Vocabulaire critique et spéculatif des transitions

ZAD, Zones À Défendre (travail en cours)

paru dans lundimatin#380, le 27 avril 2023

Depuis quelques temps déjà, l’Atelier d’écologie politique « Penser les transitions » de l’université de Bourgogne travaille sur un dictionnaire collectif d’un type nouveau : un vocabulaire critique et spéculatif. Nous en publions ici une entrée : Z comme ZAD, Zones À Défendre, par Jean-Louis Tornatore, François Jarrige, Antoine Lagneau, Yannick Sencébé, Josep Rafanell i Orra…

Que mille ZAD éclosent comme autant de coquelicots bornant un champ de blé gavé de pesticide !

En novembre 2016, alors que la situation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes était très tendue et incertaine – le référendum avait donné la majorité au oui à l’aéroport –, une soixantaine d’universitaires, chercheur.es, intellectuel.les, écrivain.nes, artistes avaient apporté leur soutien en érigeant, dans un amphi de l’EHESS [1] et lors qu’un week-end sur les lieux, une « barricade de mots » en forme d’abécédaire de la Zad. Si l’initiative a pu être critiquée au sein même de la ZAD donnant l’occasion à quelques-un.es de ses habitant.es d’exprimer leur méfiance à l’égard « des sociologues et des intellectuel.les » (voir le texte « Intellos, poil au dos » [2]), elle avait quand même laissé percer un intérêt manifeste voire de l’enthousiasme pour une expérience dont pourtant, certaine.s, par leur mode de vie, étaient à des lieues de distance. En somme, même dans son ambiguïté, elle apportait la preuve que la ZAD était devenue une figure publique de la contestation, la figure d’une capacité d’insurgence contre les projets destructeurs associés au monde de la modernité capitaliste et extractiviste.

Sept ans plus tard, la charge du ministre de l’Intérieur annonçant la création d’une cellule anti-ZAD, et n’hésitant pas pour l’argumenter à reprendre le langage de l’extrême droite [3], confirme s’il en fallait sa puissance politique, nécessairement devenue dès lors à abattre. Son entrée dans le langage courant lui vaut une définition dans le Larousse [4] qui ne se méprend pas sur sa portée subversive, en la déclarant au service de « l’environnement et des populations locales ». (Et même lorsque la cheffe du RN accuse Mélenchon de vouloir transformer l’Assemblée nationale en ZAD !) Ainsi, la zad, désignation commune de la contestation d’extrême gauche, devient l’indicateur de la dérive très droitière du gouvernement. Si l’annonce du ministre pousse à interroger les limites de la représentativité politique dès lorsqu’elle est contenue dans des institutions soumises au présidentialisme du pouvoir, elle invite aussi à réaffirmer ce qui a fait la force de la ZAD, avec majuscules, et des ZAD un peu partout semées, en tant qu’instances de défense construisant les objets de leurs luttes comme la métaphore d’une opposition majeure entre mondes – et entre conceptions du monde. Aujourd’hui, c’est la ZAD qui est à défendre, non plus celle de Notre-Dame-des-Landes [5], mais la ZAD, figure politique majeure qui porte haut les désespoirs de nos milieux de vie abîmés ou détruits par la force mortifère du techno-capitalisme et les espoirs d’un monde à construire, un monde pluriel et qui dit surtout le monde dans lequel nous voulons, pouvons plus vivre, parce que précisément, ennemi de la vie, il ne le permet pas.

Il nous revient à nous, intellos de tous poils (au dos), de prendre part à ce travail de défense et publicisation d’une forme vivante qui ne peut être ni criminalisée ni réduite aux caricatures dont le pouvoir l’affuble. Il faut la dire et la redire dans la vérité du présent qu’elle rejette et du futur qu’elle porte. L’atelier d’écologie politique « penser les transitions », de l’université de Bourgogne, ouvre, sans penser même un instant la refermer, une entrée « ZAD » dans le Vocabulaire critique et spéculatif des transitions qu’il publie. À chacune et chacun d’y contribuer.

Jean-Louis Tornatore
6 avril 2023

Généalogie des ZAD

Face au rouleau compresseur du développement industriel, des opposants au bétonnage défendent les terres en les occupant. Quitte à ne pas respecter la sacro-sainte propriété privée et à multiplier les « ZAD ». Au début du printemps 2021, alors qu’une partie du monde restait confinée, une série d’actions et de mouvements d’occupation à l’appel des « Soulèvements de la terre » a tenté de s’opposer à la « réintoxication du monde ». Cet appel invitait à reprendre les terres, à bloquer les industries qui les dévorent, en planifiant des actions qui devaient rompre avec la sclérose ambiante.

Inventions

Depuis deux ans, il s’agit de l’un des mouvements sociaux les plus originaux et créatif des dernières décennies. Depuis le mouvement des faucheurs volontaires au début du XXIe siècle, le monde écologique ne cesse de réinventer ses répertoires d’action protestataires, dans la foulée de l’essor des ZAD, les militants n’hésitent plus à avoir recours à des occupations et des squats pour bloquer des projets destructeurs. Alors que les pouvoirs politiques et économiques cherchent à réprimer et endiguer ce mouvement, nous devons le soutenir au nom de la préservation de ce qui peut encore l’être.

L’expression zone à défendre (ZAD) est un néologisme qui a fleuri dans l’espace francophone après 2010 pour désigner des formes de squats politiques, généralement en zone rural, mais on en trouve aussi en milieu urbain, afin de s’opposer à un projet d’aménagement tout en réinventant des modes de vie autonomes. L’acronyme est d’abord un détournement de l’expression « zone d’aménagement différé » qui, dans le langage technocratique, désignait la procédure par laquelle les collectivités locales, via l’utilisation d’un droit de préemption, pouvaient s’assurer la maîtrise foncière de terrains en vue d’opération d’aménagement.

Apparu autour de 2010 lors du mouvement d’opposition à la construction de l’aéroport de NDDL, le mouvement dit des ZAD trouve ses origines dans la contestation de grands projets déclarés d’utilité publique mais contestés par les experts et militants de l’environnements. A cet égard, il s’agit de formes de lutte qui s’inscrivent dans la continuité des grands mouvements des années 1968, qu’il s’agisse de la lutte du Larzac contre l’extension d’un camp militaire entre 1971 et 1981, ou de certaines luttes antinucléaires comme à Plogoff à la fin des années 1970 et au début 1980.

Dès 2016, le terme « zadiste » entre dans le dictionnaire Le Petit Robert, qui le définit comme un « Militant qui occupe une ZAD pour s’opposer à un projet d’aménagement qui porterait préjudice à l’environnement ». Comment un ministre de l’Intérieur pourrait-il abolir un mode d’action qui a pénétré dans le dictionnaire et le langage courant ? Comment imaginer que ces formes d’action si riches et inventives pourraient disparaître du fait de décisions hors-sol et déconnectées. D’autant que ces expériences actuelles s’inscrivent dans une longue généalogie de luttes et de répertoires d’action.

Occupations

Sans cesse condamnée et criminalisée, l’occupation est en effet depuis longtemps un moyen d’action légitime dans un contexte de luttes foncières. On sait que le mot squatters remonte aux temps des éleveurs de mouton qui occupaient illégalement des terrains en Australie au milieu du XIXe siècle. Par la suite, le terme a été utilisé pour désigner des pratiques d’occupations très différentes dans leurs objectifs et leurs formes, mais qui avaient comme point commun de témoigner de l’expérience de classes populaires auxquelles on refuse des terres ou un toit, que ce soit les premiers colons misérables des empires ou par la suite les ouvriers de la grande industrie victimes de la spéculation et incapables de se loger décemment dans les grandes villes européennes en croissance.

Tout au long du XIXe siècle en effet, les classes populaires urbaines vivent dans des conditions souvent difficiles, dans des garnis collectifs, des taudis misérables, des logements insalubres. Beaucoup cherchent alors des alternatives en passant une grande partie de leur temps dans la rue, au café, alors que l’espace à soi de la maison constitue d’abord une spécificité des modes de vie bourgeois. À la fin du xixe siècle, il était fréquent que les locataires s’en aillent « à la cloche de bois », c’est-à-dire s’enfuient la nuit subrepticement, pratique que des militants anarchistes théoriseront comme un moyen légitime de se loger à bas coût alors que flambe l’immobilier.

L’occupation illégale s’accroît au cours du XXe siècle dans les périodes de crises comme les années 1930, ou à la suite des destructions de guerre. Dans les années 1950, l’abbé Pierre fait d’ailleurs du squat un outil pour dénoncer le scandale d’un parc de logements vides coexistant avec des foules de sans-abri, alors même que la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamait « le droit au logement pour tous ». L’État est parfois intervenu, comme avec l’ordonnance de 1945 qui instituait le droit de réquisition des logements vacants ou inoccupés au profit des familles sans logis. Mais la mesure fut largement inopérante et peu de réquisitions eurent effectivement lieu. Par la suite, les occupations prirent des formes multiples, comme ces bidonvilles des années 1960 occupées par des populations immigrées qui ne trouvaient pas à loger.

À la fin du XXe siècle, les squats prirent de multiples formes, alors que la figure du squatteur recoupait en grande partie celle de la pauvreté : migrants, jeunes en difficultés, punks et néo-ruraux en rupture de ban et en quête de terrains et de bâtiments pour expérimenter d’autres modes de vie.

La question foncière

Si l’occupation illégale d’un terrain ou d’un habitat retrouve une nouvelle dynamique aujourd’hui, c’est parce qu’elle rencontre la question foncière, plus vive que jamais même si elle reste peu discutée et débattue. Dans les dix ans qui viennent, on estime en effet que la moitié des agriculteurs français vont partir à la retraite, entraînant mécaniquement un grand mouvement des terres agricoles. Or, les usages urbains et industriels de la terre continuent d’être considérés comme prioritaires face aux espaces agricoles et naturels encore perçus par beaucoup comme « infinis ». Faut-il encore rappeler qu’en France, selon les statistiques d’État elles-mêmes, entre 20 000 et 30 000 hectares sont artificialisés chaque année, artificialisation qui augmente presque quatre fois plus vite que la population ? Il est plus que temps d’interrompre ce processus dramatique qui réduit la biodiversité, fragilise les écosystèmes, appauvrit les sols et détruit tout avenir. La question est essentielle car les usages qui seront faits de ces terres agricoles façonneront largement les paysages de l’avenir.

Les occupations et actions d’occupations visent à redynamiser le monde paysan en favorisant l’installation de producteurs, en redistribuant la terre à ceux qui veulent la cultiver au lieu de la laisser aux machines. Si beaucoup souhaitent s’installer et opérer un retour à la terre, ils sont généralement freinés par les difficultés de l’accès au foncier. Diverses actions tentent aujourd’hui d’œuvrer à la « reprise des terres » afin de créer un espace de transmission, de coopération et d’élaboration d’outils pour faciliter à long terme la réappropriation de terres par des collectifs qui désirent en prendre soin. Le second objectif, tout aussi fondamental, consiste à bloquer les fronts d’urbanisation et les grands projets d’infrastructures inutiles et toxiques. Depuis 15 ans, les ZAD sont ainsi devenues une forme de lutte qui passe par l’occupation et la réappropriation du territoire, la réinvention des façons d’habiter, pour contrer l’artificialisation des terres qui se poursuit malgré les promesses gouvernementales.

Il fait peu de doutes que ces expériences et projets seront de plus en plus criminalisés et diffamés par le libéralisme autoritaire au pouvoir, par la droite qui continue de sacraliser la propriété privée, comme par une partie de la gauche productiviste qui stigmatisera les radicaux et les supposés ayatollahs de l’écologie. Comme à chaque fois, il faudra déminer et expliquer. Mais derrière ces projets, il y a aussi la question de la propriété et de son caractère absolu, qui mérite d’être posée comme elle le fut déjà par le passé.

Face à la dévastation en cours et aux défis écologiques immenses, il est évident que le culte moderne de la propriété privée atteint désormais ses limites en favorisant l’accaparement inégalitaire et la surexploitation productiviste. À l’inverse, il est nécessaire d’imaginer un droit de propriété relatif, davantage soumis à l’intérêt commun et à ces autres droits tout aussi fondamentaux que sont par exemple le droit au logement, à l’alimentation, à un environnement sain, mais aussi le droit de préserver les terres nourricières pour léguer à ceux qui nous suivront un monde encore vivable.

François Jarrige
6 avril 2023

La friche urbaine, matrice de ZAD potagères et artistiques, de cultures vivantes et populaires

La gouvernance d’une ville a ceci de particulier qu’elle implique, suivant le bord politique au pouvoir, une volonté souvent décomplexée ou parfois mal assumée, d’encadrer chaque cm2 du territoire à coup de Plans locaux d’urbanisme et autres règlements juridiques, administratifs et finalement normatifs. Ce faisant, il s’agit bien de soustraire chaque portion de ville, petite ou grande, à toute velléité d’autonomie habitante ou d’invention de communs urbains.

Ici, chaque espace se voit alors attribué une fonctionnalité et dans cet univers aseptisé et contrôlé, l’ennemi juré est la friche : par définition, elle incarne l’idée du vague, d’un brouillon de territoire lieu de tous les vices aux yeux de nos gouvernements urbains. Lesquels ne ménagent pas leurs efforts pour la confisquer et la rendre invisible à grand renfort d’immenses palissades qui la protègeront avant l’édification d’un futur écoquartier (quand ce n’est pas d’un agri-quartier), le tout dûment surveillé par l’excroissance inévitable de tout métropole qui se respecte, la vidéoprotection…

La friche, le terrain vague, l’interstice sont donc ces lieux où une portion de nos cités, quand elle réussit à échapper à la mainmise technocratique et à la marchandisation des espaces publics, redevient hospitalière, accueillante, vivante, vivace... Ici se retrouve le goût de la liberté d’aller et venir, de jouer et de jouir, qui n’est plus entravée par l’ordre policé. Ici encore, l’individu se confie à l’autre, humain ou non humain. Ici aussi se soigne le vague à l’âme et se réfugient des personnes aux trajectoires de vie brisée. Ici enfin, une foule s’époumone et s’abandonne au milieu de rangées de tomates et autres salades, sur un morceau de rap diffusé par un sound system.

La proposition consistant à ce point du récit, à relier un courant musical, le rap, à une activité jardinière semble assez indigeste. Et pourtant, c’est bien la même année, au même endroit et dans un contexte social semblable que ces deux cultures, potagère et artistique, sont apparues dans un paysage urbain. Ce paysage, c’est le New-York des années 70 et ses quartiers paupérisés par une crise économique brutale, où prospèrent et s’exacerbent les inégalités sociales. Mais dans les friches industrielles et terrains vagues qui ne cessent de s’étendre, une double révolution urbaine s’annonce à bas bruit.

Nous sommes en 1973 : en plein été, quelque part dans le Bronx, au nord de New-York, Clive Campbell, qui ne tardera pas à prendre le pseudonyme de DJ Kool Herc et sa sœur Cindy s’apprêtent à organiser une block party (fête de quartier, NdlR) qui va rester dans l’histoire musicale. Aux commandes de son sound system, DJ Kool Herc signe ce soir-là la naissance de la culture hip hop et d’un style musical unique : le rap.

Cette même année, au sud de New-York, c’est un autre son, plus métallique celui-ci, qui surgit du quartier de Houston. Ce son, c’est celui de pelles martelant et retournant le sol, transformant une friche en potager urbain, premier acte d‘une longue série d’actions d’un groupe auto-baptisé « guerrilla gardening ». Un mouvement aux racines ouvrières et populaires, qui, sous l’impulsion d’une artiste plasticienne, Liz Christy, va en une décennie, se propager dans toute l’Amérique du Nord.

Quelques années plus tard, quand le monde bascule dans les années 80, le hip hop a déjà fait le tour de la planète. Il est devenu le porte-drapeau artistique des luttes sociales issues des quartiers populaires, incarnant à lui seul les cultures urbaines. L’agriculture urbaine, elle, attend encore son heure.

Les premiers potagistes activistes entrent véritablement en scène à la fin des années 90, revendiquant leur filiation ave Liz Christy sans pour autant se constituer en guerrilla gardening. Celle-ci fera ses débuts au grand jour au cours de la première décennie du 21e siècle, investissant progressivement friches et terrains vagues, ces espaces troubles, parfois tristement baptisés « délaissés urbains ». C’est la doctrine même du « fonctionnalisme urbain » hérité de La Charte d’Athènes portée par Le Corbusier en 1933, qui est alors battue en brèche. Le puissant imaginaire qui émane de ces lieux de vie agit comme une force d’émancipation et d’inspiration repoussant règlements, règles et autres normes au-delà des palissades qui les entourent et les étouffent.

Les palissades...

C’est devant elles que débute l’exploration des terras incognitas urbaines, dissimulées au regard des passants, des habitants, de la ville entière. Longtemps de bois, de briques et le plus souvent aujourd’hui en triste tôle, les palissades remplissent leur rôle : barrières visuelles et matérielles destinées à décourager toute velléité d’intrusion... jusqu’à ce qu’elles soient renversées par le pouvoir de l’imagination. Celle-ci se joue alors de l’obstacle, s’en empare, pour le franchir ou même l’enrichir. Détournée de son usage initiale, dépourvue de la fonction qui lui était attribué, la palissade ne sépare plus la ville du terrain vague mais se mue en surface d’expression, appendice artistique bientôt indissociable de la friche elle-même. Elle s’offre alors à toutes les influences, au gré des rencontres, des époques, des envies : avec ses graffs et ses tags, le hip hop en a fait une star des dernières décennies du 20e siècle, inspirant quelques années plus tard les potagistes urbains de la guerrilla gardening. Leurs premiers passages à l’action dans les rues de Paris est signalé dès 2010 au détour d’un reportage [6] qui décrit des « gestes rapides et méthodiques : saisir un gros morceau de mousse fraîche, le badigeonner de colle et le disposer sur le mur, de façon à former une grande fleur. D’abord la tige, puis le cœur et enfin les pétales ». Le jardinier guérillero y donne alors la recette pour cette expression murale cousine pas si éloignée du graff : « On a récolté la mousse dans le bois de Vincennes et la colle est un mélange de farine, de bière, de yaourt et de sucre. »

Devenue tableau vivant par le biais d’un graff coloré à la bombe de peinture et d’un tag végétal à base de mousse, la palissade a définitivement failli à sa fonction pour devenir un élément symbiotique des cultures urbaines. En s’affranchissant d’un supposé infranchissable, l’artiste, qu’il soit issu de la culture hip hop ou de la culture potagère, s’extrait du quadrillage urbain codifié. Cette rigidité qui gouverne nos villes du 21e siècle n’est que la continuité d’une tendance dont les prémices sont largement ancrées dans cette ville fonctionnelle fantasmée au premier quart du 20e siècle. Dans cette urbanité où « l’on inculque le raisonnable » comme le dit joliment Pierre Sansot [7], l’étroitesse des champs du possible se ressent dès l’enfance. Pour y échapper, reste alors la recherche du jardin secret devenu une quête qui ne prend fin qu’au pied de la palissade et débouche, une fois celle-ci franchie, sur cet espace hors du temps mais si vivant, la friche.

Les jardiniers des friches, loin de cultiver l’art du code de l’urbanisme bien établi, sont au contraire des semeurs d’un désordre poétique, qui puise son inspiration dans ce recoin de morceau urbain déclassé. Cet état de déclassement offre un répit temporel à ce milieu jusqu’au moment où le fonctionnalisme urbain appliquera finalement sa sentence et lui assignera un avenir bien éloigné de son présent. Mais dans cet intervalle qui le sépare de l’inéluctable, le terrain vague demeure cet îlot hors du temps, à la fois habitat pour les uns et lieu de passage pour les autres. Il est un lieu de divagation, libre et foisonnant, émergeant de la pesanteur urbaine où l’on s’attache surtout à canaliser les êtres et les âmes. La divagation échappe à l’idéologie de la fonction, qui voudrait un monde qui lui ressemble, rectiligne et uniforme, oubliant le vivant qui n’est que méandres et croisements, mues et métamorphoses. « On peut agir comme on jardine : ça veut dire favoriser en tout la vie, parier sur ses inventions, croire aux métamorphoses, prendre soin du jardin planétaire », écrit Marielle Macé [8], saisissant à travers ses mots, toute la dimension sensible de l’acte potager des guérilleros jardinier.

Cette agriculture des rues et des friches est une culture de la métamorphose qui cultive le présent en prenant soin de ne pas nier ni bouleverser le passé. Elle compose et transforme avec. Avec le vivant qui l’entoure, avec les murs et palissades qui se dressent, avec l’hétéroclisme des objets échoués là, avec ce qui est la ville et émerge de celle-ci. Ces émergences végétales, parfois de bois, de briques ou de béton nourrissent les jardiniers urbains comme elles ont nourri les artistes du hip hop. Leur art, potager pour les uns, musical, graphique pour les autres, s’est épanouit au cœur de ces friches, terrains vagues et interstices, participant à la métamorphose de la ville.


C’est une même matrice qui a forgé, depuis le New-York des années 70, l’histoire du hip hop et de l’agriculture urbaine, une matrice où la revendication de la rue et le partage des espaces publics sont des composantes fondamentales. Une matrice permettant de développer des cultures vivantes et populaires, enrichissant et métamorphosant la ville par leur mixité, leur diversité, leur spontanéité.

Dans ces (re)prises de territoires urbains s’entrelacent des histoires de vie, de vivants, d’un quotidien appartenant au passé, parfois encore conjugué au présent et plus rarement, par le caractère souvent éphémère de l’endroit, au futur. Ce sont des endroits habités par le matériel et les corps mais aussi par l’immatériel, par des formes qui échappent à la rationalité, esprits des lieux si imperceptibles qu’on ne les perçoit souvent qu’une fois le lieu détruit, quand le silence et le chaos succèdent au déchaînement de bruit et de fureur d’une tractopelle volant au secours de l’ordre capitaliste un instant menacé. Les métropoles raffolent de cette machinerie de chantier faite de métal hurlant et fumant, qui engloutit les souvenirs des êtres et les traces du vivant sédimentées dans les terres urbaines. Les destructions de ces lieux nourrissent le projet métropolitain qui peut ainsi mieux magnifier et mettre en scène sa propre histoire, en appliquant l’implacable politique de la table rase.

C’est une véritable entreprise colonisatrice qui est l’œuvre, s‘accaparant sans état d’âme, territoires et terres, faisant disparaitre mémoire collective, petites et grandes histoires des habitants et des voyageurs passés par ces lieux. Les esprits eux se sont définitivement envolés et avec eux, la dernière possibilité de nous relier aux choses, aux espèces et aux espaces. Ne reste, à l’image des quartiers populaires souvent objet de ce traitement et de cette stratégie du choc [9], qu’un quotidien bouleversé, un champ de ruines matériel et immatériel, là où autrefois se déployaient des champs du possible.

Pour que la terre soit ou devienne un dénominateur commun des luttes sociales, elle ne peut évidemment s’imaginer uniquement comme territoire d’expression agricole et nourricier. La terre, de celle que l’on trouve dans nos friches urbaines, est un territoire d’expression tout court, de cultures populaires sous toutes ses formes, artistiques comme potagères, qui s’épanouissent sans entrave et autorisation.

C’est un sol vivant dans toutes ses acceptations, en surface autant qu’en volume, sous nos pieds, un refuge où l’humain et le non humain forgent une histoire commune. Ici, dans ces ZAD urbaines, nait un esprit des lieux qui voyage et se lie à d’autres esprits, dans d’autres territoires, périurbains ou ruraux, là où d’autres terres se soulèvent aussi.

Antoine Lagneau
11 avril 2023

Pourquoi les ZAD sont des lieux hautement subversifs et instamment à défendre. Habiter la terre, sans la posséder.

Alors que le capitalisme et l’instauration de la propriété privée marchande ont tenté d’effacer de nos mémoires, depuis deux siècles, le droit d’usage des lieux et le ménagement paysan du territoire, voici qu’on revendique, d’une ZAD à l’autre, le droit d’habiter des lieux sans les posséder et, pire encore, l’urgence de n’y rien faire qui porte atteinte à la Nature, ce que communément les aménageurs appréhendent en termes de « Zone à Aménagement Différé ou Concerté ».

Alors que le nouvel esprit du capitalisme diffuse depuis les années 1980, sur un faux air de liberté et de créativité, l’injonction à se rendre mobile et flexible – c’est-à-dire en langage managérial à accroitre notre « réseau » et notre « employabilité » –, voilà qu’au sein même des ZAD, on cultive l’enracinement, l’attachement aux lieux et le ré-ancrage dans la patience qu’il faut pour habiter et cohabiter durablement.

Voici pourquoi ces lieux que l’on nomme des ZAD, et qui ne sont peut-être au fond que la réactualisation de formes très anciennes d’être en collectif et de vivre sur terre, sont hautement subversifs et instamment à défendre.

Premièrement, parce que la propriété privée marchande, instaurée par la bourgeoisie au 18e siècle et défendue par l’État mis à son service, a introduit une confusion entre propriété et marchandise, entre appropriation et possession, rendant légale et banale la dépossession là où n’existaient que des droits d’usage détenus entre différentes mains pouvant se superposer dans le temps (droit de vaine pâture, droit de glanage …).

Revenons sur l’idée de propriété privée qui est au centre de la subversion mais aussi de la confusion. L’Occident moderne n’a pas inventé la propriété privée – elle existait déjà par exemple dans l’Afrique précoloniale mais sous une forme non marchande [10]. Imaginer que les sociétés d’avant le capitalisme aient pu vivre en tant que société sans que chacun ait une propriété, « un chez soi » garantie par des règles collectives d’attribution de la terre, revient à penser (ou à ne pas penser du tout la question ?) qu’elles aient pu survivre si longtemps dans le chaos de la guerre généralisée, de l’errance et de la précarité. Ce que l’Occident a inventé, c’est la propriété absolue qui constitue, comme l’explique E. Leroy [11], « le fruit de la modernité en lien avec des inventions de l’État, du marché capitaliste et de l’individualisme  ». La propriété absolue s’entend comme la concentration des trois droits – us (usage), fructus (tirer les fruits, le loyer), abusus (aliéner) – dans les mains du même détenteur, le propriétaire. Le droit d’aliéner est le plus important dans la transformation de la terre en bien pouvant circuler sur un marché globalisé. De fait, la propriété absolue, c’est l’abus, pour reprendre l’idée formulée par A. Berlan [12], qui souligne aussi l’extension du droit d’usage du propriétaire au droit de non-usage, pratique inexistante dans les régimes coutumiers ou dans les sociétés d’ancien régime. En effet, toute terre inutilisée, en dehors de la jachère, était réattribuée par la communauté ou le seigneur local. Et ce droit absolu, exorbitant car la terre ne peut être une marchandise puisqu’elle n’est pas un bien fabriqué pour être vendu mais le support même du vivant, n’aurait pu survivre sans qu’une autorité puissante et centralisée ne le défende et ne le légitime. En ce sens, la propriété privée moderne, c’est-à-dire marchande et absolue, se caractérise par la centralisation dans une autorité unique – l’État – du droit de concéder et de réglementer le faisceau de droits sur la terre, au nom de l’intérêt général qu’il incarne et monopolise. Si d’autres acteurs émergent actuellement (grands groupes, investisseurs, mais aussi collectivités et métropoles…), l’État dispose à cet égard d’une prérogative essentielle, celle d’exercer un réel contrôle ou d’organiser son retrait au profit d’autres mécanismes d’appropriation du sol et d’autres acteurs. Cette « présence ambigüe » [13] n’est pas récente, et elle a, selon les époques et les situations, œuvré dans des sens différents (colonisation, formation d’une agriculture capitaliste, encouragement à la construction et à l’accès à la propriété…). Et aujourd’hui, lorsqu’il semble s’effacer, laissant se développer une agriculture de firme, l’État n’organise-t-il pas son retrait ainsi que les marges juridiques propices à la financiarisation de l’agriculture et du foncier ?

Soulignons enfin le lien entre le droit de propriété – concédé par l’État – et l’attribution de ce droit aux « particuliers », les groupes et communautés étant renvoyés à des cas particuliers et devant rentrer dans le cadre juridique de personnes morales (sociétés, sociétés civiles immobilières, groupements fonciers agricoles…). Cette disposition a eu pour finalité originelle de renforcer le contrôle étatique et défaire les « formules équilibrant au mieux les intérêts des individus et ceux des groupes, selon des montages communautaires  » [14]. L’instauration de la propriété privée individuelle et marchande a donc été l’outil juridique, politique et économique de destruction des communs, de dissolution des « communautés », laissant place à une société d’individus directement reliés à l’État et intégrés à un marché globalisé. Il n’est donc pas surprenant de constater que le gouvernement à distance ou par retrait que l’autorité centrale pratique sur le foncier en « temps normal », laisse place à l’exercice de la violence d’État, lorsque des collectifs prétendent instituer des communs agricoles à Notre-Dame-des-Landes en 2018, ou contester l’accaparement par quelqu’un d’un bien commun comme l’eau à Sainte-Soline en 2023. La raison de cette réaction brutale tient à l’enjeu de défense du contrôle territorial face à ce qui peut apparaître comme la semence d’un précédent d’appropriation et d’autogestion collective du sol ou comme la contestation de son monopole à définir l’intérêt général.

Avec l’instauration du droit de propriété privée marchande nait donc la confusion entre l’acte d’acquérir par le marché un titre de propriété privée et la possibilité effective pour tout membre d’une société, digne de ce nom, de poser ses pieds sur terre, d’y trouver logis, nourriture, et relation pacifique avec autrui. Plus encore, l’extension du droit d’usage au droit de non usage fait apparaitre comme « normal » l’abus le plus injuste : celui d’occuper plus de terre qu’il ne faut pour vivre, et celui de ne pas faire usage d’un bien que l’on possède par le titre de propriété. Logement non occupés et spéculatifs, multi-résidences somptueusement indécentes que s’arrogent les plus riches, en sont les traductions. Ce qui nous apparait aujourd’hui comme « normal » parce que généralisé et légal n’est pourtant qu’un événement très singulier et récent dans l’histoire humaine (comme en témoignent de nombreux travaux d’anthropologie) et une forme très contingente de rapport à la terre : « Il n’y a aucune liaison de nature entre la propriété et l’argent. La liaison établie aujourd’hui est seulement le fait d’un système qui a concentré sur l’argent la force de tous les mobiles possibles » [15].

Ce que les ZAD remémorent (en ce sens il s’agit de la transmission réactualisée d’un savoir et d’une pratique effacés) et re-concrétisent aujourd’hui, c’est justement la possibilité d’habiter quelque part sur terre sans passer ni par le marché ni par l’État. C’est le droit d’usage d’un lieu collectivement approprié, constitué en commun dont il s’agit de ne pas « abuser » – celui qui n’y est pas durant un certain temps en perd l’usage au bénéfice d’autres arrivants – où il s’agit de prendre place en respectant la nature et en cohabitant avec des autres (humains ou non humains). Il ne s’agit donc pas de remettre en cause la propriété – au sens d’appartenir à un lieu que l’on fait « sien » - mais au contraire de rouvrir à chacun le droit de s’approprier une parcelle de terre, un petit bout de la planète où nous sommes amenés à vivre, avec ou sans argent, avec ou sans papier. Voici pourquoi l’existence même des ZAD est subversive, car il témoigne de l’injustice du système de propriété marchande, et de son inefficacité à offrir à chaque membre de la société qu’il prétend organiser, la sécurité ontologique que chacun est en droit d’exiger – à moins de renoncer à l’idée même de « faire société », comme le fit naguère ouvertement Margaret Tchatcher [16]. Mais dès lors, la criminalisation de ce mouvement social [17] au motif qu’il remet en cause l’ordre public ou qu’il constitue une forme de terrorisme, apparait particulièrement peu fondée et malhonnête puisque la concurrence généralisée des individus que prône le néolibéralisme, et les inégalités et exclusions qu’impose l’application des lois du marché impliquent, dans les faits, la dissolution de la chose publique et de l’intérêt général qui sont, pourtant, ce au nom de quoi l’État exerce le monopole de la violence légitime. Le terrorisme supposé émaner des ZAD se devrait alors d’être comparé au terrorisme qui ne dit pas son nom et qui, chaque jour, bétonne la nature, expulse des habitants au motif qu’ils n’ont pas l’argent pour poser leurs pieds sur terre, et permet à certains de s’accaparer une si grande surface de la planète qu’ils compromettent la survie des autres.

Subversive et éminemment à défendre les ZAD le sont aussi parce qu’elles invitent à former des collectifs enracinés et conséquents dans les manières d’habiter la terre, alors que la société par projet nous incite à surfer sur les lieux et à papillonner sur les liens, en individus stratèges et cyniques au besoin. La lecture critique que font Boltanski et Chiapello du « nouvel esprit du capitalisme » [18] (1999) soutenant cette « société par projet », ouvre des voies fécondes pour comprendre les justifications morales favorisant l’engagement dans un modèle qui pourtant expose chacun à de plus fortes pressions sans lui offrir de garanties collectives. La force de ce nouvel esprit du capitalisme est de faire apparaître sous les aspects d’une libération de l’individu, en épousant à la fois le système de valeur individualiste et l’idéal de la mobilité comme moyen d’épanouissement personnel, ce qui relève d’un mode de vie plus in-sécuritaire (« flexible ») et d’une précarisation des systèmes de solidarité et d’affiliation collective. Ce nouvel esprit du capitalisme tient sa force également de la capacité qu’il a eu d’évacuer la critique sociale en récupérant la critique « artistique » que le mouvement soixante-huitard a brandi à la face de l’ancien système engoncé dans des hiérarchies, des rigidités multiples et corsetant l’expression personnelle et la créativité. La logique de justice qu’il propose pour organiser nos vies est l’activité, qui consiste à générer des projets, ce qui implique de s’insérer dans des réseaux pour rencontrer et connecter les êtres ou les choses susceptibles de générer de nouveaux projets. Finies les hiérarchies affichées, place au néo-management qui fait des exploitants comme des exploités, des « collaborateurs » et « partenaires ». Finies aussi les rigidités telle que l’idée de faire carrière toute sa vie dans la même entreprise, de n’avoir qu’une union, qu’une ville d’attache : nous avons tous droit à un CDD en tout domaine. Nous devenons les intérimaires de nos propres vies. La force de ce nouvel esprit du capitalisme est donc, aussi, de coloniser toutes les sphères de la vie sociale au-delà de celle du travail : avoir des projets pour ses vacances, sa retraite, ses loisirs, sa vie sentimentale... L’ensemble des relations sociales devient ainsi un vivier de contacts mobilisables pour faire avancer des projets. On s’engage plus intensément mais de façon plus transitoire avec l’idée que les liens sont réversibles. Cet activisme relationnel engendre un rapport à l’espace dont l’horizon doit être sans cesse repoussé, et sur lequel il s’agit de « surfer » en utilisant les liens comme des points d’appui, pour y développer de nouveaux projets. S’intégrer dans la société par projet, c’est accepter de faire de tout ici un ailleurs en sursis. Réversibilité des liens et substituabilité des lieux deviennent la condition pour progresser dans cette société qui sert les besoins de mise en marche des êtres et en mouvements des capitaux que suppose le système capitaliste, afin que les premiers détachés de toute routine soient disponibles à son projet et que les seconds se multiplient et s’investissement via les flux financiers et la spéculation.

Ce qui est vécu aujourd’hui dans les ZAD est l’exact contraire. En altérité radicale à la dystopie du monde ultra-connecté courant toujours plus vite à sa perte et à distance des rêves de l’homme nouveau débarrassé de ses attaches pour mieux se consacrer à la Révolution. Ces résistances potagères ou bocagères, à l’orée d’un bois ou derrière les barricades, dans les interstices urbains des faubourgs, au fond des impasses encore vertes de nos villes achevées, réinventent la lenteur de l’habiter, et revendiquent le droit à s’ancrer dans la terre.

« Nous habitons ici, et ce n’est pas peu dire. Habiter n’est pas loger. [...] C’est un entrelacement de liens. C’est appartenir aux lieux autant qu’ils nous appartiennent. C’est ne pas être indifférent aux choses qui nous entourent, c’est être attachés : aux gens, aux ambiances, aux champs, aux haies, aux bois, aux maisons, à telle plante qui repousse au même endroit, telle bête qu’on prend l’habitude de voir là. C’est être en prise, en puissance sur nos espaces. C’est l’opposé de leurs rêves cauchemardesques de métropole où l’on ne ferait que passer. Habiter ici, c’est ne plus pouvoir imaginer comment tout ça pourrait disparaître : parce que ça, c’est ce qui fait nos vies » [19].

Cette forme d’appartenance est singulière dans notre époque moderne car à l’attachement qui relève d’une relation indéfectible et non négociable, elle associe l’engagement qui ne peut-être que volontaire. Elle ne relève ni des racines paysannes dont on hérite, ni de l’ancre que l’on peut choisir de poser un moment ici ou là. Elle prend la consistance de rhizomes qui se déploient à l’horizontale entre l’air, l’humus et les profondeurs de la terre. S’engager dans un attachement affectif aux lieux qui nous habitent, s’attacher à l’engagement dans les lieux que nous défendons, habitons et partageons.

Voici qui a de quoi contrarier les intentions des aménageurs et les rêves d’une société liquide malléable à merci. Appartenir à un territoire que l’on s’approprie par l’habiter est aussi l’exact opposé de ce que Lefebvre décrit comme la « production de l’espace » qui consiste à le planifier, à le fragmenter, à y localiser des fonctions, et à le vendre en autant de parcelles pour l’habitat marchandise. Et sa description de l’architecte, qui constitue la représentation la plus achevée de cette production de l’espace, trouve un écho particulier avec les épreuves que traversent les ZAD dans leur résistance : « [L’architecte] croit que cet espace neutre, qui reçoit passivement les traces de son crayon, correspond à l’espace neutre du dehors, qui reçoit les choses, point par point, lieu par lieu. Quant au ’plan’, il ne reste pas innocemment sur le papier. Sur le terrain, le bulldozer réalise des ’plans’ » [20]. Car si la société par projet valorise la mobilité, proclame la fluidité et la liberté, elle n’en a pas fini, au contraire, avec le bétonnage de la terre que suppose le déploiement de tous ses réseaux et « clouds » qui n’ont rien de vaporeux. L’injonction au déménagement n’est pas ici une invitation au voyage, elle est la conséquence d’un aménagement qui se fait sans ménager la terre ni associer ses habitants et qui depuis les 40 ans qui nous sépare du début de l’histoire de Notre-Dame-des-Landes n’a pas changé ses méthodes bulldozer. Un peu partout de nouvelles ZAD s’ouvrent comme des contre-feu qui s’opposent à ce modèle que De Legge et Le Guen [21] décrivaient déjà en terme de « déménagement de population locales » dans leur livre précurseur : « Le dossier de l’Aéroport International Ouest-Atlantique ’Rotterdam aérien’, projeté sur le territoire de la commune de Notre-Dame-des-Landes (au nord de Nantes), mérite d’être ouvert, parce qu’à travers lui, se trouvent mis en évidence le circuit habituel des décisions qui nous aménagent, la légèreté avec laquelle on programme notre avenir, la brutalité, consciente ou inconsciente, d’une Administration qui descend ’sur le tas’ pour dire en substance : ’DEGAGE !... ON AMENAGE  » (4e de couverture).

Alors que le mot d’ordre du nouvel esprit du capitalisme est la connexion, la mobilité, le détachement, et que son mode opératoire reste ancré dans la concrétude du béton, les ZAD affirment au contraire le droit à l’attachement, la boue qui colle aux bottes, l’enracinement qui prend du temps pour s’approprier les lieux et les habiter. Habiter au sens véritable, en cultivant et bâtissant par les liens, les savoirs et savoirs faire réappropriés, les moyens d’une autonomie ici et maintenant, devient alors un geste politique qui relie à une mémoire plus vaste : celle des communs préexistants à la propriété privée individuelle et celle de la Commune comme expérience historique d’auto-gestion à une échelle humaine.

Voici pourquoi les ZAD sont des espaces subversifs à défendre instamment. Car elles constituent des communs où il est possible d’habiter la nature sans la posséder ni la détruire, là où la propriété privée marchande n’offre qu’un empire de propriétaires individuels aux pieds d’argile, concurrents les uns des autres, soumis au droit d’expropriation qu’un petit ou grand projet inutile peut toujours justifier au nom de l’intérêt général supposé, à moins que la spéculation et le marché ne fassent leur propre ménage. Parce qu’elles composent des lieux qui font lien et des liens qui font lieu, là où la société par projet nous commande d’être sans attache, sans engagement durable et sans chez soi véritable, pour nous perdre dans une mobilité sans autre fin ni finalité que celle d’accroître un peu plus notre fuite en avant dans la crise écologique et sociale.

Yannick Sencébé
12 avril 2023

Leçon de zadisme

Forme politique du changement de monde, la ZAD est fondée sur la figure de la défense, là où les occurrences antérieures relevaient du registre offensif de la révolution. Changement des temps : il s’agit aujourd’hui de défendre des milieux de vie de l’entreprise de destruction généralisée et systématique orchestrée par les puissances économiques et aménagementistes, en vertu de choix inféodés au productivisme, à la croissance, à la raison néolibérale. Soyons plus précis. Selon le Dictionnaire étymologique de la langue française d’Alain Rey, défendre, c’est d’abord protéger (une chose) contre une agression, contre les effets nuisibles (d’une autre chose) mais c’est aussi soutenir une idée ou un point de vue et pouvoir le ou la revendiquer comme justifié.e et valable. Ainsi, dans le registre de la ZAD, défendre, c’est protéger un territoire de bocage (ses habitants humains et non humains, ses habitats et ses formes d’habiter et de vivre) contre un aéroport (son béton, ses pollutions, ses vapeurs d’essence et de kérosène et ses décibels), une forêt contre un contournement autoroutier ou un centre de loisir, des terres maraîchères contre les immeubles d’un déclaré « écoquartier », des terres agricoles contre un méga centre commercial, le partage de l’eau contre les bassines de l’agriculture productiviste… Mais encore, des collectifs se constituent pour se défendre contre un parc éolien, contre l’enfouissement de déchets radioactifs, contre un barrage, contre l’extension d’une carrière de sable, par écologisme, sens de la justice environnementale et sociale, critique de la civilisation thermo-industrielle… Pour toutes ces raisons, en un dernier sens obtenu par glissement et métaphore du sens militaire premier, une ZAD, ça se défend !

Prises ensemble, mais à y regarder de près, les ZAD et leurs habitant.e.s ont en commun de ne plus être porté.es par la croyance dans le Grand Soir ni par l’espoir, vain, de la prise du pouvoir dans le cadre des institutions étatiques ; le souci de la sauvegarde, au sens de « garder vivant », c’est-à-dire de former autant de territoires du vivant mitant la chappe mortifère de la modernité ; le sens de la relation interspécifique et la conscience de l’interdépendance ; un goût marqué pour les habitats légers, cabanes, roulottes, caravanes, joint néanmoins à celui de l’ancrage – en vertu de ce à quoi nous tenons et dont nous dépendons ! – ; de préférer le non marché ou le marché à prix libre au marché, le faire commun à l’appropriation, l’anonymat au vedettariat médiatique ; d’écrire eux-mêmes/elles-mêmes l’histoire de ce qui y est vécu et expériencé… En somme, des choses (à défendre), aux idées (qui portent et justifient les gestes de défense) et à la défense même de ces gestes, les ZAD, îlots d’expérimentation, esquissent un autre et nouveau monde et c’est sans doute là que réside leur puissance politique, à propos de laquelle le pouvoir ne se trompe pas en cherchant à la nier par tous les moyens.

Pour bien en prendre la mesure, il faut revenir à la mère des ZAD, celle de Notre-Dame-des-Landes, et à deux slogans, particulièrement, qui ont scandé son existence défenseuse : « contre l’aéroport et son monde » et « sème ta zad ». Deux slogans, étroitement liés au sens où l’un implique l’autre. Le premier est précisément fascinant en ce qu’il concourt à définir le sens politique de la ZAD. Disons-le tout de go : politique et ontologique, politique par qu’ontologique. En effet, on peut y voir une pratique intuitive et magistrale du « penser au fond des choses » (thinking through things), « méthode » que trois anthropologues, Amiria Henare, Martin Holbraad et Sari Wastell [22], placent au cœur du tournant ontologique. Aller au fond des choses, ou les « penser sérieusement », est la condition de la rencontre et de la compréhension anthropologique : il importe pour cela de ne pas séparer les choses de la signification qui leur est donnée. La chose-dans-la-signification (et inversement) est le lieu du monde rencontré et le moyen pour y accéder : un monde différent, non pas culturellement mais en tant que la différence est un accessoire des choses – et non des concepts ou des représentations des choses. L’enjeu pour l’anthropologue est sa capacité à la transformation conceptuelle de son étonnement et de sa perplexité devant des énoncés de personnes ou de choses qui ne répondent pas à sa réalité [23]. S’il ne veut pas céder à la tentation culturaliste et les renvoyer à des représentations de la réalité, il en vient à reconnaître l’inadéquation de ses propres concepts et la nécessité d’en inventer d’autres pour rendre compte de la réalité que ces énoncés désignent. Je pense que les habitant.es de la ZAD ont réalisé en pratique une semblable démarche de créativité conceptuelle en considérant l’aéroport dans sa signification. Leur opposition aurait pu s’appuyer sur une simple représentation de l’aéroport, elle aurait alors emprunté aux gestes habituels de la critique sociale – manifestations, blocages, etc. Or par leur geste de défense en forme d’habiter total du lieu ou du territoire, ils et elles ont postulé un autre concept d’aéroport, l’aéroport-monde, qui a fondé, légitimé et étendu leur opposition. La puissance d’agrégation – puissance en ce qu’elle a abouti à l’abandon du projet et que la ZAD existe toujours malgré des changements intérieurs – a tenu à l’invention de l’aéroport comme monde, à laquelle ils et elles ont pu répondre par l’invention de leur propre monde. Il en va au final de la radicalité politique et ontologique du geste habitant : si l’aéroport est un monde, alors la lutte contre l’aéroport est la lutte pour l’invention d’un autre monde, et non pour sa simple transformation. En d’autres termes, ils et elles ont « ontologisé » l’aéroport.

Il est possible que le procédé relève du « double-clic », c’est-à-dire de l’imputation sans médiation que fustige Bruno Latour [24]. Je considère néanmoins le formidable encouragement qu’il procure à le multiplier : chaque fois que nous trouvons devant un objet, produit, institution, ou concept…, nouveau ou pas, demandons-nous quel est son monde – j’ai fait ainsi avec le patrimoine : effet libérateur ! voilà qui permet de déblayer le terrain, de discriminer entre héritage et patrimoine les mobiles qui les animent respectivement. J’en viens alors au deuxième slogan que le premier détermine : il dit dans quel registre d’action tu dois semer ta zad. Car un monde est à faire (worlding), un monde pluriel. Or il y a un copyright sur la ZAD – enfin, plutôt un copyleft ! – : elle ne peut en aucun cas consister en la défense d’un objet, concept ou institution de « l’ancien monde », du moins celui que toutes les ZAD rêvent de périmer. L’ontologie a bonne presse dans sa version française (Ph. Descola popularisé par A. Pignocchi) par la simplicité apparente du schéma du plurivers qu’elle dessine. Je lui préfère la version « ontologie politique » (M. Baser, E. Viveiros des Castro, M. Holbraad…) plus dynamique (sans toutefois être contradictoire) et qui avance sur une ligne de crête : même le plurivers, surtout le plurivers suppose des incompatibilités de mondes. Suivre la voie de la ZAD, c’est prendre la mesure du monde dans lequel il est possible de vivre et de celui dans lequel ça ne l’est pas ou plus, en « pensant sérieusement » tout ce qui est susceptible de les constituer. Et ainsi être à même de pouvoir résister des quatre fers à l’entraînement de la Terre et de ses mondes dans le trou noir de la modernité capitaliste.

Jean-Louis Tornatore
13 avril 2023

Semer une ZAD dans la ville : le quartier libre des Lentillères

Zone À Détruire

Alors que le ministère de l’Intérieur a produit sa carte des ZAD, classée selon leur dangerosité avec l’objectif à peine voilé d’en faire des Zones A Détruire, j’aimerai revenir sur l’histoire et le quotidien de l’une d’elles, dont j’ai accompagné la germination, la pousse et le développement de ses multiples branches et fruits. Le quartier libre des Lentillères se trouve en haut du classement : en rouge, comme une cible, couleur de choix pour indiquer une chose à abattre. Ce qui se trouve dans la ligne de tir du chef de la police et de la surveillance, c’est un collectif humain qui s’attache depuis 13 ans à faire revivre un espace jusqu’alors laissé dans les ronces de l’attente spéculative, le dernier reliquat de la ceinture maraichère destinée, selon les plans d’un architecte, à devenir du béton. Ce que ce collectif humain, mouvant, bigarré, multigénérationnel s’évertue à défendre, ce sont des légumes qui poussent, des oiseaux qui chantent, des enfants qui jouent, des gens qui fabriquent un tas de chose, de multiples bestioles qui trouvent ici un refuge, dans un entrelacs de chemins, d’arbres, de fleurs, de jardins, de cabanes, de brouettes, de rires, de fêtes, de disputes, d’espoirs et appréhensions. A travers tout cela, sans forcément l’avoir planifié, ce qui est éprouvé ici c’est la possibilité de vivre sans permis. En lieu et place de ce quartier revivant, si nous ne l’avions pas fait, serait demeurée durant au moins 10 ans une « Zone », avant de laisser place à la violence des bulldozers, au vacarme, au bruit, à la poussière, à la destruction massive en bande organisée par les lois du zonage fonctionnaliste, à l’enterrement de la nature sous une coulée de béton, à l’élévation des signes de la puissance métropolitaine qui se mesure à Dijon par le nombre de grues en activité, par l’édification des cubes gris destinés à l’entassement de futurs locataires et accédants à la propriété, apportant à la métropole l’effectif suffisant pour prétendre à son titre, et aux divers promoteurs les bénéfices nécessaires pour entreprendre ailleurs les mêmes « projets ».

Le chant du rossignol puis le silence

Les soirs de printemps et d’été, lorsque je rentre chez moi à bicyclette, je dois longer tout d’abord le quartier libre des Lentillères qui se trouve sur la phase 2 du projet d’écoquartier – celui qui n’a toujours pas vu le jour. Puis je borde la phase 1 de cet Eco-quartier qui lui est sorti de terre, tout en béton. Si un paysage sonore et une ambiance peuvent être décrits sur ces lignes, voici ce que je ressens : chant d’oiseaux, celui-ci est un rossignol, celui-là une fauvette, un rouge gorge, nuée de moucherons, remettre mes lunettes de soleil même s’il est déjà bas, fraicheur agréable mais presque frisquette, ça sent l’humus, les fleurs et aussi le fumier. Plus rien, silence, chaud, très chaud même. Pourtant le soleil est depuis longtemps caché par les 10 étages de l’immeuble qui borde à moins de 3 mètres la chaussée. Les quelques arbres rescapés, qui se tiennent là dans la prison de leur petit carré de terre libre, alignés entre les places de stationnement, ne voient dorénavant le soleil que le matin. Et les passants, où passent-ils sur ce trottoir si étroit ? Sont-ils encore considérés autrement que comme les figurants sur les prospectus qui vantent les mérites de « la ville à la campagne », censée représenter cet écoquartier ?

Comment vivront les « résidents » des métropoles lorsque l’été sera forcément caniculaire ? Ceux que je devine derrière la façade de cet immeuble à loyer modéré (celui qui est situé tout au bord du boulevard, là où c’est plus bruyant et moins plaisant), ceux-ci à coup sûr n’ont pas de résidence secondaire, et pas forcément les moyens d’aller prendre le frais à la campagne, la vraie, je veux dire, celle où il y a encore pas mal d’arbre, peu de bâtiments, plus d’animaux, la possibilité de voir les étoiles le soir et de renifler la rosée le matin.

Germination un printemps où la boue collait aux bottes.

Le Potager Collectif des Lentillères, fut la première graine semée au sein de la « friche » en mars 2010. Il pleuvait beaucoup ce mois-ci. On le rebaptisa très vite Pot’Col’le, tant la boue nous collait aux bottes et finalement aussi à la peau. Hasard et nécessité sont, avec le recul, sans doute à l’origine de la rencontre improbable qui permit cette germination. Entre le collectif Urgence Bio 21, regroupant déjà 23 associations relativement hétéroclites (d’une association de soutien à un cinéma d’art et d’essai jusqu’à des Amap, en passant par la Confédération paysanne) et l’espace Auto-Géré des Tanneries, d’horizon libertaire, le point commun est un couple de maraichers. Ceux-ci ont dû s’expatrier dans la plaine de la Saône pour sécuriser leur activité. Mais avant, ils ont vécu, cultivé et élevé leurs enfants dans ce quartier des Lentillères qui était alors le quartier des Maraichers à Dijon. D’ailleurs lorsque nous enjambons les murs, que nous traversons les ronces, la première fois pour reconnaitre le lieu de l’occupation projetée, nous en découvrons les traces : des puits, des rails, des parcelles, une grange, une maison …tout une mémoire ensevelie sous les mauvais rêves des aménageurs, qu’il faut sauver, faire revivre. Ces maraichers adhérents de la Confédération paysanne ont rejoint le collectif Urgence Bio 21 qui s’est constitué en juin 2009 pour alerter sur l’urgence de développer l’agriculture biologique et à destination des habitants dans un département de grandes cultures destinées aux exportations. Les membres de l’espace auto-géré des Tanneries, situé juste à côté de la friche, les connaissent également pour participer chez eux à des travaux saisonniers. Voici donc comment l’information d’une friche maraichère en plein Dijon circule et suscite l’idée folle de l’occuper, de la cultiver et de la sauver. La journée du 28 mars 2010 marque la naissance officielle du Pot’Co’Le. S’agissant d’entrainer les Dijonnais à l’assaut de la friche sans éveiller les soupçons de la maréchaussée, un tract imagé fut diffusé, appelant à « Libérer les terres ! Pour défricher ensemble les bases d’une agriculture locale, directe, bio et s’émanciper du modèle productiviste et industriel […] pour faire sauter le verrou de l’accès au foncier en zones rurales et périurbaines ». Malgré la pluie battante, 200 personnes, armées de brouettes et de fourches, convergèrent vers la friche qui vivait ses derniers instants de sommeil spéculatif.

Un lieu multidimensionnel et relié à d’autres

« Notre ZAD à nous » est l’expression d’un des membres du Potager Collectif des Lentillères – occupé illégalement à Dijon depuis 2010 – pour désigner le lien étroit qui relie cette expérience à celle de Notre Dame des Landes et à toutes celles qui fleurissent autour d’autres villes (Genève, Lyon, Rennes…). Ces expériences relèvent, semble-t-il, d’un empaysannement des luttes urbaines autour de la défense de terre nourricière qui amène à toucher à d’autres enjeux (économiques, urbanistiques, sociaux) jusqu’à devenir des laboratoires d’une autre façon de faire société. Au Pot’Col’Le, cette défense initiée par des militants urbains s’est peu à peu élargie jusqu’à faire du potager un support de revendications et d’expérimentations multidimensionnelles. Au fil de cette expérience, partie d’une parcelle collectivement défrichée pour finir par se réapproprier tout un quartier à l’abandon – le quartier libre des Lentillères - c’est aussi la possibilité d’une autre façon de faire Cité et société, avec une urbanité intégrant la nature et l’agriculture, une économie non marchande, et un territoire fait par ses habitants, qu’opposent, aux différents aménageurs, les parties prenantes de cette aventure.

Petits jardins (archives personnelles de l’auteure)

En 13 ans la dynamique a essaimé sur l’ensemble du quartier. Le deuxième anniversaire (mars 2012) a généré l’établissement de multiples « petits jardins » occupés par des groupes d’amis et des familles le plus souvent. Une ferme maraichère a pris place également en 2012 avec un marché hebdomadaire à prix libre, permettant à chacun de consommer bio et local selon ses moyens. La grange agricole, a été restaurée et sert à des activités maraichères et festives. Un Snack–Friche accueille diverses activités (réunions, ateliers, …). Une rebouterie, une cantine et un four à pain offrent aux habitant-e-s et usagèr.e-s toutes les commodités d’un petit bourg. Des lieux-dits racontent déjà la mémoire vivante de ce territoire. Des maisons à l’abandon ont été occupées et rénovées à l’occasion notamment de chantiers collectifs, des habitats légers ont été construits en reproduisant une organisation villageoise en hameaux. Si bien qu’à l’heure actuelle, l’ancienne friche est totalement occupée. On peut estimer qu’une centaine d’habitants, une quarantaine de jardiniers et de multiples usagers ou visiteurs occasionnels (clients du marché, voisins, citadins fréquentant les fêtes de quartier) font vivre ce qui est devenu le « quartier libre des Lentillères ».

Le quartier est à présent connu de l’ensemble des Dijonnais à travers ses fêtes et animations et rayonne au-delà de la ville. On ne compte plus le nombre de messages envoyés sur la liste collective du quartier des Lentillères, et provenant des quatre coins de France ou du monde, pour exprimer la solidarité avec cette expérience, le désir de venir y passer quelque temps pour apprendre et donner un coup de main, ou à l’inverse pour appeler à l’aide sur d’autres fronts.

La dynamique du lieu est donc allée croissant sans que la répression de la mairie ne puisse l’enrayer, au contraire : qu’il s’agisse de la destruction de la « villa », maison de belle facture ayant servi de « base arrière » à l’activité potagère (semis, réunions), ou des trous immenses et nombreux qu’une pelleteuse creusa sur ordre municipal juste avant l’installation de la ferme maraichère. Chaque répression a généré une résistance et un élargissement du collectif. Une « dialectique des trous » en somme. L’expérience s’est fait connaitre peu à peu et elle a attiré de nombreux journalistes et étudiants et donné matière à divers écrits.

Un quartier est ainsi né d’une initiative militante. Il s’agit aujourd’hui d’un commun, auto-géré où les décisions sont prises dans les AG du quartier. Sans besoin d’architecte ou d’urbaniste, le quartier étonne par l’harmonie des chemins et jardins qui s’y sont imbriqués en s’appuyant sur les pionniers et les décisions collectives pour orienter le défrichage en maintenant des « trames de nature vierge ». En somme, un urbanisme auto-géré et collectif s’appuyant sur l’histoire maraichère du lieu et cherchant à articuler nature et culture.

Yannick Sencébé
Le 14 avril 2023

ZAD, le dedans du dehors

1. Parler des Zones à défendre aujourd’hui, c’est parler des formes d’extraterritorialité à l’État. Non seulement parce qu’à partir du 2010 et pendant quelques années, la police ne pouvait plus entrer sur 1650 hectares de zones humides et de bocages, et ceci à seulement 25 km de la ville de Nantes, mais parce que s’y éprouvèrent des formes communales indissociables d’une autodéfense collective. Il fallut une intervention militarisée pour venir à bout, telle une opération dans un pays étranger, de sa résistance à l’État.

En ce sens, nous pouvons adopter la proposition de Kristin Ross qui fait de la ZAD de Notre Dame des Landes une forme-commune : front commun à partir des formes de vie hétérogènes qui ne se laissent pas subsumer par la figure d’un sujet social.

2. Parler de la ZAD, c’est se pencher sur les fragiles compositions de multiplicités, humaines et non-humaines, sur les coexistences d’usages, sur des agencements entre des formes de vie, leurs conflits, leurs expérimentations. La ZAD sut faire émerger, non pas une gouvernance, des institutions, mais des formes d’organisation pour que des puissances génératives de la communauté puissent s’affirmer. La ZAD fut depuis ses origines une machinerie de liaison ; simultanément un contenant d’hétérogénéités, d’expérimentations collectives, d’organisation, et aussi de transmission et un appel permanent à son dehors. La ZAD, son rayonnement, en tant que lieu de passages et d’instauration de régions de l’expérience aura ainsi marqué une époque. Elle peut alors être à tout moment réactualisée.

3. Il n’est pas des lors étonnant que Les Soulèvements de la Terre portent si fort aujourd’hui l’empreinte de cette histoire mineure faisant contraste avec les fastes des grandes histoires révolutionnaires qui ne savent se penser que comme re-totalisation face à la totalité du Golem étatique. Les ZAD signent un changement de paradigme dans les pratiques révolutionnaires. Elles ont su mettre de côté la chimère de la centralité d’un sujet social comme fondement du politique.

4. Parler de la ZAD aujourd’hui, c’est la comprendre comme préfiguration, comme toutes les bonnes histoires qui méritent d’être racontées et reconvoquées sans fin. Comme toutes les histoires qui revitalisent le passé, elle permet de cultiver des résurgences. En ce sens elle est déjà un démenti cinglant que le conflit se réduit à un face à face entre des foules et la police, cette dernière jouant le rôle du dernier corps intermédiaire entre ceux qui font sécession et le pouvoir d’État.

5. Parler de la ZAD aujourd’hui c’est prendre à bras le corps l’offensive contre la métropolisation. Là où se retrouve le nouage entre un État ayant abandonné toute logique pastorale pour se concentrer dans l’administration des flux et des réseaux, et les nouvelles déterritorialisations capitalistes, ses destructions des formes de communauté et des milieux qui leur sont associés. En ce sens, le grand chantier révolutionnaire d’aujourd’hui c’est de faire rentrer les logiques de démétropolisation dans les espaces densément urbanisés et caractérisés par la relégation sociale. Une prolifération d’initiatives va déjà dans ce sens. Les frontières entre « ville » et « campagne » sont en train d’être trouées.

6. Mais la ZAD aujourd’hui est surtout l’arme la plus efficace contre le libéral-fascisme qui vient : ce sont avec les armes des interdépendances, des relations situées, de l’entraide et de la coopération que nous pouvons saboter l’entreprise macroniste et son monde acosmique, qui n’est rien d’autre qu’un avatar provincial des ravages de la métropole globale.

Josep Rafanell i Orra
24 avril 20323

[2« Intellos, poil au dos ! », lundi 7 novembre 2016, https://zad.nadir.org/spip.php?article4180.

[3Jade Lindgaard, Darmanin dans le ’JDD’ : le ministre n’a plus de limites », Médiapart, 2 avril 2023 [en ligne] https://www.mediapart.fr/journal/politique/020423/darmanin-dans-le-jdd-le-ministre-n-plus-de-limites.

[5Collectif Mauvaise Troupe, Défendre la Zad, Éditions de l’Éclat, 2016.

[6A. Garric, Street art : des graffitis à la bombe de mousse. 28 février 2010. [En ligne]

[7Pierre Sansot, Poétique de la ville, Paris, Kincksieck, 1973.

[8Macé Marielle, Nos cabanes, Paris, Verdier, 2019

[9Naomi Klein, La Stratégie du choc, Actes Sud, 2008.

[10A. Testart, « Propriété et non-propriété de la Terre. L’illusion de la propriété collective archaïque », Études rurales 165-166, 2003, p. 209-242.

[11E. Le Roy, « Les communs et le droit de la propriété. Entre concurrences et convergences », La Revue foncière, 2015, n° 4, p. 15.

[12A. Berlan, A., 2017, « Anatomie du chez soi », Z, Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n° 11, 2017 (http://www.zite.fr/anatomie-du-chez-soi/).

[13G. Béaur, « Les enjeux de l’appropriation du sol », in L. P.-F. Luna et N. Mignemi (dir.), Prédateurs et résistants. Appropriation et réappropriation de la terre et des ressources naturelles (16e-20e siècles), Paris, Ed. Syllepse, 2017, p. 263-280.

[14E. Le Roy, op. cit., p. 30

[15S. Weil S., L’enracinement. Prélude à une déclaration des droits envers l’être humain, Paris, Gallimard, 1949.

[16Celle-ci alors Premier Ministre déclarait en 1987 que « la société n’existe pas », exposant ainsi sa vision ultra-libérale et conservatrice à la fois d’un système composé d’individus, composant des familles, face au marché et à un État minimal.

[17On ne compte plus les cas d’arrestations de militants, les fichages et dispositifs de surveillance jusqu’aux menaces récentes du Ministre de l’Intérieur de dissoudre le mouvement des Soulèvements de la terre ; voir : https://reporterre.net/Menaces-de-dissolution-Les-Soulevements-de-la-Terre-repondent-a-Darmanin.

[18L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[19Extrait du texte « Aux révolté..es de Notre-Dame-des-Landes » écrit par des occupant-e-s de la ZAD, cité dans Contrées 2016 : 229.

[20H. Lefebvre, Espace et politique, Paris, Ed. Economica, 2000, p. 16.

[21J. De Legge et R. Leguen, Dégage !... On aménage, Les Sables-d’Olonne, Éditions Le Cercle d’Or, 1976.

[22Amiria Henare, Martin Holbraad & Sari Wastell (eds.), 2007, Thinking through things. Theorising artefacts ethnographically. London, Routledge

[23Martin Holbraad envisagent des énoncés tels que « la poudre est le pouvoir » – une poudre dont les devins cubains disent qu’elle constitue leur pouvoir divinatoire – ou encore « les jumeaux sont des oiseaux », désignation des jumeaux par les Nuer rapportée par Evans-Pritchard.

[24Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012.

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