Xu Zhiyong : « Lettre ouverte pour la démission de Xi Jinping »

Wuhan : Etat d’urgence épidémique [3/4]

paru dans lundimatin#232, le 4 mars 2020

Dans ce texte à la fois parodique et sincère, Xu Zhiyong revient sur la conduite de Xi Jinping ces dernières années, se moque de son peu de charisme, de ses tendances autoritaires et de sa bêtise, en s’adressant directement à lui à la deuxième personne. En mandarin, il est rédigé dans un style qui emprunte à la fois au langage classique et au langage familier, avec de nombreuses références politiques. Toutes les notes ont été ajoutées. Le texte étant assez long, certains paragraphes (qui listaient notamment des exemples ou développaient certains points) ne sont pas traduits, mais sont signalés par des crochets. Merci aux personnes qui ont aidé pour la relecture et laissé leurs commentaires.

A propos de l’auteur :

Né en 1973 et originaire du Henan, Xu Zhiyong est juriste, et ancien Maître de Conférences à Pékin ; il a milité pour le respect des droits des travailleurs migrants, la scolarisation inconditionnelle de leurs enfants et le respect de leurs droits, ainsi que la transparence des comptes publics et la révision de la constitution. Il avait fondé pour cela un groupe en 2003, puis un centre d’aide juridique en 2009 (ensuite fermé par les autorités), il avait organisé et participé à plusieurs réunions, pétitions et rassemblements. Il est l’un des membres fondateurs du mouvement des « nouveaux citoyens ». Ses activités lui ont valu d’être arrêté plusieurs fois et emprisonné de janvier 2014 à 2018 pour « rassemblement de personnes visant à troubler l’ordre public ».

En décembre 2019, il aurait participé à une réunion avec une vingtaine d’avocats et militants à Xiamen (province du Fujian). Depuis, la plupart des participants à cette réunion avaient été arrêtés et il était lui-même en fuite, période pendant laquelle il a écrit cette lettre, publiée en ligne le 4 février [1]. Il a finalement été arrêté le 15 février dernier, ainsi que plusieurs de ses proches [2].

A propos de l’illustration :« les films et images de Winnie l’Ourson bannies en Chine suite à des comparaisons avec Xi Jinping » .

Lettre ouverte pour la démission de Xi Jinping

« Il y a sept ans, je t’avais déjà écrit une lettre ouverte, en espérant que tu puisses mener le pays vers une constitution démocratique [3]. Je ne faisais qu’exprimer là l’espoir de tout le peuple. Alors tu m’as jeté en prison, quatre années durant. A présent, tes acolytes me cherchent partout, pour m’emprisonner une fois de plus [à l’heure où il a écrit ce texte, les autorités ne l’avaient pas encore trouvé]. Mais j’ai un bon cœur et de bonnes intentions, envers tout le monde. Je ne pense que tu sois foncièrement méchant, tu n’es simplement pas très intelligent. Alors je t’écris une fois de plus, pour te remettre la demande de la part du peuple : Monsieur Xi Jinping, il est l’heure de laisser ta place.

Tu n’as rien d’un grand politique (zhengzhi jia) [4]

Les politiques eux, ont des idées, ou a minima, suivent une certaine direction. Deng Xiaoping avait développé une idéologie « pragmatique », dont on retient la phrase « il n’importe pas que le chat soit blanc ou noir, pourvu qu’il attrape des souris » ; il est ensuite resté dans les mémoires pour son initiation d’une période de « réformes et d’ouverture ». Puis Jiang Zeming avait eu, lui, l’idée de « renouvellement de représentation » du Parti [5], et d’encourager la population à « travailler et faire de l’argent ». Hu Jintao avait ensuite développé le concept de « société harmonieuse », il avait employé l’expression « bu zheteng » (n’allez pas chercher des problèmes inutilement) [6]. [On peut donc donner les grands traits de leur pensée politique et des plans qu’ils ont mis en œuvre]. Mais toi, en quoi consiste exactement ta « pensée » ?

Le « rêve chinois » ? A part essayer de plagier les Etats-Unis [« le rêve américain »], je ne vois pas exactement quel en est le contenu. Le « renouveau national » ? De quelle dynastie tires-tu ton modèle ? Ta politique totalitaire a complètement tordu le marché, et l’économie se détériore de jour en jour… Où exactement est-ce que tu vois un « renouveau » ? La « belle Chine », dis-tu ? Tu te préoccupes seulement de l’image extérieure du pays, mais as-tu même prêté l’oreille aux demandes du peuple concernant la justice, la liberté, et le bonheur ? Tu développes des théories sur les « quatre confiances » [7], les « huit clarifications » [8], ou encore les « quatorze points » [9], bref tu inventes toutes sortes de terminologies et d’expressions tout à fait incompréhensibles.

Vers quelle direction mènes-tu le pays ? Toi-même, le sais-tu ? D’un côté tu cries à « l’ouverture » et aux « réformes », et de l’autre tu rappelles à la vie le spectre marxiste-léniniste. D’un côté, tu parles de modernisation politique, et de l’autre tu parles de renforcer le pouvoir du dirigeant du Parti Unique. D’un côté enfin, tu tentes de rassurer les entreprises privées, et de l’autre tu renforces les grosses entreprises nationalisées. Des institutions et lois démocratiques, ou la dictature d’un seul ? Une économie de marché, ou une économie planifiée ? Modernisation, ou retour à la « révolution culturelle » ? Trente années de politique sévère de « lutte des classes », suivies de trente années de réformes et d’ouvertures, et tu espères pouvoir mettre en place les deux en même temps, sans y voir de contradiction… Ce n’est pas simplement moi qui ne comprends pas, ni même simplement les autres qui ne comprennent pas ; je crois qu’au fond, il n’y a purement rien à y comprendre.

La détermination des vrais politiques est sans failles, ils ne reculent pas. Malgré les hauts et les bas, Deng Xiaoping a continué à mener sa politique jusqu’au bout. Pendant son discours en 1992 au sud du pays, il avait dit que ceux qui s’opposeraient à ses réformes [et refusaient de le suivre], à toutes les échelles, devraient démissionner.

Jusqu’ici, beaucoup tentaient encore de se convaincre qu’ils étaient gouvernés par un homme fort, mais là, tu as réussi à leur faire perdre tout espoir. Te voici qui tangue à gauche, puis qui tangue à droite, sans tenir la barre et sans constance. Tu vois que Poutine annexe la Crimée, alors toi aussi, tu vas tenter ta chance du côté de la Mer du Sud. Mais tu restes indécis, finalement tu te demandes s’il n’est pas suffisant de faire transformer un îlot en base aérienne [pour le revendiquer] [10]. Tu réfléchis à la question des îles Diaoyu [Senkaku] pendant un an, mais devant la fermeté de la coalition nippo-américaine, tu abandonnes. Tu décides de prendre du terrain à la frontière indienne [11] mais à peine le Premier Ministre indien lève-t-il la voix, que tu cèdes à la panique et que tu te retires.

Tu n’es pas Poutine, tu n’es pas Modi, encore moins Trump. Certes tu aimes bien la Révolution Culturelle, mais sans être vraiment « de gauche ». Tu penches vers le nationalisme, sans être un grand guerrier. De toutes les tendances politiques, finalement tu n’appartiens à aucune. Tu aimerais bien revenir au temps de la Révolution Culturelle, mais si tu t’y hasardes, et que tu rencontres un mur, alors tu fais demi-tour. Tu nous assènes tes grands discours sur la « confiance », tu joues à l’homme confiant et fort [12], mais au fond, il n’en est rien. Il y a une vidéo qui circule, dans laquelle tu as les mains dans les poches ; soudain tu vois que Trump te regarde, alors tu te dépêches de les sortir. Comment peut-il se trouver un dirigeant aussi peu sûr de lui pour une « grande puissance » comme la Chine ?

Les politiques ont un plan d’action, une stratégie en tête. Tu as inventé l’expression « wangyi » [qui désigne un délit qui s’applique aux personnes accusées de « désobéir aux règles et dire du mal du Parti dans son dos »], afin que si des membres du Parti critiquent quelque chose, ils se retrouvent accusés de corruption dans les gros titres des médias [et se retrouvent en prison]. De nombreux intellectuels et les élites progressistes espéraient une constitution démocratique, et espéraient pouvoir œuvrer à sa réalisation concrète [13]. A l’époque de l’administration Hu-Wen [Hu Jintao et Wen Jiabao, 2003-2012], il y avait encore de l’espace pour eux ; l’intellectuel Yu Jianrong [14] était leur conseiller, il œuvrait à l’intérieur du système. Mais à tes yeux, toute personne ayant des ambitions démocratiques est une personne dangereuse, « à double face » [expression désignant les opposants accusés d’anti-communisme, selon le vocable officiel ; ce terme est associé à un délit répréhensible]. Pour toi, non seulement sont-ils des éléments résolument inutiles, mais encore faut-il les supprimer.

Combien de personnes te sont véritablement loyales ? Combien de personnes te soutiennent réellement ? [...] Si tu suis le courant, et si tu gouvernes le pays avec de bonnes méthodes, alors les gens te suivront [15]. Mais si tu es un chef aussi incapable et perdu, pourquoi les gens accepteraient-ils d’aller s’enterrer avec toi [16] ?

De tous lieux, les politiques choisiraient, pour les entourer, ceux qu’ils considèrent être les meilleurs [les plus compétents ou les plus talentueux]. Deng Xiaoping s’est fait accompagné de Hu Jintao et l’a promu ; il ne choisissait pas ses compagnons de boisson pour en faire ses cadres et ses conseillers... En dépit des divergences entre Jiang Zemin et son vice-président de l’époque, leur administration avait pu travailler en bons termes. Mais toi, en dehors des vieux amis que tu as placés aux postes clés, tu n’as personne. Tu te sens bien seulement quand tu es entouré de ces frères « de viande et de vin » [17].

Mais choisir son entourage politique parmi ses proches, sans s’intéresser à ceux qui auraient de meilleures qualités, n’est-ce pas là une mentalité de gang mafieux [que Xi Jinping s’emploie par ailleurs à critiquer] ? Si ceux d’en haut se comportent ainsi et si les cercles officiels dégagent une odeur aussi pestilentielle, où est alors le modèle ? Sert-il encore d’incriminer les autres ? Le pays est-il donc vide de toute intelligence ? Wang Huning [idéologue du PCC depuis l’époque de Jiang Zemin] a vu son talent s’épuiser ; auprès de dirigeants à l’esprit si étroit, les personnes les plus talentueuses ne peuvent s’épanouir.

Les politiques sauraient, normalement, comment gouverner un pays : ils se concentreraient sur les choses qu’ils considèrent essentielles et délègueraient ce qui est plus anecdotique. Deng Xiaoping par exemple était un grand stratège, d’une grande dextérité aux jeux de carte, et de même d’une excellente habileté à gérer les grandes affaires. Et toi, tu présides des dizaines de groupes de gestion [au lieu de laisser cela à d’autres], tu te saisis de toutes choses, importantes et triviales, allant de tes ambitions de superpuissance de foot [18] aux campagnes de construction de toilettes, dans un énorme mélange…

Plongé dans des montagnes de documents et des océans de réunions en tous genres, comment peux-tu prendre le temps d’avoir une vue globale pour diriger le pays ? Te voilà travaillant à l’économie et aux finances, mais n’est-ce pas là la responsabilité du premier ministre, normalement ? Est-ce que tu es bon en économie, toi ? Si tu ne l’es pas, alors tu devrais laisser s’en occuper des experts, c’est là la base de toute gestion politique.

Les politiques, lorsqu’ils prennent des décisions, tenteraient d’être pragmatiques, et jugeraient de ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Mais toi, avec tes énormes projets, comme la nouvelle région de Xiong An [« cité du futur », dans la province du Hebei], le projet de la « Nouvelle Route de la Soie », ou encore le Grand Plan d’Aide aux Pauvres [Jingzhun fupin, 2013]… que tu puisses ou non les réaliser, toi-même, tu ne le sais pas.

[Il explicite ici en plusieurs paragraphes en quoi ces projets ne sont pas réalisables, et pourquoi ils n’apportent rien ni au pays ni aux habitants]

[Mais il y a] des choses beaucoup plus simples, en ce qui concerne par exemple la sécurité sociale : l’éducation gratuite, les soins gratuits pour les maladies graves, une retraite mensuelle de 500 yuan, tout cela suffirait bien ! Ce que le gouvernement devrait faire, c’est fournir cette assurance de base, et le reste peut être confié au marché. Mais en dix ans, la pension de retraite ne s’est élevée que de 60 à 100 yuan [mais cela ne permet pas de vivre]. Les ressources mobilisées par le Grand Plan d’Aide aux Pauvres auraient pu servir à résoudre le problème de la pauvreté il y a longtemps déjà. Pourquoi rendre des choses simples si compliquées ? Tu manques de compréhension réelle des problèmes et de logique dans la réponse à ceux-ci.

Tu ne peux pas faire face aux grandes crises

Lorsque les politiques font face aux crises, ils ne devraient pas s’éparpiller ou paniquer ; au contraire, ils y verraient une opportunité politique. Mais toi, à chaque fois que tu rencontres une crise, tu es tout à fait impuissant. […]

Concernant par exemple les manifestations démocratiques à Hong-Kong : dans le contexte de la vague mondiale de ces dernières années, l’avancée du combat des Hong-Kongais pour la démocratie n’a rien de très surprenant. Le système de Deng Xiaoping, c’était « un pays deux systèmes . La situation devait rester inchangée pendant cinquante ans, et cinquante ans plus tard, il n’était pas non plus nécessaire de changer quoi que ce soit, non parce que Hong-Kong se serait rapproché du système de Chine continentale, mais parce que la Chine continentale se serait rapprochée du système de Hong-Kong.

Mais ces vingt dernières années et particulièrement depuis sept ans, ton parti n’a fait que réprimer tout le monde, en rongeant peu à peu les lois et les libertés. Pendant la deuxième moitié de 2018, la structure du monde a pourtant connu de grandes manifestations et transformations, et Hong-Kong n’en était qu’un exemple parmi d’autres. Dans leur lutte contre la loi d’extradition, les Hongkongais ont combattu efficacement ton système, alors qu’à l’origine ils ne faisaient que se défendre.

Les dirigeants intelligents, eux, avanceraient selon l’histoire, laisseraient Hong-Kong avoir sa démocratie et sa liberté. Considérons seulement tes intérêts un instant : laisser Hong-Kong n’aurait pas impacté la Chine, puisque ce sont déjà deux systèmes distincts. Tu as choisi la voie qui te servira le moins. Les Hong-Kongais luttaient, et toi tu restais intransigeant, ils luttaient un peu plus, alors tu laissais faire, ils luttaient encore, tu redevenais plus intransigeant, tu t’obstinais, ils luttaient de nouveau, et finalement leurs forces ne faisaient que s’accroître pendant que tu te laissais mener passivement par eux. Mais les idées de démocratie et de liberté de Hong-Kong ne peuvent qu’éveiller le courage des gens en Chine.

Concernant aussi la nouvelle épidémie de Wuhan : début décembre 2019, il y a eu le premier cas de personne infectée par le virus, et à a fin du mois de décembre, les hôpitaux de Wuhan étaient déjà pleins. Les huit médecins [qui ont essayé d’alerter sur la situation] ont été réprimandés et menacés. CCTV [chaîne de télévision nationale] s’est appliquée à « démentir les rumeurs », et les autorités ont comploté pour bloquer la vérité. Le 12 janvier, quand le Centre National de Contrôle des Epidémies a publié la composition virale, tu devais déjà être au courant de tout, mais tu as continué à tout faire pour ralentir la vérité et interdire le fait de la rendre publique, jusqu’au point où il n’y avait plus à rien faire, et que l’épidémie devienne une catastrophe nationale. Les leçons de 2003 [SRAS] ne t’ont donc pas suffi ?

Une fois la catastrophe arrivée, la gestion inappropriée n’a fait que propager le chaos. En un clin d’œil, la ville de Wuhan était bouclée, en dépit de tout bon sens et des principes scientifiques modernes, qui auraient exigé d’isoler au cas par cas, de manière professionnelle et maîtrisée, les personnes infectées.

Au lieu de cela, tu as submergé neuf millions de personnes en quarantaine forcée. Les ressources médicales arrivaient à terme, le personnel des hôpitaux n’en pouvait plus, et beaucoup de personnes supposément infectées ne pouvaient, ni avoir accès à un diagnostique, ni être efficacement isolées des autres, ni être guéries. Le virus a donc continué à se propager. Certaines personnes, qui sont gravement infectées et ne peuvent pas être soignées, se suicident. Les tragédies se multiplient, comme l’histoire de ce père placé de force en quarantaine, et dont l’enfant paralysé mourut pendant ce temps car il ne pouvait survivre seul.

Le gouvernement aurait dû, pour gérer cette épidémie, travailler à la transparence des informations, accélérer les recherches scientifiques, permettre aux personnes d’accéder à des soins et collecter les moyens nécessaires pour porter assistance à la population. Tu as dit pompeusement que tu t’occupais de cette affaire « en personne » et que tu gérais l’ensemble de la situation, mais en réalité c’est le chaos complet.

Tu n’es pas un politique. Comparé à Deng Xiaoping, tu es très loin. Tu n’as rien des compétences les plus basiques. Mais tu ne le sais pas. Tu penses que tu es meilleur, et tu te vantes de rivaliser avec Mao. Tu te trompes dans la prononciation des caractères, mais tu tentes encore de citer les grands classiques. Multipliant ce genre de performances médiocres, tu penses nourrir le culte de ta personnalité. Quand tu étais jeune, tu ne pensais pas devenir un grand cadre, tu étais encore modeste… Mais maintenant tu as changé. Ainsi entouré de tant de serviteurs se pressant à tes côtés, tu ne pouvais que perdre humilité et humanité. Puisque tu as tué la liberté d’expression, la seule option qu’il reste désormais est de te flatter et de t’adorer, et les opinions contraires ne sont pas tolérées.

Ne remonte pas le courant de l’histoire

Que tu ne sois pas très intelligent, nous aurions pu te le pardonner, parce que le talent est une chose rare. […] Mais ton plus grand problème, c’est que tu vas à rebours de l’histoire, pour retourner là d’où tu as commencé [19]. […]

La caractéristique du Parti [depuis 1949] était de gouverner par grandes campagnes ; avec les années de réformes et d’ouvertures [années 70-80], cette tendance s’était peu à peu estompée. Mais voici que tu aimes toujours, toi, les grandes campagnes. Tes grandes mesures anti-pollution ont poussé de nombreuses petites entreprises [qui n’étaient pas nationalisées] à la faillite. On ne peut pas toujours accuser le marché ; le problème, c’est bien le pouvoir, et la manière dont les ressources et les aides sont distribuées [sous-entendu, Xi Jinping n’aide que les entreprises appartenant à l’Etat]. Nous voici donc revenus à l’économie planifiée d’antan… Et nous rebroussons le chemin de l’histoire.

Ensuite, le Parti Communiste, depuis les années de réformes, s’était engagé dans une tendance vers un « pouvoir collectif » et non plus individuel. Dans les années 1980, Deng Xiaoping a mis en avant l’idée d’un pouvoir collectif ; après les événements de 1989 [Tian An Men], le pouvoir avait été reconcentré de nouveau. A l’époque de Jiang Zemin et de Hu Jintao, qui étaient considérés comme des dirigeants uniques, on pouvait cependant voir qu’il y avait un semblant de pouvoir collectif, avec des responsabilités partagées au sein des branches du comité central.

Mais ces dernières années, tout ce qui avait trait à une gestion collective s’est effacé, il n’y a plus qu’un seul individu. En 2018, une demi-année environ avant qu’on jette de l’encre sur ton portrait [20], les informations ne parlaient que de toi, on avait complètement perdu la trace des autres membres du comité central. Partout, des petites ruelles aux grands avenues, des portraits immenses, les grands mots et les grands discours, et toute cette mascarade de toi « remontant tes manches pour le pays » [slogan d’un de ses discours pour le Nouvel An 2017]. Après cet incident de « l’encre », le culte de ta personnalité est devenu moins flagrant, mais encore bien présent.

Certains disent que la Chine a besoin d’un homme fort. Un pouvoir comme celui de Tchang Kaishek, la Chine en a besoin [21]. Mais toi [contrairement à lui], tu ne te conformes pas à la direction de l’histoire. Ce prétendu homme fort que tu es, ne fait que détruire le pays. Ce dont la Chine a besoin, c’est la liberté : c’est seulement avec la liberté, qu’il y aura de la création, et du développement. Du pouvoir collectif à l’autorité d’un seul, on est en train de faire marche-arrière.

La nécessité d’abolir le « pouvoir à vie », c’est la leçon de toute l’histoire du Parti Communiste chinois. Ceux qui t’ont précédé ont suivi ces règles : pas plus de deux mandats. Hu Jintao a donné l’exemple, il n’a pas rechigné à laisser sa place.

En Russie, Poutine a trouvé une faille dans le système de lois pour reconduire son poste, sans modifier ouvertement la Constitution. Si tu avais été un vrai dur, est-ce que tu aurais eu besoin de modifier la constitution ? […] Toi, tu modifies notre constitution dans un énorme et ridicule fracas, en faisant supprimer la limitation des mandats qui y était inscrite depuis des dizaines d’années.

Mais comment en es-tu arrivé à une si mauvaise idée ? Qui a pu te convaincre qu’une chose pareille allait te servir ? Quelqu’un qui voulait que tu te ridiculises, sûrement. Après la modification de la constitution, The Economist a publié une série d’articles de grande qualité sur le sujet, et toute la communauté internationale a soudain compris ce qu’il se passait. [En Chine, les gens ont compris aussi.] Un ami m’a dit qu’à peine quelques mois après la modification de la constitution, les élites, les travailleurs des petites entreprises, les cadres des entreprises nationales, les membres du Parti, tous sont arrivés à un consensus : « c’est un raté » [22]. Nous sommes revenus au système du « pouvoir à vie ».

Yuan Shikai [président de la première République de Chine] avait fait des choses très osées, dans l’illusion qu’il était puissant. Il ne se contentait pas de distribuer des promotions et des petites faveurs, il avait aussi formé lui-même la majorité des généraux. Mais en une nuit, ils se sont retournés contre lui un par un. Les vrais puissants, mènent les troupes, se battent, et dans le baptême de feu et de sang développent une intelligence et une vaillance sans failles ; alors et seulement à ce moment-là peuvent-ils prétendre à prendre des décisions qui vont à l’encontre de la marche de l’histoire. Si Yuan Shikai, avec tous ses efforts et cette préparation, n’a pas réussi, comment y parviendrais-tu ?

A quoi rêves-tu ? Tu pensais qu’en te rapprochant de quelques généraux, en augmentant un peu le salaire des soldats, tu allais pouvoir te maintenir tranquillement jusqu’à la fin des temps ? Même les princes de la fin de la dynastie des Qing ont fait mieux que toi.

Ne laisse pas le « maintien de la stabilité [23] » épuiser ce pays.

Parce que tu n’as confiance, ni en toi ni en les autres, tu vois des menaces partout autour de toi, alors tu consacres toute ton énergie à ce que tu appelles le « maintien de la stabilité ».

Il y a des dizaines d’années, on entendait encore de temps à autres que le gouvernement tentait de simplifier l’administration et de réduire sa taille, mais ces dernières années il n’en est rien. Au contraire, toutes sortes de groupes de sécurité, de forces spéciales, ne font que d’augmenter. La majorité des fonctionnaires de premier niveau ne peuvent plus s’occuper des choses importantes car ils sont trop occupés par « le maintien de la stabilité ». Certains disent que cela permet de limiter le chômage. Mais il n’y a là rien de productif, pas de création de richesses, au contraire il s’agit de restreindre et empêcher toute production ou création… Ne vaudrait-il pas alors mieux de distribuer un peu d’argent à tout le monde, plutôt que d’occuper les gens à ce genre de travail ? Dans un pays où de plus en plus de gens ne produisent pas, mais servent uniquement à contrôler et superviser les travailleurs, les passants, et tous les quidams, d’où vient tout l’argent qui les rémunère ?

Les habitants du Xinjiang sont aujourd’hui terrorisés. Au nom de la « rééducation », tu les a emprisonnés en détention arbitraire. Un de mes amis m’a raconté ce qu’il a vu au Xinjiang, il m’a dit par exemple que lorsque tu vas au supermarché, tu dois passer quatre points de sécurité en quelques centaines de mètres seulement. [Les forces de sécurité et la police] fouillent les portables et regardent ce qu’il y a l’intérieur sans aucun scrupule, en violation de tout droit à la dignité et la vie privée.

La plupart des Han quittent la région, parce que la répression est de plus en plus invivable, pire encore que ce que le livre 1984 d’Orwell pouvait imaginer. Y a-t-il seulement un seul pouvoir, dans le passé ou le présent, en Chine ou ailleurs, qui a géré son pays de cette façon ? Le mode déployé au Xinjiang sera bientôt appliqué partout ailleurs, d’ailleurs on commence à voir les postes de sécurité apparaître et se répandre rapidement dans les villes et dans le métro, sans compter les millions de caméras.

Au nom de la « stabilité » aussi, les médecins de Wuhan qui tentaient de dire la vérité ont été brutalisés et terrorisés par les forces de la « sécurité publique ». Les médias étatiques ont « réfuté ces rumeurs » et réprimé la liberté d’expression, et ont dissimulé l’épidémie jusqu’à ce que celle-ci devienne une catastrophe. La prétendue « stabilité » a tout écrasé, elle a écrasé la liberté des Chinois, leur dignité et leur bonheur. Et est-ce qu’on peut même vraiment parler de « stabilité » aujourd’hui ? Un système qui, dans la crainte de tous les changements et les imprévus, supprime ce qui est considéré comme « facteur d’instabilité » avant même son apparition, en discréditant toute résistance sous le nom de « chaos », en combattant tout cela par tous les moyens ?

En médecine, il y a un proverbe qui dit que les personnes qui n’ont pas eu de rhume pendant plusieurs années deviennent enclines à attraper des maladies mortelles. Dès que ce système, où la « stabilité » est excessive, et le changement et renouvellement manquent, sera un peu grippé, il n’y aura aucun remède pour la sauver, il n’aura plus qu’à creuser lui-même sa tombe.

Le budget du « maintien de l’ordre » a déjà depuis longtemps dépassé le budget de l’armée, et ne fait d’ailleurs qu’augmenter. L’argent déployé pour ce « maintien de l’ordre » semble infini, sans fond. Mais le reste, comme l’économie et le bien-être du peuple, tout cela doit céder le passage. Les pensions de retraite ne sont pas équitables, et les personnes à la campagne ne survivent même pas aux maladies. Il n’y a plus aucun fonds pour la protection sociale, car tout l’argent va au maintien de l’ordre. Moins la société est juste, moins elle sera stable. Ce pays est entré dans un cycle terrible, dans lequel plus la politique du maintien de l’ordre est menée, moins la stabilité est réelle.

Par les investissements excessifs dans toutes sortes d’infrastructures et d’événements, et plus encore, par le prix du maintien l’ordre, tu es en train d’user et de vider complètement la Chine, pour en faire un « beau pays pauvre » dans lequel tout le monde est endetté. L’économie dégringole, les dettes s’accumulent, les autorités locales ne peuvent plus distribuer les salaires. Mais alors d’où vient tout l’argent que tu consacres au maintien de l’ordre ?

Il ne manquait plus que l’inflation, et nous allons tous payer l’addition. La plupart des gens de ce pays étaient déjà des esclaves, exploités et volés par le gouvernement. L’inflation [que vous avez causé] les appauvrit un peu plus. J’ai bien peur que bientôt la majorité des Chinois tombent dans la misère. Les dynasties impériales ont chuté à cause de l’assèchement des finances publiques, et c’est par la fin des ressources financières que l’on pouvait considérer la dynastie comme arrivée à son terme. Nous voilà revenus aux temps les plus sombres de la Révolution Culturelle, est-ce là vraiment notre destin ?

La Chine n’est pas le pays triomphant, florissant et scintillant de tes rêves. Je suis profondément inquiet pour l’avenir, et j’ai peur que ce système de plus en plus étiré et tendu ne se casse soudain, et que la société civile n’y soit pas encore préparée. Les citoyens responsables sont des bâtisseurs, depuis de nombreuses années déjà. J’espère que la démocratisation dont se pavanait ton Parti n’est pas encore tout à fait morte, qu’il reste encore un peu d’espace pour avancer, ce qui laisserait encore un peu le temps aux citoyens de la société civile de se préparer.

Regrettant l’ère de l’URSS, tu as soupiré en disant qu’à sa dissolution, il ne s’était pas trouvé d’ « homme » [parmi les membres du parti et de l’URSS] qui se soit battu pour la sauver. Mais regarde-toi : un homme seul tout en haut, des milliers d’hommes rampant tout en bas, un régime autoritaire qui décide de tout, un Empereur avec, se pressant autour de lui, des nuages de serviteurs « lécheurs de cul », c’est là l’idéal de virilité et de charisme dont tu te vantes ? Pendant cette grande parade de l’empereur en habits neufs, le peuple n’ose toujours pas faire des commentaires. Mais moi maintenant, je suis ce petit enfant qui ne peut s’empêcher de dire la vérité.

Parfois, je lève la tête pour regarder les étoiles et je me demande, qui suis-je, pourquoi suis-je arrivé ici sur cette terre ? Est-ce que tu t’es déjà posé des questions comme celles-là ? Et parfois, si je me tiens à quelque hauteur, je regarde le monde au-dessous de moi et je me dis : je ne suis qu’une petite personne insignifiante, un grain de poussière. La vie passe en un clin d’œil, pourquoi s’obstiner, pourquoi se complaire dans la fausseté ? As-tu déjà réfléchi à cela ?

« Guidé par la Voie, le monde appartient à tous » [24], pourquoi la Chine serait-elle couverte de rouge ? [pourquoi n’appartiendrait-elle qu’à toi, aux Communistes] ? La marche du monde est puissante et inarrêtable, à quoi bon vouloir t’obstiner à revenir en arrière ? Tu es sur le point d’avoir accompli deux mandats, rentres-donc te reposer chez toi. « Celui qui est en haut et qui se vante imprudemment connaîtra l’échec et le regret » [25]. N’attend pas l’arrivée de la tragédie, car il sera bien trop tard pour avoir des regrets.

[1Le titre en chinois signifie « écrit demandant la démission », nous avons traduit de manière plus claire en français par « lettre ouverte pour la démission de Xin Jinping », nous aurions aussi pu dire « Lettre demandant ta démission » (puisqu’il s’adresse directement à lui dans le texte).

[2Sources : Human Rights Watch et Chinese Human Rights Defenders. Voir le communiqué de Human Rights Watch à son sujet, le 18 février 2020 (en anglais) : https://www.hrw.org/news/2020/02/18/china-free-prominent-legal-advocate. Voir aussi des articles et documents complémentaires (en anglais) sur le site de China File, notamment « When the Law Meets the Party » de Ian Johnson, en date du 17/08/2017. Une traduction intégrale du texte en anglais, réalisée par le sinologue Geremie Barmé il y a deux jours, peut être trouvée sur ce site.

[3Malgré l’emploi du pronom « vous » 您 en chinois (pour s’adresser à Xi Jinping), j’ai choisi de traduire par « tu » tout au long du texte.

[4Ici 政治家 renvoie à un « spécialiste de la politique » ; comme ce terme implique quelque chose de positif et de savant chez l’auteur, il a paru plus juste de le traduire par « politique » plutôt que « politicien », même si ce dernier choix est possible aussi. Chez l’auteur, le « politique » est justement celui qui maîtrise l’art du politique et qui ne se borne pas aux jeux de pouvoir et aux intrigues de corruption, celui qui dirige avec stratégie, anticipation et expertise. Il y aurait une analyse intéressante à faire de ce texte en lien avec l’histoire des rapports des lettrés puis intellectuels chinois au pouvoir.

[5Les « trois représentations » 三个代表 : représenter les forces de production, la culture et les intérêts de la majorité.

[6不折腾 : Expression utilisée en décembre 2008 par Hu Jintao, considérée comme difficilement traduisible par un certain nombre de commentateurs politiques. L’expression est empruntée à un langage assez familier, on pourrait dire : « ne cherchez pas des noises/complications », « ne cherchez pas des tracas inutiles », « ne vous laissez pas distraire », ou « restez concentrés ».

[7La théorie des « quatre confiances » 四个自信 : confiance dans la voie choisie par le gouvernement, confiance dans la théorie qu’il a adoptée, confiance dans le système politique, et dans la culture du socialisme « spécifique à la Chine ».

[8En chinois : 八个明确. Ces clarifications portent sur le développement du socialisme « à caractéristiques chinoises ».

[9En chinois : 十四个坚持.

[10Référence, entre autres, à l’archipel des Spratleys.

[11Référence à l’Incident de Doklam en 2017 : le gouvernement chinois avait entrepris de construire une route sur un territoire disputé entre l’Inde, la Chine et le Bhoutan.

[12Cette remarque en chinois n’a aucun sous-entendu genré, nous avons rajouté le terme « homme » pour pouvoir rendre la phrase plus claire.

[13Ici on peut y lire une référence au mouvement dont il fait partie, le mouvement des « nouveaux citoyens ».

[14Un article en français qui permet d’en apprendre davantage sur Yu Jianrong : « Trente ans après Tian An Men : Yu Jianrong, l’un des derniers porte-parole des sans-voix », par Frédéric Lemaitre, juin 2019 [consulté le 25 février 2020].

[15LSY : le « courant » fait référence à la vision historique selon laquelle il y aurait une tendance irréversible de l’évolution de l’histoire, qui est indépendante de la volonté du gouverneur. Celui-ci devrait la suivre, sinon il serait amené à l’échec. On pourrait objecter cette vision téléologique de l’histoire ; on peut aussi considérer qu’il se sert de cet argument, ancré dans les théories politiques de l’histoire depuis de nombreux siècles en Chine, pour disqualifier le dirigeant, dans la lignée des lettrés disqualifiant le pouvoir des souverains.

[16殉葬 : s’enterrer vivant avec son souverain ou son maître décédé, une marque de soumission, de respect (« suivre dans la mort »).

[17En chinois : 酒肉小兄小弟

[19LSY : Là où il a été envoyé en tant que jeune instruit Il met beaucoup en avant cette expérience après avoir accédé au pouvoir suprême. Référence au début de sa carrière politique.

[21Pour dire les choses rapidement : Tchang Kai-Shek, dirigeant de Taïwan, avait, après plusieurs années de loi martiale, adoucit son régime et mis en œuvre des réformes politiques et sociales.

[22En chinois : 他不行, ça ne va pas / il ne convient pas / il n’est bon à rien / il ne sert à rien…

[23维稳 : Préserver / maintenir / sauvegarder ; la stabilité ou l’ordre social et national.

[24Citation du Li Ji. 大道之行,天下为公

[25Citation du Yi Jing. 亢龙有悔

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