glauque. Noires dînettes, musique mécanique, percussion de bouche au-dessus d’une table morne, quadrilatère posé sur des balatum de tristesse, écornés, semant le poison, l’âme fétide au cœur du cœur de l’enfant rebelle, muet, poète, voyant tous les cataclysmes urbains sortis simultanément de terre, clochetons insalubres à perte de vue, perspective de métal, de cuivre, de pierre, la morve épaisse accrochée aux belvédères silencieux, sans fin, pluies acides de salive, le vice s’écoulant de tous les bénitiers haut perchés, des lèvres bleutées, ecclésiastes de toutes les citoyennetés figées, aux abords des poupées mutilées, de tissu, de plastique, à l’abandon au coin des ruelles pisseuses, au sol, à l’arrière des cours visqueuses, gercées de tristesse, un meurtre, un œil arraché par des crapauds poussant entre les pavés humides, grommelant sous les potales quelques insanités profuses, quelques râles électriques de moribonds attardés, cervelles putrides flottant dans des fioles brunes, plaquées d’étiquettes rouges, les doigts crochus recroquevillés sur la couche toute fraîche de l’enfant apeuré, disgracieux et laid, visité à la tombée de la nuit par l’apothicaire dément, par les chauves-souris, sous les collines, du ciel tous les canevas assermentés, infinies galeries souveraines, dérouille l’inouï, animaux empaillés inertes, insoumis, montés sur des ressorts, l’oeil de verre, le poil de poussière dans les entrailles des écuries…

Échafauds écheveaux embarcadères hyènes bien montées les chacals rayés dans des labyrinthes à crêtes de coq tignasses voraces un colt bien calibré sous l’illère de belles oreilles des litières mais lointaines au son des cloches le soleil sans anicroche crache sa plaque monocorde sous les débris de la nuit les nègres en tutu chantent sous la braise une phrase bien ciselée lances au poing bien accoudées paumes blanches les égouts déglutissent l’or brun l’or noir à califourchon sur l’autel des délices cortèges de cannes à pomme filandreux les fifres du ciel aux « cent sales mouches » sur la toile peinte par l’horrible femme à chignon lampes à torture les lampions lampadaires à fiel d’un ciel honteux la rambarde contenue dans son étrier sue au vestiaire vagabonde la lune Oh ! Miracle sous les nausées d’oracle de poisson à arêtes la barbaque les épinards les œufs durs attentat de persil quadrupède grouille sur l’échafaud femelle à hauts talons bas résilles rouge à lèvres gastro en croûte en terrine entérite la main squelettique écrabouillée sur des tronches miniatures...

Yves Teicher (extraits de Belvédère, recueil inédit)

[1Cf. Arthur Rimbaud, Vagabond, in Les Illuminations.

[2Cf.Gipsy’s Jazz Revival, Chorda Trio, 33 tours, 1988.

[3«  […] Et là, ce fut enfin la claque. Le bassiste américain Bob Drewry proclama qu’ils voulaient, lui et le violoniste belge Yves Teicher, créer l’effet de surprise du festival. Et, alliant le geste à la parole, ils m’ont surpris à perdre haleine. Ému, frappé, brusqué, charmé, attriste, effrayé, bouleversé, émerveillé, etc. Surpris par ce violoneux aussi inattendu qu’inentendu qui prend son jazz à bras-le-corps sans jamais passer par ces poncives références qui vont de Grappelli à Lockwood en trébuchant sur Ponty. Surpris par ce contrebassiste solaire qui traite et maltraite son instrument pour le hisser à bout de bras jusqu’au lyrisme le plus pur, celui qui ne confond pas bavardage et éloquence. Surpris par un répertoire qui, d’Ellington à Jarrett, déroule une incandescence sans concession qui vous égrène à cru la palette entière des émotions. Surpris par ces musiciens qui à chaque note couchent leur peau sur la scène et viennent cogner leur âme à la vôtre. Bref, surpris d’être tint surpris… […] Moi et une poignée d’autres sommes restés cloués à nos sièges jusqu’au bout, et nous y serions sans doute encore si ces deux-là l’avaient voulu.  »

Guy Thys in Jazz in Time n°54 (Juillet-août 1994)

[4Avec Olivier Robin (batterie) et Salvatore La Rocca (contrebasse), Yves Teicher plays Charlie Parker, CD Intégral Classic, 2005.

[5Cf. Teicher plays Martini : Vagabunda, Laural production, 2011.

[6Cf. Teicher-Trenet, Air J Prod, 2008.

[8Soirée du 26 juin 2019 la Maison de la grève (lieu collectif d’expérimentation politique), à Rennes.

[9Deux soirées, les 16 et 17 octobre 2020, à la Station-Théâtre, La Mézière (35).

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