YAQCQC : « Y’A QUELQUE CHOSE QUI CLOCHE »

ou la sensation du refus révolutionnaire

paru dans lundimatin#328, le 28 février 2022

Le Groupe Grothendieck, dont nous publiions l’an dernier un « Avis aux chercheurs, professeurs et ingénieurs » constitué de dix thèses de critique radicale contre la techno-science, revient ici sur les « néo-mouvements » des dernières années (les Gilets Jaunes et surtout le mouvement contre le pass et les restrictions sanitaires). Malgré une prose parfois ardue qui emprunte à Temps Critiques ainsi qu’à G.Cesarano ou J.Camatte, la position est claire : participer de ces mouvements est la seule manière d’articuler le sentiment diffus que « Y’a quelque chose qui cloche » avec un refus plus radical de ce monde et des formes de luttes concrètes.

«  La notion de liberté a été énormément touchée parce que globalement on accepte une atteinte sous contrainte à nos corps. Pourtant, la gestion de mon corps, le choix de me soigner de telle ou telle manière, c’est ma première liberté. Fondamentale. Accepter une injection sous contrainte pour retrouver sa liberté, ça veut dire qu’on a perdu ce que signifie la liberté. La liberté, c’est pas de pouvoir aller au resto. »
Entendu chez une militante anti-pass à Grenoble, Décembre 2021.

« Y’a quelque chose qui cloche, vous voyez c’que j’veux dire, non ? ». Cette phrase entendue sur un rond point bardé de jaune fluo il y a quelques années de cela, nous la comprenons de mieux en mieux [1]. Sa portée politique, sa justesse dans l’intuition et en même temps son flou dans cette « chose » qui cloche provient d’un double processus historique : à la fois il y a une perte définitive de la « dialectique de classe ». L’antagonisme de classe traditionnelle entre d’un côté patrons et possédants et de l’autre prolétaires et exploités existe toujours mais n’est plus structurant historiquement donc socialement. Cet effacement est à mettre en lien avec un processus de particularisation des rapports sociaux depuis les années 60 en autant de subjectivités parcellaires, celles-ci étant en prise directe dans la survie quotidienne avec les forces obscures du capital. Le travail salarié n’étant plus essentiel à la reproduction du capital nous comprenons que la « classe des travailleurs » n’est plus une force historique. Ce nouveau rapport social des « corps-esprits » nus, dans la vie quotidienne en prise aux affres du capital, c’est-à-dire dans un antagonisme directe, sans médiation, entre ce qui vit en nous et l’exploitation généralisée qui nous tue, est en même temps une occasion de surgissement de nouvelles forces plus « volatiles » et « impulsives » mais dont la puissance, on l’a vu avec les Gilets Jaunes, peut se révéler après mûrissement, révolutionnaire. Ainsi mise à nu, malgré les couches d’aliénation et de mensonge accumulées et intériorisées, l’antagonisme n’est plus que sensible. On le ressent dans la chair avant toute conceptualisation en pensée ; on en ressort avec un vague à l’âme ; un vacillement existentiel dont la sagesse populaire nous dit que : « c’est la merde ! ».

Au-delà des mots, le « spectacle » (Debord) ayant rendu indicible toute vérité complète, ayant brisée toutes les formes de communauté révolutionnaire, ce sont en derniers recours, les « corps-esprits » particuliers, c’est-à-dire la conscience sensible, qui met les corps en branle et les esprits en colère, qui luttent ; des corps qui parlent et parlent… à notre place. Les dernières avancées de l’aliénation (algorithme, biométrie, obligation smartphonale ou vaccinale, zombification médiatique, envoûtement populiste et fantasmagorie post-moderne de type : « la Terre est plate ») enclenche, en réaction, à plus ou moins proche échéance, des coagulations inopinées des corps-esprits autour du dernier impératif de la survie : le refus catégorique. Nous montrerons qu’il n’est pas négligeable à qui souhaite la guerre déclarée à l’ordre existant, de suivre de près ces « néo-mouvements » qui, nous le pensons, ont de beaux jours devant eux.

La sensation du vacillement partout présente

Sensation de ne pas se sentir à sa place, d’être un étranger face à l’indifférence plébéienne. Repères qui vacillent face à un monde de plus en plus changeant et rapide à changer. Impression de vivre de jour en jour, un peu plus dans une dystopie orwellienne. Colère, colère énorme face à la bêtise désincarnée dans les bâtiments, les directives, les lois, les ordres sous-jacents, les écrans qui pullulent et nous retiennent à la vie. Solitude face à la foule sans âme et compacte qui produit/consomme/circule….et meurt.

Nous, vous qui lisez ces lignes, bien souvent (et de plus en plus souvent), nos pensées sans accroches, guidées par l’intuition des corps, se perdent et reviennent toujours à ce leitmotiv : il y a quelque chose qui cloche (YAQCQC) dans ce monde abject. Ce malaise, sorte de vague à l’âme politique est directement le produit de la contradiction fondamentale de l’organisation capitaliste du monde [2]. Contradiction invisible au premier abord mais provoquant de telles tensions maintenant existentielles, présentes comme une nappe de fond dans nos relations sociales, tellement fortes qu’elles en deviennent palpables : suicide, burn-out, fatigue, épuisement extrême de la nature et des hommes, colère sans cause, dépression, nihilisme... la liste est encore longue. Nous pressentons, sans avoir les mots, que nous avons affaire à un monstre caché et ubiquitaire, dont seuls les effets délétères surgissent en nous et nous submergent. Nous n’arrivons plus à lui donner un nom, nous n’arrivons même plus à l’entrevoir. Pour les plus éclairés de nos congénères, le mantra répété en boucle « c’est le système... » ou « c’est systémique » permet de conjurer le mal en pensée… mais il revient de plus belle ! En des formes diverses et opaques mais bien réelles, qui souvent étranglent nos corps, maltraitent nos esprits. Ce « malin », sorte de « mauvais génie » s’incarne de manière disparate bien que sa logique permet de le cerner : managers sur nos talons, cadences qui augmentent au travail, mais aussi anxiété par écrans interposés, dématérialisation des rapports humains, phantasmagorie complotiste et tous les coups que l’on prend sur la tête… Tout ceci ce n’est pas « le système » voyons, mais bien des actes, des processus, des directives, mues par une force, dictées par une logique propre, qui épuise nos corps-esprits.

On ne fait pas la guerre sans avoir une idée de l’ennemi et les experts « es-systèmique », sociologues ou militants, aux paroles creuses et slogans faciles, n’accompagnent les néo-mouvements que d’une mollesse flegmatique, un peu de loin, un peu moqueur, un peu désœuvré, un peu dégoûté, eux, ils peuvent en faire autrement. Leur manque de « repères historique » (où est la classe ? Où est le bon vieux prol ? Où est l’opprimé » ? Où est le sujet de la prochaine révolution ?) et une sérieuse lacune dans l’analyse politique et sociale, les font bouder le plus souvent ses agitations collectives des corps-esprits n’en pouvant plus, bien que ces militants comprennent que les forces sociales sont là. D’où leur grande détresse idéologique.

Deux militants avec leur drapeau et stikers, l’air blasé, laissent passer la manif : « Est-ce une jacquerie de la beaufitude, camarade ? Non camarade, sûrement une manif de complotistes pilotés par Trump ! ». Le social-missile « c’est complotiste » est envoyé assez vite, permettant à nos chères combattants à mégaphone…. de ne pas combattre et d’ainsi de ne pas se mêler à « l’impur ».

Aux rapports traditionnels de classe et à la lutte du même nom qui a été définitivement perdue – le travailleur étant remplacé par l’humain exploité, condition bassement terrienne de l’humanité actuelle – se dégage un rapport direct à l’exploitation. La classe, communauté humaine en lutte dans l’économie capitaliste, n’existe plus en tant que médiation entre l’humain et le capital, elle s’est complètement dissoute comme force sociale [3]. Ne restent que des monades politiques, individu sous forme de « corps-esprit » dont le capital s’empresse d’établir un lien direct, ou alors par une forme déguisée de médiation qu’est l’État [4]. C’est-à-dire que le rapport d’exploitation est intégré à la vie humaine, le citoyen démocratisé étant la condition moderne de l’exploitation. Celle-ci n’agit pas seulement dans le salariat, d’ailleurs la distinction entre le temps de la vie « publique » basée sur la mise en route des corps-esprits comme force de travail et le temps privé, temps de repos et de chôme où les corps sont sensés se reposer n’existe plus : le travail du clic, la capture des données, le télétravail, même les sports ou la capture de l’attention par l’écran sont des formes d’exploitations directes (mais des fois douces) des corps-esprits dans une société « capitalisée » c’est-à-dire où le rapport humain-capital est le rapport social prépondérant.

La contradiction du capitalisme sans médiation

Pollution, épuisement de la nature (et pas seulement de ses « ressources »), dégénérescences des corps perclus, crise de l’agir, absence de toute autonomie politique… l’exploitation généralisée de l’économie est le socle de nos vies sur Terre, de la vie en général. Elle est une donnée fondamentale de nos rapports sociaux. Une pression sociale dans ce milieu [5] où nous évoluons. Le rapport que nous entretenons à l’histoire n’est plus une volonté de l’agir humain de construire son monde mais le déroulement du processus capitaliste d’auto-accroissement par l’exploitation dans un milieu technique régulé au plus fin. La tension du rapport entre le capital et l’humain est de plus en plus puissante, elle révèle que la contradiction fondamentale entre un processus d’auto-engendrement d’abstractions réelles comme l’argent ou l’État, véhicule de mort, et les individus, processus matériel de la vie dans un monde vivant, est incompatible, antagoniste. Le processus capitaliste est en soi une tautologie qui doit tenir le plus loin possible la contradiction fondamentale qu’il engendre et accroît. Tout ce que le capitalisme touche, il le transforme en flux de données et de chiffres qui étouffe voire détruit l’objet premier de son accaparement : « une tonne de CO2 » N’EST PAS une tonne de CO2 mais un calcul complexe de valeur d’échange sur un marché émanant de processus complexes liés à l’exploitation. Cette marchandise n’est qu’une abstraction de la réalité complexe du monde. Or si la société agit et réagit en fonction de ces marchandises et principalement en fonction d’elles, elle oublie, détruit et remplace se qui existait antérieurement. Le rapport social capitaliste est aliéné et aliénant parce qu’il ne prend et ne garde des humains et du reste du monde que ce qui l’intéresse, or ce qui l’intéresse est de faire toujours plus d’argent avec de l’argent, fabriquer de l’abstraction réelle à partir d’abstraction réelle : l’élimination du monde concret et de la vie qui l’habite est in fine le processus essentiel du capitalisme. Il y a donc un antagonisme profond et externe entre le monde vivant et complexe et le processus capitaliste (entre la vie et le néant) et l’on comprend maintenant mieux, alors que le capitalisme est mondialisé, pourquoi s’est généralisé l’écocide et l’homicide à une telle démesure. Or plus l’exploitation se généralise, plus l’antagonisme devient le fait majeur de notre société et nos vies nues sont déchirées par ce « truc » qui cloche

Et qui cloche de plus en plus. Sans consciences, on a l’intuition amère que ces processus d’ampleurs, bétonnisation, capitalisation, digitalisation, massification des routines étatiques, artificialisation, qui nous dépassent dans un monde suractif «  ne vont pas dans la bonne direction  ». C’est l’ampleur et la teneur même de ce qui se transforme ici-bas mais dont les logiques internes nous sont cachées, qui nous offusque, nous révulse au plus profond de nos âmes [6].

Notre hypothèse principale soulève le fait que nos corps-esprits, véritable ancrage personnel dans le réel de l’existence, réagissent à ces attaques répétés du capital. Il y a un entre-deux, un mot à inventer même, entre une espèce de conscience proche du fait social avéré dans le fait que « c’est la merde » et une inconscience ou plutôt une conscience non poussée à terme pour le dire et le voir en son entier. Qu’est-ce que c’est que cette merde ? Mais nos corps malmenés et en réaction permanente comblent cette inconsistance de nos consciences par un sursaut de violence, en nous et hors de nous.

La multiplication des allergies ou des cancers sont de ces épiphénomènes caractéristiques de cette « somatisation » de l’antagonisme général. Il faut voir les signes manifestes autant dans le biologique, le climatique que le social. Car toutes les strates de l’existence sont bouleversées tellement l’antagonisme se tend. Les catastrophes qui continuent à faire les évènements principaux de l’histoire, au rythme halluciné des ouragans à répétition, des crises sanitaires, des cancers pandémiques, des intrants aux métaux lourds etc, parlent mieux qu’une démonstration théorique : Les faits sont là, sous nos yeux et nous restons bouche bée, « freezés », sans trop savoir d’où ça vient et où ça va, même si une certitude sombre nous accable et nous en souffrons. Cette souffrance n’est pas une introspection philosophique ou morale, elle est le fait brut, la résultante de véritable coups portés à nos existences et au monde qui le sous-tend.

Il faut bien comprendre que le capitalisme, processus autonome de fabrication de pouvoir social capable d’être accaparé et monopolisé, n’est ni logique ni bienfaisant. Sans plan, il est là et son essence n’est qu’une mortification du processus matériel et concret qu’est la vie. Aujourd’hui sans médiation dans l’antagonisme, les humains atomisés sont déchirés de l’intérieur : ce sont ces « corps-esprits », synthèse épurée à l’heure des relations « fluides », de l’individu-sans-communauté-humaine en partance dans les multiples réseaux. Et se sont ces mêmes corps-esprits, nouveaux prolétaires sans prolétariat, fruit synthétique du nouveau rapport intégré d’exploitation, qui résistent tant à leur dissolution totale (en pur corps séparé ? En pur esprit séparé ?)

C’est un lutte-limite dont l’enjeu est l’annihilation pure et simple de tout ce qui constitue l’humain, la fin réelle de l’histoire parce qu’elle concerne les processus ultimes de la vie humaine : la jonction dans l’individu moderne du corps et de l’esprit dans le processus d’humanisation [7].

Nouvelle conscience et refus catégorique

Il reste de l’intégrité chez l’humain. Assez pour sentir qu’il est impérieux de résister aux figures et directives du pouvoir produit par le capital. Ayant fréquenté les néo-mouvements, on y a pu tout de suite observer que c’est bien la colère qui met les corps-esprits en mouvement, dans ce que l’on pourrait appeler une communauté de lutte viscérale. Un colère ça n’a pas forcément de cause unique et ça n’a pas de but propre. Les néo-mouvements sont un dépassement des colères individuelles vers l’apparition d’une force historique à deux composantes : 1) un refus total et catégorique engendrant des actes souvent offensifs et violents contre des cibles symboliques de l’exploitation et il faut l’admettre 2) un certain type d’organisation politique formée de la « coagulation » des corps-esprits en colères. Organisation le plus souvent horizontale, initiée au départ dans l’action et par l’action et rejetant toutes les vieilles médiations de la démocratie moderne (syndicat, parti, élection, etc) [8].

La composante première de la force des néo-mouvements réside dans ce refus. Celui-ci n’est pas argumentatif, il ne se situe pas dans un acte de posture militante. Il prend sa source d’abord, d’un dégoût et dans une fatigue générale. Les néo-mouvements sont le mûrissement de ces dégoûts subjectifs en force objective.

Effectivement depuis la complète dissolution de la classe des travailleurs comme force historique (fin d’une « culture universaliste » sensée mener vers la révolution universelle et clôture du « programme révolutionnaire »), le processus d’acculturation capitaliste se révèle le plus fort et mène toujours plus loin le processus d’atomisation en « corps-esprit » comme monade universelle de la société capitalisée.

Le refus total et catégorique issue d’une conscience matérielle (« corporelle ») et subjective [9] est la plupart du temps un acte sporadique quand une condition personnelle rentre en résonance avec la profonde survie liée à l’exploitation généralisée. Il arrive de manière nette et tranchée après un « plan social » par exemple, quand des personnes se font virer et ne veulent plus aller chercher du travail tellement c’est avilissant et traumatisant. Ce refus fait désormais partie intégrante de la personne parce qu’on a touché aux limites de l’intégrité de l’être (et que l’exploitation la touche de plus en plus), dans une période historique où les dernières bases de la décence se forgent dans une l’éthique individuelle et une introspection qualitatif du corps-esprit esseulé [10]. Alors se met en branle ce dernier élan de survie en soi, qui rompt tout, qui pose les choses et permet une résistance « sans compromis » en tant que refusant. Les refusants et refusantes, restent souvent seuls et désœuvrés et trouvent le plus souvent des « solutions » inter-individuelles permettant de vivre en elles avec ce refus, de la manière la moins pénible. Gagner le chômage, aller aux Restos, trouver des solidarités inter-individuelles, « s’arranger » entre amis… et maintenant vivre sans pass dans une vie de plus en plus QRcodées… La personne s’arrange tant bien que mal mais son refus – qui est en réalité la crise en elle de l’allégeance au principe d’autorité [11]– perdure dans sa nouvelle vie amoindrie (mais ô combien plus intègre) et forge une « morale » de refusant [12].

Il arrive alors des moments historiques où les refus émergent et « débordent » des corps-esprits pour se lier par coagulation, agglutinement dans une communauté de lutte ou les nouveaux laisser pour compte, sans possibilité de fuite (la terre ça coûte chère) n’ont plus le choix s’ils veulent vivre plutôt que survivre. Pour l’heure il nous semble que ces « débordements » se produisent quand le « procès de domination » touche à un symbole du mode de vie des exploités : prix des pâtes ou du gazoil. Ces refus coagulés forment la base de cette communauté « viscérale » sans parole, ni idéologie au départ [13].

Nous disions que le refus est total et catégorique. Effectivement, contrairement aux mouvements sociaux depuis 1995, dont les refus étaient sinon inexistants ou tout du moins parcellaires et se rattachaient à un imaginaire corporatiste ou de désobéissance civile, les refus radicaux sont une rage sans phrase, nue, qui soulève l’entièreté de l’être et n’a aucune visée concrète. Ils sont un butoir où la conscience en négatif prend le relais des habitudes consciente de la vie quotidienne. Le « prix du gazole », « la vie chère », « la liberté » etc, sont les mots pauvres qui ne résumeront jamais la force qui se noue dans la lutte contre l’exploitation des corps-esprits… mais dont chaque refusant s’accommode au départ. Mais bien vite le voile idéologique se déchire dans les explosions de joie et de violence, quand tout est saccagé et qu’enfin les corps-esprits expriment ce refus total, qui devient dans le mouvement, une pure négation. Ce refus est intransigeant dans l’action, c’est un « tout ou rien  » qui est apposé contre les figures de la concentration intégrée du principe d’autorité qu’est l’État. Ce refus est un « présentisme » parce qu’il est une tabula rasa des institutions (médiations sociales) présentes et qu’il ne cherche pas à perdurer dans un machin (une machine ?) institutionnalisé. Il cherche à commuter dans autre chose, vers un ailleurs hors du temps séparé et des espaces de vie mortifères, tous deux sur-saturés par la capitalisation.

Leur portée universelle ne vient plus d’un programme révolutionnaire ou du fantasme d’une conscience unifiée dans une classe, mais justement de leur démesure dans la demande au Pouvoir. C’est la volonté de puissance ici, qui déboulonne réellement le pouvoir, car incapable d’assouvir la perte de l’être. Il n’y a que l’Autre révolutionnaire, préfiguré dans les amitiés, les liens, la créativité retrouvée et les épreuves difficiles passées collectivement, malgré les différences sociales qui ne valent plus que sur les papiers, qui étanchent cette béance dans l’être.

Les corps-esprits en mouvement se lient prioritairement par l’action, c’est-à-dire la mise en mouvement des corps. C’est assez logique à comprendre et il n’y a pas plus au départ. Ce refus mûrit en négation totale est acte de création, c’est-à-dire qu’il émerge quelque chose de positif des vies aliénées, cette fois reliées par les corps au diapason. «  C’est dans cette action collective que le mouvement fait l’expérience pratique d’un monde que tout à coup il ne semble plus subir, parce qu’il a commencé à en transformer certaines conditions (socialité, fraternité et solidarité, entraide), tout en permettant à chacun de se découvrir et se transformer dans le même mouvement, à travers cette action-là. » [14]

On pourrait parler d’une conscience collective ou en tout cas d’une conscience qui fait collectif. Des mots et des pratiques émergent par l’expérience in situ et le «  YQCQC » du début. S’expérimentent des réflexions sur notre commune misère et la conscience de la puissance acquise lors d’actions violentes ou de construction politique.

C’est à ce moment que l’action politique de militants conscientisés peut être utile au mouvement, et seulement ici. Une fois la conscience partagée, le système général du spectacle [15] a une accroche pour étendre son emprise. Des chausse-trappes de la pensée, qui stoppent l’élan révolutionnaire et que certains ont voulu dénommer « fausse conscience » peuvent à ce moment-là surgir. Et du discours des « 1 % fautifs » à la ritournelle du démocratisme éclairé (RIC, constituantes, référendum, élection et cela ad nauseum), en passant par le complotisme à la Bill Gates, seule la discussion argumentée sans manipulation, avec des militants non idéologisés – ou tout du moins des personnes ayant une analyse profonde des forces qui animent la société – peut parvenir à ce qu’il y ait le moins de bourrage de crâne possible. Ce dia-logue est une tentative (avec l’action) pour que ne s’établisse pas un point de fixation idéologique, qui ralentirait, voire tuerait le mouvement.

Il n’est pas aisé pour un mouvement de continuer sur sa lancée, c’est-à-dire de toujours essayer de dépasser les points de fixation tendus par le pouvoir ou le spectacle : contre-feux médiatique, arrangement avec les leaders auto-proclamés, cycles répression/anti-répression énergivores, etc. Une fois la conscience collective émergée, c’est une question de quelques semaines avant que le pouvoir en finisse avec l’élan. Il s’agit donc de mettre les bouchées doubles et d’aller vite en besogne. Sans jamais perdre de vu l’action effective, la pratique de la polémique, joute verbale, engueulade, discussion poussée, sur des sujets « chauds » et des points de désaccord… Tout cela peut permettre à des pratiques de pensée dialecticienne de se substituer à des demi-vérités et des lieux communs de la fausse conscience.

Coagulation des corps-esprits et néo-mouvements

« Fin du monde, fin du mois même combat. ». Au-delà de l’idéologie de la « convergence des luttes », ce slogan en forme de boutade est révélateur des forces sous-jacentes qui travaillent le néo-prolétariat [16]. La lutte collective n’est plus l’enjeu d’une classe, ou d’un corps de métier, d’une corporation ou d’une communauté d’intérêt. Elle émerge sporadiquement quand des évènements historiques exacerbent l’antagonisme capitaliste : le coût des taxes ou l’injonction vaccinale… peu importe, c’est l’épuisement doublé de la colère (l’épuisement provoque-t-il la colère ?) devant le « YAQCQC » qui coagule les corps-esprits dans un refus commun.

Dans la période hyper-moderne qui est la notre, les mouvements sociaux, moments historiques pré-révolutionnaires émergent quand à la fois les corps-esprits ont été trop « tendus » par la contradiction (et qu’il n’y a plus d’institution résorbante de la tension… plus d’intermédiaire entre le social et le politique) et qu’une condition objective vient donner-les-mots-pour-avancer-ensemble. Par exemple l’injustice ressentie après l’annonce d’une mesure gouvernementale (c’est le sentiment d’inégalité qui ressort à chaque fois), permet de pointer du doigt, de désigner la cible et donc permet de mettre des mots, même simple (« À bas Macron »), sur la tension historique. Sans mots, il n’y a pas de mise en mouvement possible. Le « YQCQC » est bien impuissant parce qu’il n’est que subjectif (il affecte les corps-esprit dans leur chair), et diffus, sans temps ni espace concret. Le sentiment d’injustice face à la « nouveauté » gouvernementale ou climatique (une grosse sécheresse admettons) permet de pointer du doigt, de visibiliser, d’incarner la domination. La coagulation des corps-esprits dans la lutte contre l’inégalitaire est en réalité le retour des luttes contre l’exploitation et il ne se fait qu’avec des mots. L’exploitation étant généralisée en tant qu’exploitation de la vie à toutes les échelles, il arrive aujourd’hui assez vite que la revendication contre l’inégalitaire laisse la place à l’expression entière de la négation. Le passage de la lutte au mouvement, de la dénonciation à l’action, s’amorce quand la compréhension collective dans la lutte grandit. Il y a temporairement dépassement des égoïsmes des corps-esprits dans une communauté de la colère. Les néo-mouvements ont beaux être originaux dans leurs pratiques, comme tous mouvements, ils sont ancrés historiquement. Leur puissance formelle est contenue en partie dans le déroulement historique passé. Par exemple, alors que le mouvement des Gilets Jaunes s’encombrait encore des vieilles rengaines syndicales de la « convergence des luttes », les mouvements anti-pass/anti-vaccins ne s’y attardent plus, parce qu’à l’historique se surajoute les conditions sans cesse plus poussées de la domination créant dans la tension, des actes nouveaux. Et le poids de l’ancien peut être des fois gênant, quand par exemple, des vieux syndicalistes viennent remettre du corporatisme là où n’y en avait plus et fixe le mouvement… qui meurt.

Nous parlons ici de « coagulations » pour exprimer métaphoriquement que ce sont des « petits grains » humains jamais tout à fait unis. Il n’y a, dans les néo-mouvements jamais homogénéisation de classe, ni homogénéisation dans la direction que prennent les refus (qui ressortent tous du refus catégorique), ce contre quoi ils s’expriment. Cette imprévisibilité des cibles autant que des groupes qui attaquent les cibles est sans doute un gage de non récupération politicarde (même si les tentatives ne sont pas rares : NPA pour les GJ et Les Patriotes pour les mouvements anti pass/vaccin) ; autant qu’une potentielle « réussite » dans la « culbute » révolutionnaire (la répression doit pouvoir apprendre avant d’agir efficacement et ne pas y perdre des hommes [17]). Le dépassement des corps-esprits dans la communauté des colères ne peut durer longtemps. Les dominations parcellaires « retendant » les individualités de la survie quotidienne dans d’autre direction (le crédit qu’il faut payer, le boulot qu’il faut reprendre, le pain à acquérir pour vivre, la prison, la justice, etc). Ces néo-mouvements sont donc sporadiques et impulsifs au départ. S’ils arrivent à atteindre une « transcroissance » (Temps Critiques) [18], c’est-à-dire une « sortie de corps » pour attaquer plus fondamentalement l’ordre existant (dépasser les revendications égalitaires) comme on a pu le voir avec les Gilets Jaunes, c’est que la dialectique de lutte s’est mise en branle plus rapidement que l’apprentissage de l’État répressif. De plus, il faut que la transcroissance lie dans un même mouvement, saut de pallier dans l’attaque et formulation politique de la communauté de lutte : celle-ci doit se donner des outils, des formes sociales nouvelles (de nouvelles institutions ?) du non-retour en arrière (qui signifierait décroissance) du mouvement. Or pour l’instant, ni les plateformes de luttes, ni « l’assembléisme » effréné ne sont parvenus au point où du pouvoir se dissolve de la domination (le rapport capitaliste s’effondre) : Les soviets de 1917 (et antérieurement à 1917) sont au départ, un prémisse d’institutionnalisation d’un rapport social nouveau, qui n’a pas pu aller jusqu’à son terme à cause de l’autoritarisme bolchevique et de la guerre civile.

Nous n’irons pas plus loin dans le déroulement des choses révolutionnaires, cela serait acte de futurologie. Mais il reste essentiel de marteler que c’est dans l’action radicale, du « tout ou rien » que se cultive aujourd’hui la force révolutionnaire.

Conclusion provisoire : l’action avant tout !

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Dépasser la condition du corps nu, en l’incluant dans un ensemble plus vaste appelé « mouvement », « communauté humaine » où bien d’autres formes à inventer, voilà la tâche la plus difficile à accomplir pour les combats en cours. À ce titre, le dernier mouvement social en France, celui contre le pass/vaccin n’est pas arrivé à sortir d’une explication individualisante du sentiment d’attaques au corps que la domination semble exercer. Et à ce titre, le peu de conflictualité avec les forces de l’ordre, lié au respect du principe d’autorité (manifestation déclarée, discussion avec les RG ou la police, aucune action de destruction d’ampleur, etc), n’a pas permis de ressentir (et donc d’imaginer et de conceptualiser) que l’attaque contre les corps pouvait prendre d’autres formes que les vaccins. La violence policière étant souvent, dans les mouvements sociaux, la source du déclenchement d’une conscience collective et une façon pour les esprits meurtris de prendre de la hauteur afin de relier leur cause aux coups de tonfa. Ce lien subite et quelques lectures appropriées est souvent le début d’une conscience collective en mouvement, que son propre élan aidé des individualités de chacun, peut faire progresser vers des moments révolutionnaires. Malheureusement, le mouvement anti-pass/vaccin tend à se scléroser dans le revendicatif parce qu’il n’a pas éprouvé collectivement la domination. D’autant plus que le pouvoir essaie par tous les moyens de diluer la coagulation en balançant des contre-feux médiatique, en individualisant les parcours de vie et en créant une figure du bouc-émissaire que les uns se complaisent à revêtir en se disant « anti-vax » et les autres à vilipender, créant ainsi une fracture de surface en deux camps dont le pouvoir prend soin de ne plus dominer pareillement (bâton ou carotte suivant le côté) [19]. Sans compter sur le fait de l’indignation égalitaire, reprise en cœur par les populistes de gauche et surtout de droite, jouant les « outsiders » tout en continuant à se servir du mouvement comme « poids politique » (9 millions de non-vaccinés) avant les élections présidentielles.

La faiblesse des néo-mouvements à dépasser le stade du corps en mouvement est paradoxalement, ce qui a fait leur force au départ. Les mots et concepts pour expliquer le « mal ambiant » manque terriblement et les vautours tournent en cercles rapprochés autour des refusants coalisés sans trop comprendre comment les aborder. Que ça soit la récupération troskyste ou la gangrène extrême-droitière (le tout enrobé dans une fantasmagorie du complot-vérité), il y a réellement besoin de mots et de livres [20] ainsi que de discussions à bâtons rompus pour affermir les bases de la conscience. Mais ne vous méprenez pas, nous ne souhaitons pas que cela soit dicté par des techniques de management militant avec tour de paroles et signes distinctifs (gigoter les mains au ciel etc.) que des militants balanceraient du haut de leur « pédagogie » sur une foule vue comme ignare [21]. Nous ne préconisons pas non plus de s’enfermer dans des débats stériles et des AG à rallonges pour « essayer de se définir » en Assemblée des assemblées [22]. C’est seulement autour des liens sociaux forts, acquis dans la lutte, que des débats et chamailleries prolifiques en pensée et en pensée-en-acte peuvent acquérir, dans la nuance, une porté du dépassement. Vouloir proposer une forme prédéfinie d’organisation, souvent issue de mouvements de désobéissance civile, c’est déjà ralentir et fixer le mouvement sans en comprendre sa nature.

« Un brasero vaut un bon micro » disait une Gilet Jaune lors d’une discussion dans un baraquement en palette près d’un feu rouge d’une zone industrielle à Saint Martin D’Hères (38). Nous préférons la fraternité du feu à la froidure du respectable militantisme s’immisçant à pas feutrés sous les auspices d’un démocratisme obligatoire. Nous avons affaire ici, vous le reconnaissez sous des jours nouveaux, au bureaucratisme forcémment autoritaire et à ses commissaires de la bonne pratique qui, sous couvert de défendre la cause, avancent leur cause, leurs intérêts, lorsque le lien des corps-esprits en action se perd dans des faiblesses idéologiques.

Contre l’idéologie, seule l’action collective permet de dévoiler l’antagonisme profond entre les corps qui crient et le capital-pouvoir sous toutes ses formes ! L’antagonisme, la tension qui frappe et malmène les corps, permet d’éviter la fixation de l’idéologie qui n’est qu’une pensée qui a créée son monde radicalement hors de portée de la sensibilité. L’acte dans la lutte coupe court à tout méli-mélo de la pensée et recentre sur l’essentiel. Sans tomber dans « l’activisme » et ses rendements et quota de lutte comme chez les boutiques « Extinction Rebellion », « Friday for future », la part matérielle de la lutte, celle qui fait vivre et retourner des voitures, distribuer des tracts et monter des cabanes permet, en plus de l’effectivité du geste, de se servir de la matérialité du monde pour la retourner contre ses plus viles forces. L’expérience et l’expérimentation collective dans la lutte crées un blocus commun très fort, endiguant, par la concordances des blessures et la conscience émergente, du moins pour un temps, l’empreinte du désespoir-fait-mots et ses plus fières zélateurs révolutionnaires.

La séquence révolutionnaire des corps-esprits en mouvement ne fait que démarrer. Ces 3 dernières années ont été prolifiques en combativité et inventivité. Nous souhaitons accompagner ces mouvements dans leurs sursauts brutaux sans pour autant les définir et les prévenir. La tension qui les anime est une force révolutionnaire non idéologisée et très difficilement « idéologisable ». Son essence se situant avant tout au plus concret de l’expérience humaine du corps-esprit comme barrière au monde, à ce monde. Ce corps collectif, qui est un corps souffrant et enragé, cancéreux et en sursis, ne peut être maté temporairement que par la coercition généralisée de l’État et par la mise au point de technique, douce ou brutale selon les conditions historiques, d’adhésion sans faille à la sous-vie généralisée.

Le sauf-conduit universel, aménagé pour un temps en « pass » (« sanitaire » ou « vaccinale » peu importe son nom), bientôt présent à chaque intersection de la vie quotidienne [23], version obligatoire et paternaliste de l’injonction du pouvoir-capital en temps de crise de l’autorité, n’est qu’un pis-aller car il ne peut affaiblir la tension de l’antagonisme principal en chaque corps. Partout, du sommet de l’État aux trusts mondiaux, se posera la redoutable question : comment gérer cette vitalité si encombrante et menaçante là où l’illusion a déçu et la force s’est défaite ? On ne peut résoudre un antagonisme de cette nature et de cette force avec de vulgaires instruments de la domination même.

Le pouvoir, qui est une ascendance matérielle sur les humains par le capital, dirigé et acquit par d’autres humains, aujourd’hui concrétisé par les deux années de « crise sanitaire » autoritaire, ne peut résoudre tout seul cette contradiction. Il lui faut des « échappements » pour « étaler la vague » et diluer la tension. Le capitalisme durable, l’hyper-fictivisation du capital, l’extrême-droitisation politicienne et les politiques techno-autoritaires sont des stratégies défensives d’échappements. Cela ne marchera qu’un moment, vous le savez autant que nous. Nous ne sommes donc pas trop pessimiste pour les temps futurs. Alors, à quand les prochains sursauts des corps-esprits coalisés ?

Groupe Grothendieck, Grenoble, février 2022.

[1Dans le texte et sans précision de notre part, nous parlons du mouvement des Gilets Jaunes, celui qui anima le temps social d’octobre 2018 à mars 2019. Puis le mouvement prit une dynamique descendante et il n’y a aujourd’hui plus de mouvement, bien que de nombreux collectifs Gilets Jaunes perdurent en étant notamment très actifs dans le mouvement contre le pass/vaccin. Nous pensons que ces collectifs, en acceptant le principe d’autorité, ont vu un entrisme fort débarquer. Ce qui a permis de les normaliser comme une nouvelle force politique (et non plus sociale) dans la gamme des produits militants au côté des syndicats, des groupes affinitaires et des partis politiques. « Gilets jaunes » est maintenant une identité de lutte avec ses codes, ses prérogatives, ses fonctionnements, tous cela bien encadré par le principe d’autorité cher à notre démocratie capitaliste. Il n’y a donc plus de force révolutionnaire dans ces groupes, tout au plus (et c’est déjà pas si mal), une force d’appui utilisée par d’autres groupes politiques de manière consciente ou pas, pour soutenir en nombres, expériences et stratégies politiques une lutte en cours. Mais tout n’est pas fini…

[2La contradiction fondamentale du capitalisme qui jusque dans les années 70 s’exprimait par cette formule : « le travail contre le capital » (contradiction interne) et devenu plus fondamental aujourd’hui et s’est externalisée. Par un bout ou un autre qu’ont le prend, le capitalisme est au final la puissance organisationnelle du monde présent via l’argent et la technologie. Le capital est le pouvoir dans une société organisée « capitalistiquement ». Il est la force structurant la société qui a permis d’ériger la recherche du profit au centre de tout. Il se caractérise par sa contradiction profonde envers l’humain et la nature (capital/homme). C’est qu’en tant que processus visant à s’accaparer toutes les activités humaines en vue de les marchandiser et d’en faire de l’argent, il est un système mortifère. Or le capital étant un rapport social, un rapport social aliéné, il a besoin des humains (et de son monde) pour se perpétuer. D’où une contradiction fondamentale, qui ne peut être résorbée dans des rapports plus poussés parce qu’elle touche à la notion même de rapport social.

[3Nous ne pouvons plus parler de classe politique en tant que force historique. Nous parlons de « stratification de classe » ou de « classe sociale » en tant que catégorie formelle de la sociologie. En effet, dépolitisé à l’extrême, ce terme de « classe » permet à la pensée scientifique des « experts en social » d’avoir un outil puissant pour d’écrire des groupes en fonction de critères socio-économiques et non pas en terme de rapport de force et de contradictions matérialisées. C’est de cette manière qu’il faut comprendre le nouveau vocable militant de « classiste », comme sens de la classe objectivité scientifique, visant à catégoriser les groupes humains en vertu d’une échelle de privilège. Cette vision quantificatrice et verticale permet d’analyser les phénomènes sociaux en tant que « rapport de domination » mais plus en tant que force historique. Il ne peut y avoir de conscience « classiste », ni de lutte « classiste », l’échelle de valeur a remplacé la dialectique.

[4L’État à l’aune de l’organisation sociale par la technologie et la globalisation est devenu un « État-réseau » (voir la formulation dans Temps Critiques, N°20 « Autour des nouvelles formes de l’État »). Il n’est plus ce que l’on pourrait appeler une « institution », c’est-à-dire une forme socialisée du rapport entre l’individu et la communauté permettant échange, même subordonné. L’État est avant tout une forme concentrée du pouvoir ayant acquit l’autorité sur une population au niveau interne. Au niveau externe, il est une structure géopolitique parmi d’autres (trusts, GAFAM, structures supra-étatique comme l’OMS) jouant de jeu de force et d’influence via ses différents rets. Ce pouvoir est in fine la capacité d’accumuler et de distribuer du capital sous toutes ses formes (concurrence avec les géant GAFAM) et ce, d’une nouvelle manière : décentralisée et horizontale. L’État-réseau entretien avec ses sujets un rapport « autoritaire » devenu particulier grâce aux outils numériques (smartphones, fichiers d’État, pass sanitaire et bientôt, « portefeuille d’identité numérique »). On comprend alors que si l’État se « fluidifie » en de multiple ramifications entrepreneuriales, l’aspect incluant devient minoritaire, on ne peut plus parler d’institution mais de « technostructure ».

[5Nous pensons que le milieu de vie est devenu l’environnement technifié et artificiel. Celui-ci a remplacé le monde comme espace d’épanouissement de la vie humaine et d’expérimentation de sa liberté. Le monde en tant que lien vivant avec les vivants est remplacé par un milieu technique, sorte de coque qui nous empêche d’éprouver le monde (Ellul). Ce milieu est la matérialisation de la logique capitaliste en béton, verre, plastique, écrans et réseaux techniques. En ce sens, nous rejoignons les analyses de Jean-Marc Royer sur le fait que le capital à l’âge de la troisième révolution industrielle (atome, bit, électron, information) est une « guerre au vivant » sans merci, relevant d’une rupture anthropologique majeure dans le processus d’humanisation de l’homme. La pub du gadget Pavlok (pavlok.com), sorte de bracelet électricfié, parle de « dressage de l’humain ». On ne saurait mieux dire.

[6Ni voyez aucun romantisme ou religiosité. Ici « âme » est prit au sens stricte de « anima », se qui nous anime.

[7Et l’on comprend mieux en quoi la doctrine transhumaniste est la fille du capital à l’aune de la toute puissance machinale. Le coût du travail d’une machine-humaine serait directement annexé à son coût de « fabrication » et non plus à un rapport de force social entre exploitants et exploités permettant le négoce du salaire. À un niveau supérieur, le transhumanisme, idéologie matérialisée de la capitalisation de l’humain, est un tournant historique, parce qu’il est une force de disjonction du corps et de l’esprit de l’individu moderne. La dissolution de ce lien par la technologie qui ne peux que relier mais en tant que séparé. De plus le processus de capitalisation est une réification. S’il concerne les corps-esprits, il créera « l’objet corps » et « l’objet esprits », sous forme de marchandises technifiées à l’extrême. Bien sûr les technologies étant modulaires, les objets-corps et les objets-esprits pourront s’assembler. On peut déjà voir cette tendance apparaître dans la biologification de l’existence, sa réification par la science depuis le début de la pandémie de COVID-19 : personne vu comme « cas-contact », injection de vaccins sous forme de « matériel génétique », courbes, charges virales, personne se voyant comme « corps sain » ou « corps malade ». Il y a véritablement un amenuisement de la vie pleine et entière par la mathématique.

[8Il serait intéressant d’essayer de lier historiquement ces nouvelles formes d’organisations (rond-points occupés avec « AG », émergeant chez des personnes n’ayant aucune culture politique) avec des anciennes formes d’organisation de type « conseil » ou « soviet » dont celles-ci nous semble émerger dans un « bain historique » où la conscience de classe ou tout au moins la conscience du refus existait.

[9Le refus est un acte catégorique de résistance face à un danger imminent. La force sociale du refus des néo-mouvements émerge d’un acte de survie individuel, d’un « ça suffit », quand les corps usés et « burnoutés » disent à l’âme qu’il y a quelque chose qui cloche et que « ça sent pas bon. », mettant alors tout l’être en action. Ce moment de fusion profonde entre le corps et la conscience ne peut être qu’un acte négatif pour l’instant (mais quel acte !), parce qu’il est la manifestation de l’antagonisme irréconciliable entre la matérialité de la condition humaine et le processus « d’abstractisation » du capital sur sa proie.

[10Les préoccupations sur la santé et les libertés individuelles sont la conséquence de la tension grandissante issue de l’attaque du capital sur les dernières barrières de l’intégrité humaine. Même si il n’y a pas forcément d’invariant naturel de l’intégrité, il en existe des culturels dont les principaux sont ceci : le respect de la vie privée, le respect des corps et le respect de la liberté de mouvement ainsi qu’une forme de décence à être autre chose qu’un animal ou une machine, c’est-à-dire à se construire comme dépassement du biologique et du physique. Ces « invariants » forment ce que Georges Orwell nomme la « commune décence ».

[11L’autorité au sens politique, n’est que la puissance sociale des humains transférée dans l’institution. Le principe d’autorité est la force sociale qui permet aux États de perdurer dans la durée. Elle est une délégation de l’agir humain, un accord tacite d’acceptation d’un certain mode de fonctionnement donnant pouvoir aux structures sociales sur les sujets humains. Le principe d’autorité n’est ni un droit, ni un acquit social, il est le principe fondateur des démocraties du XXe encrant le citoyen dans le civisme. Le principe d’autorité est le cadre où s’exerce le pouvoir étatique via les lois, les injonctions et les formes directes ou indirectes de modelages sociales.

[12Le mouvement anti-pass/vaccin est majoritairement un mouvement de refusants, personnes qui refuse de travailler, d’aller consommer ou de respecter les injonctions de la polis. Ne pas confondre les mouvements des refusants avec les mouvements de fuites collectives à la campagne de la petite bourgeoisie d’hier et d’aujourd’hui.

[13Nous aimons bien cet adjectif « viscéral » parce qu’il faut comprendre que le refus n’est jamais théorisé au départ. Il ne vient ni d’une conscience objectivée, surplombant l’histoire, ni d’une conscience subjective de la domination vécue. Il n’y a tout simplement plus de conscience de la domination. L’expression du « YAQCQC  » dans le refus catégorique est bien le signe qu’il n’y a plus les mots pour dire ce que les corps-esprits vivent, donc pas de conscience consciente. C’est un « sentiment » qui émerge, ou une volonté viscérale, un « je ne sais quoi  » dont l’encrage est très profond en nous.

[14Temps Critiques, « Gilets Jaunes : sur la ligne de crête », Supplément #6 au n°19, Mars 2019.

[15« Il s’ensuit que le mouvement est souvent guetté par la recherche du bouc-émissaire ou par les thèses complotistes d’autant que les réseaux sociaux cultivent facilement l’entre-soi et particulièrement Facebook qui est leur relai le plus utilisé.  » T.C, ibidem

[16Nous insistions dans une version non publiée du texte sur le fait que plus l’exploitation se généralise, plus le groupe des « exploités » augmentent, pour embrasser une grande partie des classes sociales. Dans l’hypothèse de ce texte le mot « prolétariat » retrouve sa définition d’origine, de corps n’ayant qu’eux-mêmes pour survivre, de corps nus produisant du travail et du corps nouveau (la reproduction du processus capitaliste épouse la reproduction humaine et cela de plus en plus finement. C’est peut-être ça le transhumanisme ?).

[17C.f les premières manifestations des GJ à Paris où l’Arc de Triomphe a été prise sans trop de difficulté et où une combativité inouïe se dégageait des cortèges. La police appris à les maîtriser, dans les semaines suivantes, avec des techniques nouvelles, du renfort humain et matériel et des vrais tactiques d’occupation.

[18Cela ne nous fait pas particulièrement plaisir d’utiliser encore un nouveau concept mais il faut reconnaître que le terme de « transcroissance » rend bien compte métaphoriquement d’une croissance hors du corps, de l’élan révolutionnaire. Il est a rapprocher de l’expression « dépassement des contradictions internes dans la lutte  ». Nous avons trouvé son occurrence dans Temps Critique «  Les manifestations contre le passe sanitaire : un non-mouvement ? », Interventions, Août 2021, n°8.

Cette « transcroissance » est un palier nécessaire pour qu’un mouvement devienne réellement une force historique. Pour ce qui nous intéresse des néo-mouvements, on pourrait en rendre compte en disant que c’est un moment de la lutte où la force du refus catégorique se change en négation pure dans la lutte. La négation est à la fois une destruction en cours et une création d’un ailleurs qui deviendra peut-être historique. La négation ouvre sur la potentialité révolutionnaire alors que le refus n’est qu’une conséquence primitive d’une exacerbation profonde de la tension capitaliste, il ne provoque que changement interne. Ce processus de dépassement demande des conditions spécifiques qu’il n’est pas permit de déceler dans n’importe quel mouvement. Pour nous, il ne peut arriver que si il y a remise en cause du principe d’autorité. C’est-à-dire, pour prendre un exemple concret avec le mouvement des Gilets Jaunes : il y avait comme un consensus pour ne pas déclarer les manifs et pour exclure les partis politiques des formes d’organisations démocratiques (ré)inventées pour l’occasion. Nous ne savons si le non respect du principe d’autorité est une condition suffisante. On peut seulement remarquer que les manifs anti-pass/vaccin le respecte dans la plupart des villes. Peut-être un apprentissage face à la haute répression macroniste sur le peuple ?

[19« Le non-vaccinés : la fabrique d’un nouveau bouc-émissaire  », La Nouvelle vague, n°3, janvier 2022, Grenoble.

[20L’image vidéo montre. Le discours de l’image n’explique que l’image et donc n’explique rien. Seuls les textes imprimés et la lecture profonde sont à même d’expliquer la complexité des forces qui animent la société.

[21On a put voir ce genre de pratique se développer lors des mouvements d’occupation des places, où, en forçant un peu le trait, les petits bourgeois apprenaient aux prolos et laisser pour compte à acquérir une civilité, certes différente de celle de l’Éducation Nationale, mais qui avait la même fonction : ne pas faire sortir la violence pour ne pas faire émerger les contradictions profondes. Le but de ces assemblées et de la plupart des assemblées en général est de focaliser le mouvement en cours sur la construction d’organes de direction quand nous pensons que c’est mettre la charrue avant les bœufs et que la négation doit au maximum se passer dans un premier temps de petits chefs et de commissions. Nous parlerons de « proposition » et de « mandat » plus tard, quand le mouvement dépassera le stade de la colère pure et mettra les mots (une conscience) sur la domination.

[22Si le mouvement tombe dans le piège du « manque d’identité », s’en est finit. Car définir se fait toujours par rapport à une norme et bien évidemment la commune norme correspond à la non-luttance de la population, c’est-à-dire à la figure du « citoyen-propre ». Or ce qui se trame dans un mouvement en cours est proprement indéfinissable avec les mots du pouvoir et c’est dans son indétermination ouvrant sur des « ailleurs » (en mots et en actes), que réside toute la force révolutionnaire. Là est encore un autre point de fixation

[23Voyez par exemple le futur « portefeuille d’identité numérique » conceptualisé par Thalès et plébiscité par l’UE. (Celia Izoard, «  bientôt le « portefeuille d’identité numérique », un cauchemar totalitaire  » 07/12/2021, Reporterre.

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