Water is coming

Retour de Hong Kong

paru dans lundimatin#224, le 10 janvier 2020

Des amis nous ont envoyé cet article après avoir voyagé à Hong Kong en septembre dernier. Alors que le mouvement ne faiblit pas (environ un million de personnes manifestaient encore le 1er janvier), cet article revient sur quelques points qui donnent à réféchir. Il ne s’agit pas d’une chronologie mais d’une tentative pour voir ce que le mouvement éclaire en dehors des aspects les plus connus. On y trouvera également de nombreux éléments de réponse aux différents articles d’Alain Brossat sur Hong Kong publiés sur lundimatin.
Si tout va bien, cet article devrait être complété plus tard par un autre, qui éclairera davantage le rôle et la place de la Chine dans le conflit en cours et plus largement.

« Nous ne savons pas si l’insurrection aura des airs d’assaut héroïque, ou si ce sera une crise de larmes planétaire - un brutal accès de sensibilité après des décennies d’anesthésie, de misère, de bêtise.
Rien ne garantit que l’option fasciste ne sera pas préférée à la révolution.
Nous ferons ce qu’il y a à faire.
Penser, attaquer, construire – telle est la ligne fabuleuse. »

À nos amis

De l’espoir

Il y a des ironies dont l’histoire seule a le secret : tout récemment, nous apprenions que ce sont les Hongkongais qui, devant les Italiens ou les Japonais, ont l’espérance de vie la plus longue au monde [1]. Évidemment, ce genre d’indicateur n’a pas beaucoup d’intérêt, mais le symbole est comique à l’heure où la cité-État connaît un des soulèvements les plus massif et surprenant des dernières années. Ce qui surprend, à y regarder de plus près, c’est à quel point la forme de vie métropolitaine et libérale qui s’est imposée aux Hongkongais n’est pas synonyme de fin de l’histoire. On a beau vivre longtemps à Hongkong, ces derniers mois, la jeunesse écrit son testament avant d’aller manifester ; elle préfère s’affronter à la police et se mesurer, comme elle peut, au Parti Communiste Chinois, plutôt que de s’accrocher à une vie qui semble tout à coup ne plus valoir la peine. Il y a quelques semaines, des amis de là-bas écrivaient :

« l’avenir, comme horizon planifié et prévisible, un itinéraire de projections réalisables et auxquelles on peut se préparer, s’est effondré, et nous nous retrouvons à consulter, au jour le jour, les cartes dessinées en temps réel par des cartographes bénévoles, nous indiquant les stations à éviter, les routes à contourner, les quartiers qui sont actuellement la cible de gaz lacrymo. »

En septembre dernier, nous sommes partis avec des amies pour en apprendre plus sur le mouvement qui dure là-bas depuis juin. Surtout, il nous importait de questionner la couverture médiatique où s’opposent, dans un mauvais remake de guerre froide, les méchants communistes chinois et les gentils manifestants pro-démocratie. Nous partions avec un pré-supposé clair : refuser de se ranger du côté de l’Occident ou du côté du Parti Communiste Chinois, si tant est qu’une opposition sérieuse entre les deux vaille encore quelque chose [2]. À première vue, nous y trouvions plutôt des armes dirigées contre le Parti Communiste mais à y bien regarder le mouvement contre la loi d’extradition donne aussi de quoi lutter, ici et maintenant, contre le pouvoir sous ses formes contemporaines et universelles (les infrastructures, les réseaux, la police). Que ces armes puissent aussi être mises au service d’ennemis (l’Amérique de Trump, des désirs réactionnaires et l’Occident en général) ne change rien à la nécessité de prendre part à un tel mouvement. Nous ne reviendrons pas ici en détail sur les causes du mouvement et sa chronologie, pour lesquelles nous renvoyons à d’autres articles [3]. Nous préférons exposer ce qui nous a interpellé là-bas et qui doit être partagé au-delà des frontières.

De Occupy à Be Water

Arrivés à Hong Kong, nous avons aussitôt recherché les espaces d’organisations, autrement dit les assemblées dans lesquelles devaient bien se retrouver les manifestants pour discuter des stratégies à adopter pour la suite. Évidemment, il en fut tout autrement : à de rares exceptions près, il n’y a pas d’espaces de discussion physique décisionnaire dans le mouvement. Où plutôt, le lieu qui joue ce rôle est un forum, LIHKG, plus connu auparavant comme plateforme de discussion sur les jeux vidéos et toutes sortes de sujets, du plus anodin au plus sérieux. Il n’y a pas là qu’une simple contingence technique : le mouvement semble avoir abandonné le besoin constituant d’un espace central qui décide de tout. En ce sens, il pourrait constituer un basculement important par rapport à la dernière séquence de mouvements internationaux, de Occupy aux Printemps arabes. Pour aller vite, ces mouvements se sont concentrés sur l’occupation de places symboliques du pouvoir financier et politique. L’imaginaire centralisé jouait alors à plein : le pouvoir avait un centre, ou un cœur, qu’il s’agissait d’occuper pour qu’il arrête de battre puis, très vite, de le remettre en marche un peu différemment. Même dans les mouvements d’occupation résolument anticapitalistes, les pires travers de la démocratie assembléiste ont vite miné les élans révolutionnaires. Dans À nos amis, le comité invisible a montré comment la plupart de ces mouvements sont invariablement tombés dans la mécanique implacable où des forces destituantes émergent, font vaciller ou tomber le pouvoir en place et se trouvent à nouveau captées par un mécanisme constituant (assemblée constituante, écriture d’une Constitution, élections, reprise en main par l’armée, etc). La force populaire, destituante au départ, sert alors de socle à une nouvelle légitimité, à un nouveau pouvoir qui pourra même se targuer d’être révolutionnaire. La notion de destitution, à ce moment là, servait moins à s’opposer aux institutions en général – comme veut le faire croire un Lordon aujourd’hui – qu’à gripper la mécanique infernale qui reconstitue de la légitimité et du pouvoir constitué partout où les révoltes finissent par se faire capturer. Le tout pour une raison simple : à chaque fois que l’État se reforme (Égypte, Tunisie) ou que des formes, aussi démocratiques soient-elles (Podemos, Syriza), parviennent à capturer l’énergie des mouvements, il s’en suit un invariable retour à l’ordre et un oubli, quand ce n’est pas une répression féroce, des aspirations révolutionnaires de départ, en particulier de ses aspects destituant ou anti-économiques.

Dans l’histoire récente, la métropole hongkongaise a connu ce type de mouvements mais avec un manque de succès tel qu’il a fallu en inventer de nouveaux. De 2011 à 2012 [4], le mouvement « Occupy Central » avait installé des tentes au pied des buildings de la HSBC, la puissante banque anglaise née à Hongkong pour s’occuper du trafic de l’opium à la fin du XIXe siècle. Quelques centaines de militants protestaient alors, dans la lignée d’Occupy Wall Street, contre la finance mondialisée et le capitalisme galopant. Deux ans plus tard, le mouvement des parapluies, en particulier sous la forme de « Occupy Central with Love and Peace » [5], emprunta de nouveau la forme de l’occupation de lieux symboliques. Pendant plus de 70 jours, des tentes sont installées dans les quartiers centraux de la ville. Le mouvement est massivement suivi mais reste en partie chapeauté par des leaders [6] et une morale civique, quasi-disciplinaire, de la non-violence, le tout pour demander le suffrage universel. Tout se passe alors comme si Hong Kong concentrait en une métropole ce qui avait lieu à l’échelle de la planète. Sauf que l’échec fut cuisant : la répression des parapluies fin 2014 fut sans appel et le suffrage universel jamais obtenu. Une génération entière en tira les leçons dont le bon sens mériterait d’être partagé massivement : « no leader, be water » est devenu l’un des slogans phare du mouvement actuel contre la loi d’extradition, dont l’intelligence tactique témoigne aussi de bouleversements sur d’autres plans.

No leader. Lorsqu’on demande à un lycéen, lors d’un rassemblement avec des élèves et des profs sur une place des quartiers centraux de Hong Kong, de nous expliquer le sens de ce mot d’ordre, la réponse est claire : les leaders ne servent qu’à négocier et, finalement, ils peuvent se faire acheter, corrompre ou emprisonner. Ils n’ont donc pas grande utilité. De même, aucune organisation politique n’est particulièrement écoutée dans le mouvement et à chaque fois que nous avons posé la question des partis en présence, nous nous heurtions à l’incompréhension répétée de nos interlocuteurs qui nous expliquaient que rien de cela n’était pertinent pour comprendre ce qu’il se passait. Comme on l’a vu avec les Gilets Jaunes par ici, certains mouvements parviennent de mieux en mieux à se défaire de toute récupération évidente par des figures ou des organisations qui rappellent la politique classique, et c’est très bien comme ça.

Be water. Dans un récent article publié sur lundimatin, Alain Brossat écrivait que « tout sonne faux dans le système de références mis en place par le mouvement » et en particulier « Bruce Lee, auquel est emprunté le précepte « Be water » ». À notre oreille, cela sonne beaucoup moins faux que les sempiternels « Ou alors ça va péter » et « c’est la, c’est la, c’est la révolution » de la CGT et autres partis d’extrême gauche en France. Cela sonne beaucoup moins faux tout simplement parce que l’accord entre ce qui est dit et ce qui est fait est beaucoup plus juste. Cela sonne moins faux, aussi, parce que ça n’est pas mécaniquement répété depuis des années avec toute l’impuissance qui va avec. Alors, bien sûr, Brossat argumente autrement : parce qu’il voit en Bruce Lee un symbole décolonial, d’une Chine virulente et déterminée à ne plus se laisser marcher sur les pieds par l’Occident, il s’étrangle du fait qu’il soit repris par un mouvement soi-disant anti-chinois et pro-occidental. Ces derniers ne comprennent donc rien à rien et ils feraient mieux de retourner à leurs livres d’histoire (dixit Brossat). Or, il y a au moins deux observations à faire sur le slogan « Be water » si important pour le mouvement actuel. D’abord, ce n’est pas une invention de Bruce Lee : l’expression chinoise上善若水 (traduite en anglais par « be water », sois comme l’eau) vient de la tradition taoïste et on y trouve des références dans de nombreux textes anciens [7]. Ensuite, selon les manifestants ou commentateurs qui ont parlé de l’usage de cette expression dans les manifestations récentes à Hong-Kong, il s’agit d’encourager les gens à être « invisibles », « sans forme » (et ce sont des foules de centaines de milliers de personnes masquées malgré l’interdiction) afin de se glisser là où la police ne les attend pas, de « se faufiler partout ». Comme l’eau, il faut pouvoir s’adapter et réagir à tout : en fonction des hommes, du temps et du lieu, se glisser dans différentes formes, ne pas faire front inutilement face à un ennemi trop fort. Ensuite, il faut garder la cohésion : l’eau ne coule pas au goutte-à-goutte – et c’est l’unité du mouvement malgré la diversité des tactiques. D’autre part, l’eau n’a pas de tête, pas de chef, elle se propulse par vagues ; cette image critique donc « la politique des grands partis » (ou, « politique de la grande scène »). L’eau est une force anonyme et sans visage. L’eau peut aussi incorporer la violence comme moyen de lutte, parce qu’elle peut être chargée de force d’un coup après avoir été douce, et retourner ensuite à l’état de calme… Finalement, l’eau l’emporte toujours parce qu’on ne peut pas la retenir, essayez de la contenir par quelques boucliers ou véhicules, elle filtre dans tous les interstices. L’objectif, c’est aussi de ne pas se faire blesser, de ne pas perdre de sang, de ne pas être arrêté : l’eau peut s’écouler, se disperser, et reformer une flaque plus loin. Un manifestant commente : « c’est par la pratique qu’on est entrés dans la philosophie ».

En même temps qu’un principe tactique devenu la fierté des manifestants à Hong Kong, le « Be water » signe donc la fin d’une certaine manière de faire de la politique. En particulier, il s’agissait de réagir à la défaite du mouvement en 2014, interprétée comme la conséquence de pratiques de rues trop policées, conséquences de l’immobilisme et de la mollesse des instances organisatrices du mouvement. S’il faut être comme l’eau, alors il faut savoir changer de forme selon les situations pour être le plus puissant possible. Le risque est évidemment celui de la confusion, mais il nous paraît préférable de le courir plutôt que de se contenter de formes et de formules qui se sont montrées tantôt impuissantes, tantôt insuffisantes. Quand on songe au théâtre des identités et des pratiques politiques en France (institutionnelles ou non) – où chaque chapelle passe le plus clair de sont temps à s’assurer de sa propre subsistance et de sa distinction d’avec sa concurrente – on se dit qu’on gagnerait à être un peu plus comme l’eau [8]. C’est ce que les Gilets Jaunes ont déjà commencé à faire l’année dernière, en ne se préoccupant jamais des appareils de la politique militante et en inventant de nouvelles manières de se rendre visibles et rejoignables autant que nuisibles pour le système. L’histoire française et le culte de la constitution dans ce pays [9] a vite joué son rôle : assemblées locales, assemblée des assemblées, etc. Mais il est de notoriété publique que ces assemblées ne représentent personne, que leurs votes ne décident de rien, ou presque : elles sont bien plutôt des espaces de discussion, où le mouvement éprouve ses forces et ses tensions, que des lieux de décisions. À Hong Kong, c’est encore plus évident : personne n’irait se soucier de savoir si une assemblée a validé telle ou telle action. Le seul principe est pragmatique : si une idée est bonne – c’est-à-dire si elle est jugée pertinente dans la lutte contre l’adversaire – elle est rejointe et mise en acte par celles et ceux qui le veulent [10].

L’eau et les nuages

Sauf que tout cela a lieu, en partie au moins, sur des milliers d’ordinateurs et de smartphones mis en réseaux. Puisque c’est sur les manières de lutter que nous avons décidé de nous pencher, alors il ne faut pas en rester à la souplesse tactique héritée de Bruce Lee et du taoïsme. Ou plutôt, il faut reconnaître que si le « Be water » est si efficace et intelligent, c’est aussi parce qu’il emprunte à la forme même du pouvoir dans notre époque : liquide, gazeux, taoïste, comme l’écrivait le Comité Invisible il y a quelques années [11]. C’est aussi ce qui nous a troublé : que dans le « grand mouvement de fluidification général » qui caractérise la tendance de la gouvernementalité contemporaine, on puisse justement faire valoir la fluidité contre le système en place et contre les disciplines imposées. Sans doute y a-t-il là une opération dont les révolutionnaires du monde entier devraient s’inspirer : s’il n’est pas question de s’approprier béatement les outils et les leviers du pouvoir (ici, l’informatique et la communication), il faut aussi arrêter de lui abandonner le terrain en toutes matières et savoir lui retourner ses armes à la figure. Autrement dit, saisir ce que le pouvoir a d’intelligent et être plus intelligent que lui, dans la mesure du possible.

S’il n’y a pas d’assemblées et peu de lieux physiques où les manifestants se retrouvent (c’est aussi une mesure de sécurité pour préserver l’anonymat), une grande partie du mouvement s’organise donc sur les réseaux. Le forum LIHKG [12] fonctionne comme une plateforme de discussion anonyme où tout est discuté : la dernière manifestation et la prochaine, les propositions d’actions, les hypothèses stratégiques, etc. Le nombre d’inscrits étant limité, l’ensemble du mouvement ne peut s’exprimer sur le site, mais les publications sont visibles par tous. L’algorithme du forum fait remonter les posts les plus lus et les plus commentés, leur offrant ainsi plus de lecture et de visibilité. En parallèle, Telegram et ses groupes (pour la discussion) et canaux (pour l’information) joue un énorme rôle dans la coordination et l’organisation à l’échelle du mouvement entier mais aussi de chaque district. Pendant les manifestations, certains se consacrent exclusivement au suivi, à la cartographie et à la diffusion d’informations en direct sur les différents canaux. Ce type de pratiques apparaît aujourd’hui en France avec Mediamanif [13], les lives facebooks ou encore des chaînes Telegram pour le suivi des manifestations. À Hong Kong, ces outils sont largement partagés et leur rôle stratégique plus assumé, quitte à ce que des gens restent chez eux pour aider ceux qui sont dans la rue. Lors du siège de PolyU [14], des architectes complices ont transmis les plans des égouts à des équipes à l’extérieur de l’université qui les ont à leur tour envoyés à l’intérieur avec des instructions pour faire évader des dizaines de personnes, une voiture les attendant à la sortie.

Un tel degré d’utilisation et d’importance des nouvelles technologies nous a posé question : la démocratie assistée par ordinateur (a) ou le jeu vidéo devenu réalité (b) sont-ils les seuls horizons possibles de notre époque ? La cybernétique est-elle en train de capturer l’ensemble des formes de vie, jusqu’aux plus combatives (c) ? Le mouvement, en plus d’être comme l’eau, est-il devenu aussi gazeux et nuageux que le pouvoir en place (d) ? Bien sûr qu’il faut prendre position, mais en attendant, ni les pouvoirs existants, ni le mouvement à Hong Kong n’attendent les réponses : ils utilisent toutes les armes à leur portée. Sur chacun des points qui fait problème, on voit déjà comment la pratique permet de dépasser certains écueils :

(a) pour ce qui est de la démocratie assistée par ordinateur, on dirait plutôt que, au sein du mouvement, les écueils proprement démocratiques (légitimité, assemblées constituantes) ont partiellement disparus. Par contre, il est vrai que le mouvement porte en étendard la revendication démocratique, ce qui ne va pas sans poser problèmes. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas que l’idée d’une démocratie sur internet soit prise très au sérieux : à Hong Kong, le forum LIHKG est essentiellement un espace de discussion et d’informations qui n’a pas la prétention de la légitimité ; chez les Gilets Jaunes, il suffit de voir le succès très restreint des plateformes de vote en ligne des revendications : personne n’y croît sérieusement. Et pour cause : la politique classique se retrouve encore trop dans cette manière désincarnée de projeter son existence. Reste qu’il s’agit là d’une limite possible du mouvement hongkongais, comme des Gilets Jaunes : nous ne croyons pas le moins du monde à la possibilité d’une spontanéité relayée par les réseaux comme nouvelle manière d’exercer une démocratie plus directe et horizontale.

(b) Alain Brossat a pu recommandé aux jeunes du mouvement « qu’ils prennent le temps de lire quelques livres plutôt que [de] puiser leur inspiration dans le folklore de Hollywood et des jeux vidéo » [15]. Certes, on peut passer sa vie à regretter que les jeunes générations n’aient pas lu tous les livres qu’il faut. On peut aussi prêter attention au fait que, comme on le citait plus haut, la philosophie et l’histoire se font aussi dans la pratique elle-même [16]. Les Hongkongais se saisissent de ce qu’ils ont à disposition pour lutter. Puisqu’il s’agit de la culture de masse, ils la transforme en armes (memes, Gif, vidéos) : quoi de plus logique ? Ensuite, attention à ne pas tout mélanger : si les choses ressemblent parfois à un jeu vidéo, il est certain que les manifestants savent faire la différence d’avec la réalité. Les gaz lacrymogènes sont bien réels, les balles aussi, même si elles sont moins utilisées qu’ailleurs dans le monde en ce moment.

(c) La cybernétique est-elle en train de capturer l’ensemble des formes de vie, jusqu’aux plus combatives ?

Durant une manifestation à laquelle nous avons participé, un détail nous a frappé : alors que la tactique et l’esthétique des « Blacks blocs » a été reprise massivement à Hong Kong, il est évident que tout ce qui l’accompagnait à ses origines en Europe n’a pas voyagé avec la couleur (par exemple l’anti-capitalisme ou encore l’organisation sur des bases affinitaires). Surtout, nous avons vu peu de groupes affinitaires organisés ensemble pendant la manifestation, ce qui était le socle de l’organisation des premiers Blacks blocs [17]. Un certain individualisme, ou plutôt une forme de solitude [18], sont peut-être plus développés à Hong Kong qu’en France, et la manifestation ne fait pas exception. Sauf qu’on peut lire également, dans une rubrique du forum LIHKG consacrée à ce que le mouvement a changé dans la vie des gens, des témoignages tels que celui ci :

« Avant, je vivais comme dans un préservatif ; ce mouvement m’a libéré ».

Lors du siège de la CUHK et de PolyU, ce sont des centaines de manifestants qui se sont retrouvés à cuisiner, manger, se battre et dormir ensemble pendant plusieurs jours. Des quartiers entiers sont venus en aide à ceux qui étaient coincés à l’intérieur [19]. Des familles se sont séparées, des amitiés ont vu le jour, le regard sur la ville et le monde a changé ; bref : le mouvement a reconfiguré la vie dans tous ses aspects. La plupart du temps il nous a semblé que, chemin faisant, la cybernétique perdait plus de terrain qu’elle n’en gagnait. Au reste, personne ne se fait d’illusions : à Hong Kong, pour ne pas se faire accuser de participation à une action via une déclaration sur les réseaux, on dira volontiers que l’on a « rêvé » avoir fait telle ou telle chose ; pour aller en manif, nombreux sont ceux qui apportent une carte SIM jetable pour l’occasion ; enfin, la question de l’anonymat est centrale même si l’on sait combien la marge de manœuvre reste fine à ce niveau là. Bref, les Hongkongais sont peut-être seuls et plus dépendants de leur téléphone que d’autres mais depuis juin dernier ils se battent, prennent des risques et se rencontrent au point de redessiner complètement leur existence.

(d) Le mouvement est-il devenu gazeux, à l’image du pouvoir en place ? L’avantage du « Be water », c’est qu’on en fait ce qu’on veut : l’eau doit pouvoir frapper fort si besoin. Là où le pouvoir essaye sans arrêt de faire oublier ses structures matérielles et logistiques derrière le nuage du marketing et des datas, les Hongkongais ont su ne pas être aussi vaporeux : blocage de l’aéroport, blocage des axes routiers, plusieurs grèves générales organisées hors des syndicats (12 juin, 21 juillet, 5 août, 11 novembre). Quand il a fallu défendre les universités attaquées, les manifestants ont assumé, pour un temps, de « devenir forteresse ». Ce qui fait critère, ici, c’est la prise de parti et la justesse en situation.

L’eau et le feu

C’est peu de dire que le rapport à la violence politique a été bouleversé par le soulèvement hongkongais. Non pas à cause des milliers de cocktails Molotov lancés, ni à cause des arcs aux flèches enflammées et des catapultes improvisées qui ont aidé à défendre la PolyU, ni même à cause de l’acharnement sans précédent des « frontliners » ou des « fire magicians » dans la rue [20]. Non, si le mouvement est si intéressant, c’est qu’il s’est préoccupé exclusivement de son offensivité au-delà de la simple question de la violence. Il a donc opté pour des moyens de lutte variés et, surtout, veillé constamment à ne pas délier « les pieds et les mains » du mouvement, c’est-à-dire ceux et celles de la première ligne et tous les autres. La solidarité et l’unité dans les cortèges et dans la vie est devenue le credo ultime du mouvement, à tel point qu’il devient difficile de faire valoir des lignes de conflits internes [21].

Mais les Hongkongais ne se retrouvent pas non plus engagés dans une surenchère de violence, comme on a pu le lire dans les médias occidentaux : il est plutôt impressionnant de voir à quel point l’action des manifestants reste intelligente et, en un sens, mesurée. Des barricades pour bloquer les routes et se protéger, des pavés pour attaquer les lignes de forces de l’ordre, des cocktails Molotov contre les bâtiments et les véhicules. En face, la répression policière est aussi restée, en partie, mesurée : relativement peu de tirs à balles réelles et de personnes éborgnées par rapport à d’autres pays. Mais la comparaison n’a pas beaucoup d’intérêt : jamais les morts, les blessés ni la violence n’ont donné des critères pertinents pour comprendre des révolutions [22]. Tout ce qui compte, c’est le rapport de force qui s’établit entre les parties en présence. Dans ce rapport, un fait notable à Hong Kong est l’intolérance si élevée aux armes de la police : le gaz lacrymogène est déjà inacceptable, sans parler du reste : les coups des policiers, les balles en caoutchouc ou réelles, les personnes éborgnées et tuées. Évidemment, cela créé un climat d’indignation parfois agaçant pour qui connaît sans se faire d’illusion le travail et les armes de la police. Mais au moins, personne n’est blasé de la violence policière, personne n’oublie et n’est indifférent à ce qu’il s’est passé, et c’est aussi pourquoi le mouvement continue après plus de six mois : pas question de s’arrêter avant d’avoir vengé les morts [23], les blessés et libéré les prisonniers. En définitive, ce qui nous a marqué et continue de nous inspirer, c’est à quel point les insurgés tiennent à ce qu’ils font et vont au bout de leurs idées. Ils ne crient pas « ça va péter » sans rien faire ensuite, ils disent « Be water » et usent de tous les moyens pour être efficaces ; ils ne se dissocient pas des « casseurs » mais s’entre-aident constamment pour rester offensifs.

Reste que certaines formes de l’offensivité traduisent aussi une haine contre les Chinois « continentaux » qui pose problème. L’exemple le plus frappant est sans doute celui d’un homme aspergé d’essence et brûlé à cause de ses positions pro-Pékin début novembre. Si juger le mouvement par ce biais n’est pas pertinent – un peu comme lorsque les médias et le pouvoir français ont accusé les Gilets jaunes d’être antisémites à cause de quelques crétins – ce type d’action oblige à se rendre attentif à deux aspects. D’une part, que la dimension identitaire a une place importante dans le mouvement hongkongais (voir plus bas). L’autre point problématique est celui d’un certain rapport à la violence. Le mouvement a su dépasser l’assignation d’une identité figée et monstrueuse à tous ceux qui osent s’en prendre aux forces de l’ordre et aux infrastructures du pouvoir. La séparation morale et infranchissable qui existait entre pacifistes et violents est presque révolue. Mais cela ne signifie pas, à nos yeux, que la violence doive se parer d’une quelconque légitimité. La seule violence légitime, officiellement, est celle de l’État : nous faisons le pari que c’est de cette légitimité même qu’elle tire son côté inhumain. Face à cela, nous ne revendiquons pas plus de légitimité à être violents. Peut-être que là se trouve la source potentielle d’un certain fascisme : le moment où la violence se coule dans le moule de la légitimité. Pour le moment, à Hong Kong, il est très clair que le fascisme se situe plutôt du côté du gouvernement et de sa force de police. En outre, les affects de haine, voire de racisme, ne se sont jamais transformés en stratégie du mouvement, ne sont jamais devenus des moteurs collectifs réfléchis [24].

La couleur de l’eau

Pour ce qui est de dire précisément ce que veut le mouvement, nous préférons nous en remettre à ce qu’ont déjà écrit des amis hongkongais : qu’il s’agisse de groupes anarchistes (voir les deux entretiens publiés sur lundimatin) ou plutôt marxistes (voir l’entretient publié sur 19h17) ou encore de nombreuses tendances de la « gauche » et de l’ « extrême gauche » hongkongaise (sur le site lausan.hk [25]=. À cela nous voulons simplement ajouter trois choses.

D’abord, contre Alain Brossat, il nous semble impossible d’appeler à « rétablir les droits de l’intelligibilité historique » comme il y appelle dans un article récent : l’enjeu, pour lui, était de montrer l’ineptie du mouvement hongkongais du fait de ses conséquences géopolitiques (ils font le jeu de Trump) et de ses références (la démocratie, la liberté, bref : l’Occident). D’une part parce qu’il s’agit de son intelligibilité historique à lui [26], à savoir la tradition de la gauche radicale française du XXe siècle et de la pensée de l’Histoire à laquelle il revendique son allégeance [27]. Nous ne voulons pas discuter ici de la pertinence de cette filiation mais plutôt souligner à quel point cela jure, à nos yeux, de juger le mouvement de Hong Kong avec les vieilles lunettes de l’extrême gauche ; même si cela permet, par endroits, de ne pas tomber dans le piège d’une admiration béate de l’Occident et de ses catégories.

D’autre part, il semblerait, et ceci doit être établi dans un autre article, que la Chine constitue encore aujourd’hui le mouroir des intellectuels de gauche : Brossat, ici, ne fait pas exception. C’est toujours à demi-mots qu’il admet que la Chine a un léger problème avec l’autorité, quand il ne dit pas carrément qu’on « serait tenté d’en redemander, du totalitaire, plutôt que du démocratique... », en parlant de la répression finalement plutôt clémente des Hongkongais par rapport à d’autres démocraties occidentales (notamment la France). Brossat est si énervé par la presse mainstream occidentale qu’il en reprend les catégories binaires (démocratie vs totalitarisme), pour se contenter d’en inverser les valeurs. C’est la même logique prétendument géopolitique qui a amené une partie de la vieille garde de la gauche française à soutenir Bachar en Syrie.Évidemment qu’il ne s’agit pas de soutenir la démocratie occidentale contre la méchante Chine communiste : mais cela ne signifie pas qu’il faille faire l’inverse. Avant de juger un mouvement d’après ce qu’on en lit dans Le Monde, Le Figaro et le Taïpei Times – c’est toujours l’essentiel dans ces affaires : se choisir les bons ennemis – tout en se demandant « Où va le mouvement ? » (c’est la question trotskyste par excellence), il vaudrait peut-être mieux se plonger dedans, ou au moins parler avec ceux et celles qui le font et en parlent, de ce mouvement. Le rôle des révolutionnaires aujourd’hui n’est pas, à notre avis, de distribuer les bons points du haut d’une position confortable : il est d’aller à la rencontre des celles et ceux qui font vivre la contradiction contre les formes hégémoniques de ce monde. Il ne s’agit pas de « tourisme militant » comme le dit Brossat, puisque le touriste va là où tout est pacifié et il y va pour cette raison même. Nous lui retournons donc le reproche : le tourisme intellectuel ne suffit pas, surtout pour quelqu’un qui habite si près de l’affrontement.

Ensuite, il faut dire un mot de l’existence de voix contradictoires au sein du mouvement. Parce que la contradiction n’est pas binaire, parce que la dialectique n’est pas une affaire simple, nous avons rencontré et trouvé des voix qui luttaient à la fois contre les hégémonies occidentale et chinoise. Les entretiens et les sites auxquels nous renvoyons en début de cette partie en donnent une image assez claire : qu’il s’agisse de la place des domestiques, des travailleurs migrants, des prostitués ou encore la lutte contre les deux impérialismes (par ici, et ), il faut vraiment faire des efforts pour ne voir dans ce mouvement que des drapeaux américains et des manifestants naïfs. Une première objection pourrait être : oui, mais ces tendances sont ultra-minoritaires. Certes, sans doute, mais qui ne l’est pas, dans le camp révolutionnaire ? Et surtout, à quoi bon s’intéresser à un mouvement si ce n’est pour en garder qu’une image simple et préfabriquée par les grands médias ? Enfin, l’enjeu n’est pas pour nous de dire si ce mouvement est bon ou mauvais mais d’y trouver des alliés et une manière de nous y rapporter, dès lors qu’il se bat contre un véritable ennemi et de manière intéressante.

Nous appelons à ce que chacun fasse de même partout où le conflit empêche le train de ce monde d’avancer à sa vitesse de croisière délirante – plutôt que de ronchonner avec Brossat.

Enfin, si nous préférons consacrer à la question de la Chine un article plus détaillé, reste que le mouvement hongkongais contre la loi d’extradition est aussi en partie un mouvement identitaire et où la haine contre les Chinois « continentaux » est souvent problématique [28]. Fin août, un hymne du mouvement a été composé, qui emprunte parfois à la Marseillaise et qui est désormais chanté à chaque rassemblement. En outre, le « localisme », tendance politique qui vise à mettre en avant les particularités et l’identité de Hong Kong, notamment par rapport à la Chine, jusqu’à revendiquer, dans sa version radicale, l’indépendance de la cité-État, a évidemment profité de ce mouvement pour se développer. S’il fallait traduire cette tendance dans le champ politique français, on dirait qu’il s’agit de la droite, voire de l’extrême droite libérale et xénophobe, du moins pour certaines frange du localisme. Mais cette tendance aux contours flous a aussi beaucoup évolué ces dernières années, intégrant une partie des déçus des mouvements citoyennistes plus traditionnels et rendant plus difficile de la situer politiquement aujourd’hui. La présence d’affects identitaires dans le mouvement, comme dans celui des Gilets jaunes, ne justifie pas l’immobilisme ; d’abord parce qu’il faut y être pour les combattre ; ensuite, parce que l’absence de position antagoniste forte abandonne ces affects au camps réactionnaire. La critique dubitative de gauche qui tient seulement à ne pas se salir les mains [29] n’est donc pas recevable. Nous ne voulons pas disserter sur un certain racisme présent à l’intérieur du mouvement, qui existe et doit être combattu (et il l’est). Plutôt, redire à quel point l’opposition au Parti Communiste Chinois est pertinente aujourd’hui. Non pas comme le croît Brossat, en faisant l’apologie de l’Occident en échange. Non pas, puisque nous sommes de ceux qui pensons que Chine et États-Unis forment bien deux pays mais sont réunis dans un seul système : le capitalisme, décliné aujourd’hui en néo-libéralisme autoritaire.

Se battre contre la Chine, comme on l’a constaté à Hong Kong, revient vite, au moins pratiquement, à se battre aussi contre tous ceux qui ont des intérêts en Chine (pour n’en citer que quelques uns : la NBA, Blizzard, Starbuck’s, Apple). Autrement dit, et peut-être que l’on peut même en tirer un genre de théorème : toute lutte qui persévère suffisamment finit par lutter contre la structure même de ce monde. Nous ne disons pas que c’est le cas actuellement, mais plutôt que c’est une potentialité contenue dans toute lutte qui va au bout de ses idées, ce qui est le cas à Hong Kong. La Chine n’est pas un régime communiste. Nous préférons ne pas parler de régime totalitaire pour ne pas emprunter si facilement les mots des démocrates assermentés du Figaro – et ici nous rejoignons Brossat – mais disons qu’il s’agit au moins d’un capitalisme autoritaire. Concernant le capitalisme, il est clair qu’il n’est pas critiqué frontalement dans le mouvement, si ce n’est dans ses marges, même s’il l’est pratiquement : Hong Kong est entré en récession à cause du mouvement, le tourisme chinois a dégringolé ces derniers mois, l’aéroport (8e mondial) transporte 15 % de passagers en moins par rapport à l’année dernière ; autant pour le capitalisme, et pour l’écologie. Concernant l’autoritarisme, le mouvement hongkongais est précurseur et concerne tout le monde puisqu’il se bat quasiment directement contre une puissance hégémonique qui figure parmi les pionniers de la surveillance et du contrôle social. Le mouvement, comme souvent, agit ici en révélateur : si les Hongkongais se battent, c’est aussi pour ne pas finir dans des camps de rééducation comme au Xinjiang ou enlevés subitement comme ces libraires dissidents il y a quelques années [30].

Derrière ces formes caricaturales, il y a aussi tout le contrôle moderne, à la pointe de l’innovation chinoise : la censure sur internet, la reconnaissance faciale, le système de crédit social qui permet, entre autre, d’encourager les Chinois Han à se marier avec des « ethnies » minoritaires afin de les assimiler plus rapidement. Enfin, pour ce qui est du capitalisme autoritaire dans son ensemble, rappelons rapidement que la répression du mouvement à Hong Kong est assurée par des camions à eaux français, que les américains livrent aussi du matériel de maintient de l’ordre à la police de Hong Kong, que c’est en partie pour assurer la pérennité des « nouvelles routes de la soie » - cet immense programme d’investissement, d’infrastructures et de commerce entre la Chine et 60 États vers l’Ouest, dont la France – que le Xinjiang est soumis à un régime de contrôle et de répression aussi puissant. Qu’il s’agisse là d’une des formes les plus performantes économiquement (ce que l’on appelle le « miracle chinois ») n’a rien d’étonnant mais doit nous inviter à soutenir d’autant plus ceux qui s’y opposent. Car là où le capitalisme et le pouvoir galopent, la contradiction pratique est d’autant plus vitale.

« Éclore partout »

On ne sait pas où va le mouvement, on ne sait pas vraiment qui le compose : des individus, au cœur de la métropole, décident soudainement de risquer leur vie pour se battre contre une loi d’extradition qui les met sous l’emprise grandissante de la Chine. Ce faisant, ils attaquent l’empire et la gouvernementalité sous ses formes contemporaines. Le capital comme forme de vie (l’individu métropolitain) s’attaque au capital comme empire et ce conflit fait naître des formes inattendues : l’individualisme qui apparaissait comme le terminus de la civilisation se retourne contre lui-même par la nécessité de la lutte – on se parle, on s’organise, on attaque et on se soutient. Quel que soit l’objectif, il y a eu un changement de paradigme dans le rapport au monde, dans l’idée qu’on se faisait de la vie : en ce sens, cette révolte ne peut pas être libérale au sens où l’entend Brossat, sans que cela augure pour autant d’une perspective claire pour la suite. Comme les Gilets jaunes en France ou le « Hirak » en Algérie, le mouvement à Hong Kong dure. Un nouvel écoulement du temps s’est mis en place : le samedi en France, le vendredi et le mardi en Algérie, les week-ends et certaines dates clés à Hong Kong, voilà des moments qui sont entrés dans le rythme quasi quotidien de centaines de milliers de personnes. Dans ces trois situations, le fait notable est que les concessions gouvernementales ne suffisent pas : le mouvement continue et on a vite compris qu’il était vain d’en prophétiser la fin.

L’économie et la police sont partout, et partout des gens tentent déjà de les mettre à terre. Tout mouvement d’ampleur contre ce monde révèle sa cohérence, révèle, au fond, combien le mensonge est Un, même s’il a plusieurs visages. Mais si le mensonge est un, la vérité, elle, a bien des chances d’être multiple. Un des mots d’ordre du mouvement à Hong Kong, depuis ses débuts, a particulièrement retenu notre attention : « Éclore partout », en anglais « Blossom everywhere », en cantonnais « Hoi Fa ». Le sens est tactique : il signifie qu’il faut multiplier les foyers de confrontation pour mieux déborder les forces de l’ordre et bloquer la ville. Début novembre, c’est parce que les routes principales de la ville ont été bloquées à des endroits stratégiques, notamment près des universités, que les flics ont commencé à encercler les manifestants, les forçant à se réfugier dans les facs et à en faire des bastions deux semaines pendant deux semaines. Durant tout l’été et depuis six mois, le fait notable du mouvement a été sa dissémination aux quatre coins de la ville : lors de la grève générale du 5 août, ce sont 7 cortèges différents qui ont sillonné les rues. Surtout, l’action s’est déportée des quartiers centraux, qui concentrent le pouvoir symbolique, politique et financier pour aller vers les quartiers périphériques, l’aéroport, les lieux de travail, les universités, etc.

Mais le slogan dit quelque chose de plus, il a une connotation joyeuse et presque existentielle : partout, il s’agit de naître à la lutte, de se révéler comme un agent possible du désordre, du blocage et de l’insurrection. On peut aussi le prendre métaphoriquement : derrière l’unité de la répression et le règne de l’économie se cachent une multitude de mondes, prêts à éclore. Pour le moment, la chape de la répression tient bon. Mais parce qu’elle est attaquée, de multiples fissures laissent entrevoir des voix discordantes, et la vie change déjà de saveur. On s’en remettra à ce qu’écrivaient des anarchistes hongkongais il y a quelques mois :

« La vie quotidienne elle-même devient une série de manœuvres tactiques, chacun devant faire attention à ce qu’il dit au déjeuner dans les cafés et les cantines de peur d’être entendu et dénoncé, expérimentant différentes façons de prendre le métro gratuitement sans être repéré, inventant des langages codés sur la messagerie instantanée ou les réseaux sociaux qui échappent au déchiffrement automatique. Il est tout à fait extraordinaire qu’autant de gens soient prêts à renoncer au confort de la métropole, au plaisir de l’anonymat dans leur vie quotidienne. Il est nécessaire de maintenir la clandestinité par d’autres moyens. Il est impossible de nier qu’au travers de tout cela, un sens de l’invention et de l’aventure illumine nos vies formatées ».

À distance, nous pouvons soutenir le mouvement à Hong Kong et en particulier certaines tendances en son sein mais nous pouvons aussi « éclore partout » et faire ce qu’il faut là où nous sommes.

[2Comme le laisse entendre un tag vu là-bas : « amerikkka-chinazi, two countries, one system », en photo plus loin dans cet article.

[5Évidemment, ceci est une traduction anglaise. Il est important de préciser que tout ce qui est en anglais est une traduction : pendant le Mouvement des parapluies les slogans, chansons et affichages étaient majoritairement en langue chinoise, ensuite pour certains slogans une traduction anglaise a été choisie pour homogénéiser et se rendre lisible à l’étranger.

[6En particulier le trio fondateur du mouvement « Occupy Central with Love and Peace », les professeurs Benny Tai et Chan Kin-man et le révérend Chu Yiu-ming.

[7À l’origine, cette expression vient du Laozi, un texte ancien classique qui repose sur des principes de philosophie taoïste. Elle signifie « la plus haute vertu est comme l’eau ». L’eau, c’est le dernier caractère : 水. Dans le contexte taoïste, elle veut dire que l’eau a une puissance symbolique en tant qu’élément de la nature : l’eau est à l’origine des choses du monde, sans pour autant rechercher l’éclat et le pouvoir. L’eau peut être plus forte encore que l’acier, tout en restant dans l’humilité et toujours proche de la terre, en se dispersant, en étant insaisissable. Ensuite, l’acteur Bruce Lee a réutilisé cette expression, en disant :

« Garde ton esprit, sans forme et sans état – comme l’eau.
En versant l’eau dans un verre, l’eau devient ce verre
En versant l’eau dans une bouteille, l’eau devient cette bouteille
En versant l’eau dans une théière, elle devient la théière.
L’eau peut couler, et l’eau peut aussi fracasser.
Mes chers amis, soyez comme l’eau [agissez comme agit l’eau] ».

[8Des amis anarchistes de Hong Kong écrivaient d’ailleurs, dès le début du mouvement : « Ce qui est intéressant dans cette lutte c’est que les gens passent vraiment beaucoup de temps à réfléchir à ce qui « fonctionne », ce qui demande le moins de dépense d’énergie et qui accomplit le maximum d’effets pour paralyser des parties de la ville ou interrompre la circulation, plutôt que ce qui est le plus attrayant moralement pour un « public » imaginé qui regarderait tout depuis la sécurité de son salon — ou même, réciproquement ce qui « fait » plus militant. »

[9Exemplaire de ce culte, au début du mouvement étudiant contre la précarité, à Toulouse, un étudiant d’un syndicat quelconque commençait son intervention – son discours – avec le beau lapsus suivant : « devant cette Assemblée Nationale….euh générale pardon ».

[10Voir cette interview et les explications très claires qui y sont données : « Pour l’organisation, c’est assez courant d’initier quelque chose suivant ces quelques étapes : 1. Je propose une action sur un forum anonyme. 2. Je laisse mon contact Telegram dans le post. 3. Quiconque est intéressé rejoint le groupe Telegram afin d’apporter quelques idées. »

[11Voir dans À nos amis  : « Si l’on peut aujourd’hui laisser s’effondrer sans crainte les vieilles superstructures rouillées des États-nations, c’est justement parce qu’elles doivent laisser la place à cette fameuse « gouvernance », souple, plastique, informelle, taoïste, qui s’impose en tout domaine, que ce soit dans la gestion de soi, des relations, des villes ou des entreprises. » « Nous cherchons le pouvoir à l’état solide quand cela fait bien longtemps qu’il est passé à l’état liquide, sinon gazeux. » « Ce n’est pas sans raison que l’on en vient à théoriser à présent la démocratie liquide. Car toute forme fixe est un obstacle à l’exercice du pur gouvernement. Dans le grand mouvement de fluidification générale, il n’y a pas de butée, il n’y a que des paliers sur une asymptote. Plus c’est fluide, plus c’est gouvernable ; et plus c’est gouvernable, plus c’est démocratique. Le single métropolitain est évidemment plus démocratique que le couple marié, qui lui-même est plus démocratique que le clan familial, qui lui-même est plus démocratique que le quartier mafieux. »

[12Et, dans une moindre mesure, HKGolden, ancêtre de LIHKG et qui avait servi de plateforme au mouvement des parapluies.

[14Voir les deux articles publiés sur lundimatin à ce sujet [ici→https://lundi.am/Hong-Kong-L-eau-le-feu-le-vent] et .

[15Alain Brossat, sur lundimatin

[16Voir, sur ce point, Karl Marx, à qui nous renvoyons Brossat. Par exemple, dans les thèses sur Feuerbach.

[17Voir l’interview d’un groupe d’anarchistes sur lundimatin : « Cela nous a amené à faire l’observation tragicomique qu’Hong Kong pourrait être le seul endroit dans le monde où des black blocs portent des drapeaux américains » et la note qui va avec.

[18Voir par exemple les films de Wong Kar-Wai, Chungking Express ou Fallen Angels qui exposent la solitude toute métropolitaine des Hongkongais d’une manière particulièrement touchante.

[21Sur ce point, voir les explications très claires dans cet article] déjà cité : « le maintien de cette unanimité occulte des problèmes systémiques au sein du mouvement et interdit aux personnes d’en débattre […] Mais quand cette ambiance affirmative masque une aversion pour la différence, la divergence et la dispute, par peur d’aliéner des gens et de diminuer la participation numérique aux manifestations, la frontière entre positivité et méfiance devient floue – et la singularité de chacune des personnes présentes est effectivement niée, tout le monde étant réduit à un corps se tenant aux côtés d’une masse d’autres corps. »

[22Comme semble un peu trop l’insinuer Alain Brossat lorsqu’il écrit : « vous ne trouverez pas à Hong Kong de ces dizaines de blessés, éborgnés, mutilés, victimes de l’usage disproportionné de la force par les corps de répression mobilisés pour l’occasion, pas de morts, pas de ces abattoirs judiciaires assénant « en flagrant délit », pour des crimes et délits imaginaires, des peines exorbitantes. »

[23Un manifestant est mort le 8 novembre après une course poursuite avec la police. Le 11, une grève sauvage d’un journée se lançait, suivie des blocages en plusieurs points qui ont initié la cristallisation autour des facultés.

[24Au contraire, en octobre, quand un canon à eau avait aspergé une mosquée, les manifestants avaient ensuite fait des démonstrations massives de soutient envers les minorités ethniques de la ville.

[25Le site revendique son affiliation à « gauche » mais il faut préciser que, pour la majorité des Hongkongais, cette notion n’a pas de sens, voire est associée, comme chez nous, aux vieux militants immobiles et impuissants. Sur le sens du mot « gauche » à Hong Kong, voire le premier entretient avec des anarchistes : « Cela intéressera les lecteurs de l’étranger de savoir que le mot “gauche” à Hong Kong a deux connotations. Évidemment, pour la génération de nos parents et grands-parents, “Gauche” veut dire “Communiste”. Et c’est pourquoi “Gauche” peut désigner tout aussi bien un homme d’affaires membre du parti, qu’un politicien pro-establishment et ouvertement pro-Chine. Pour les plus jeunes, le mot “Gauche” est surtout stigmatisant (souvent conjugué avec “plastique”, un mot qui ressemble à “connard” en cantonais) et est associé à une génération antérieure d’activistes, qui étaient impliqués dans la séquence précédente de luttes sociales - parmi lesquelles l’opposition à la démolition du Queen’s Pier dans Central (le quartier d’affaires de Hong Kong), les luttes contre la construction d’une ligne de train à grande vitesse entre le nord-est de Hong Kong et la Chine, et contre la destruction de grandes étendues de terres agricoles dans les territoires du Nord-Est. Toutes ces luttes ont fini en défaites démoralisantes. Ces mouvements étaient souvent menés par des porte-paroles qui parlaient bien - des artistes ou des représentants d’ONG qui avaient formé des alliances tactiques avec les progressistes dans le mouvement pan-démocratique. La défaite de ces mouvements, due à leur réticence à soutenir l’action directe et à leurs appels à la patience et à des négociations avec les autorités, est maintenant attribuée à cette génération d’activistes. Toute la rage et la frustration de ces jeunes qui sont devenus adultes à cette période, et qui ont suivi les injonctions de ces figures de proue qui leur ordonnaient de se disperser alors que sous leurs yeux se déroulait une énième défaite, une démonstration de plus de passivité orchestrée, a progressivement effectué un virage à droite. Même les organisations étudiantes du secondaire et universitaires, qui étaient traditionnellement ancrées au centre-gauche et progressistes, sont devenues explicitement nationalistes. ». On trouvera également des explications éclairantes par ici, notamment dans la note vii.

[26Il la précise d’ailleurs : « Pour les étudiants de ma génération, en France et, plus généralement, en Europe occidentale, l’histoire (souvent écrite avec une capitale Histoire) s’imposait absolument comme un milieu prépondérant »

[27Par là, nous n’entendons pas une tendance précise mais plutôt le plan de référence (théoriques, historiques, politiques) sur lequel s’est politisée la gauche de la gauche en France après la Seconde Guerre mondiale : l’influence de Marx, l’ambition de peser sur l’Histoire avec un grand « H », le tout scindé en mille écoles plus ou moins rivales.

[28La méfiance, voire le racisme envers les Chinois continentaux ne date pas du début du mouvement : il est le résultat de plusieurs décennies d’histoire sur lesquelles nous espérons revenir plus tard, dans un autre article.

[29Voir Brossat : « La question, encore une fois, est de savoir comment l’on peut s’engager à fond dans le soutien à ce mouvement sans se tacher les doigts avec cette sorte de cambouis. » dans sa « Lettre ouverte par mégarde aux amis »

[30Voir par exemple ici

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