Vivre à l’ « Heure de Mueller »  

Politique de l’attente et spectacle de l’enquête

paru dans lundimatin#181, le 4 mars 2019

Robert Mueller, le procureur spécial en charge de l’enquête sur une éventuelle collusion entre Donald Trump et le pouvoir russe, serait sur le point de rendre ses conclusions. Si le président américain semble inquiet quant à ce qui pourrait ressortir de ces 21 mois d’enquête, les démocrates de leur côté jubilent à l’idée que Mueller, ancien directeur du FBI, parvienne à remettre un peu d’ordre au plus haut sommet du pouvoir. A cette occasion, nous publions la traduction d’un article rédigé par nos confrères américains de CrimethInc.. Il y est question de Donald Trump évidemment mais surtout de la posture très étrange dans laquelle se trouve une gauche américaine qui n’en finit plus d’attendre son salut, quitte à l’imaginer dans les mains d’un procureur.

Depuis bientôt deux ans, les démocrates fidèles attendent que le procureur spécial Robert Mueller rende son rapport sur la collusion entre la campagne présidentielle de Donald Trump et les tentatives russes d’interférer dans les élections américaines – sans même mentionner les obstructions à la justice incombant personnellement à Trump. À chaque fois qu’un agissement de Trump les irrite ou qu’un grondement souterrain du ministère de la Justice les enhardit, les fidèles envahissent les rues et les médias sociaux, proclamant sur les cartons qu’ils brandissent ou dans les memes qu’ils postent que l’Heure de Mueller est proche. Mais quand bien même l’enquête menée par Mueller aboutirait à l’impeachment de Trump, le spectacle de l’enquête aura permis d’immobiliser des millions de personnes qui auraient pu jouer un rôle dans un changement social systémique, ainsi que d’assurer que ce qui adviendra ensuite aux États-Unis sera la vieille et sempiternelle politique – pas une libération.

When you’ve fallen on the highway
And you’re lying in the rain,
And they ask you how you’re doing
Of course you’ll say you can’t complain
If you’re squeezed for information,
That’s when you’ve got to play it dumb
You just say you’re out there waiting
For the miracle, for the miracle to come [1]

– Le plus grand penseur messianique du 20e siècle, Leonard Cohen 

Dans les semaines qui ont suivi l’ouverture de l’enquête, il y avait déjà des articles d’opinion et des t-shirts proclamant que « L’Heure de Mueller est proche ». Prenons ces t-shirts au mot : il se peut que l’Heure de Mueller ait toujours été là. Il se peut que l’Heure de Mueller ne soit pas une date définie sur le point d’arriver, mais l’ère dans laquelle nous vivons depuis deux ans.

Ici, l’Heure de Mueller n’est pas une heure sur le cadran, mais une manière de vivre le temps, une espèce de temps – comme le temps pour soi, le bon temps ou les temps qui courent. Ce n’est pas une échelle temporelle, comme les temps géologiques, ni un fuseau horaire, comme l’heure de l’Est – perpétuellement anticipée, l’Heure de Muller s’apparente plutôt à l’heure du Jugement dernier.

Pour être précis, l’Heure de Mueller est l’animation politique suspendue dans laquelle les démocrates attendent depuis deux ans qu’un deus ex machine régulièrement repoussé les délivre de cet insupportable prés(id)ent. C’est cette condition d’attente, bien plus que les douloureuses injustices qui s’y déroulent, qui forme l’essence même de l’enfer.

C’est en Enfer et non au Purgatoire que Dante, le Marco Polo de l’Abîme, a situé les limbes, là où se trouvent ceux qui attendent. L’attente ne transforme pas, elle n’offre aucun rédemption – c’est ce genre de péché pour lequel le crime est la punition. « Limbes » a la même racine latine que « liminaire » – c’est la patrie de ceux qui trépignent sur le palier, de ceux qui tergiversent.

Si on peut habituer les gens à attendre, on peut les habituer à n’importe quoi.

Afin de mieux comprendre l’Heure de Mueller, nous pouvons commencer avec son homonyme. « L’Heure de Miller » [2] désigne un moment où l’on se débarrasse de ses soucis, où l’on atténue sa douleur en buvant pour oublier. C’est l’expression d’un profond désespoir – « En ce bas monde, je ne peux décompresser qu’en étourdissant mes sens. » – sous les atours non seulement d’un soulagement, mais d’une célébration. Comment comprendre la félicité avec laquelle les démocrates invoquent l’Heure de Mueller sinon comme une admission de leurs propres abjectes impuissance et dépendance ? « Réjouissez-vous ! » disent les démocrates, « Justice sera faite ! Et, Dieu soit loué, c’est comme d’habitude le FBI qui s’occupera de tout ! »

L’Heure de Miller et l’Heure de Mueller sont toutes deux des chronotopes, pour utiliser le terme popularisé par le théoricien littéraire Mikhaïl Bakhtine : ce sont des relations particulières au temps. Il est impossible de comprendre un groupe de personne sans comprendre l’expérience qu’ils font du temps. Scruter différents chronotopes produit d’étranges réfractions, un peu comme regarder à travers un verre d’eau. Comme le monde de celui dont l’activisme consiste principalement à attendre apparaît différent de celui pour qui l’attente et l’action sont irrémédiablement opposées ! C’est la différence entre le spectateur et l’athlète, entre le consommateur et l’inventeur, entre ceux qui endurent l’histoire comme s’il s’agissait d’intempéries et ceux qui font l’histoire car ils se comprennent comme des protagonistes de leur temps.

Aussi, les Heures de Miller comme de Mueller sont des chronotopes marchandisés. L’Heure de Miller, c’est l’apéro universel qui unit le travail salarié et l’ivresse en une opposition factice qui les renforce mutuellement – et plus important encore, c’est la colonisation par une marque de ce moment. De même, l’Heure de Mueller n’est pas simplement le « Il ne s’en tirera pas à si bon compte » que toute personne dotée d’une conscience espère pour Trump, mais un ajournement spécifique de responsabilité. L’une comme l’autre sont des campagnes publicitaires à succès qui concentrent le capital entre certaines mains précisément en induisant les gens à ne pas prendre leur problèmes en main eux-mêmes.

« La foi têtue des politiciens dans le progrès, leur confiance en leur « base populaire » et, enfin, leur intégration servile à un appareil incontrôlable sont trois aspects d’une même chose. »
– Walter Benjamin à propos de la façon dont les sociaux-démocrates ont permis au Troisième Reich d’accéder au pouvoir en Allemagne

Tout ceci est bien connu de ceux qui ont grandi dans une famille adventiste et pensent que l’effroyable état de péché de l’ordre présent du monde annonce l’imminence de la Résurrection et la nécessité de se repentir devant l’autorité. L’Heure de Mueller est la rédemption, l’arrivée du Règne millénaire du Christ, le moment où les autorités légitimes réaffirment leur domination et où ceux qui obéissent seront récompensés pour leur patience. Cela fait deux mille ans que les Chrétiens attendent cela ; ils ont fait de l’attente une religion. You’ll get pie in the sky when you die. [3]

Un bon moyen de maintenir les gens dans l’attente indéfinie du salut est de passer régulièrement d’une source de tension dramatique à une autre. Certains espéraient que Trump dirige le pays « comme une entreprise ». Maintenant que les formes typiques de mal associées au capitalisme – népotisme, mercantilisme, flatterie des bas instincts, harcèlement sexuel, désinformation – caractérisent la présidence, les démocrates proposent d’en revenir aux bonnes vieilles formes typiques de mal précédemment associées au gouvernement : bureaucratie, clientélisme, « experts » décidant du destin de millions de personnes derrière des portes closes. Tout ce qui a permis à Trump d’accéder au pouvoir.

Afin de relégitimer le gouvernement, il est idéal que Robert Mueller ne soit pas simplement une « bonne » figure d’autorité, mais précisément un mâle blanc républicain – un ancien directeur du FBI qui a commencé à se faire un nom en supervisant le massacre de Vietnamiens. Il incarne tout ce à quoi le démocrate moyen s’opposerait si Trump n’avait pas fait bouger les lignes en appliquant l’habituel programme républicain par des moyens potentiellement extra-légaux. Mueller représente le FBI qui a tenté de pousser au suicide Martin Luther King Jr., qui s’est attelé à détruire le mouvement Occupy. C’est d’ailleurs sous la direction de Mueller, que le FBI avait décidé que la principale menace terroriste aux États-Unis était l’activisme écologique.

L’Heure de Mueller est un moyen d’incarner l’amnésie éternellement recommencée qu’est l’Amérique. Le voilà, l’« État profond » : c’est la portion de chaque cœur démocrate qui acceptera n’importe quelle quantité de violence, de meurtre et d’oppression absurdes, tant qu’elles suivent la lettre de la loi. 
 

« Définitions de quelques concepts historiques de base.
Catastrophe : opportunité qui a été manquée.
Moment critique : le statu quo menace de se préserver lui-même.
Progrès : la première mesure révolutionnaire prise. »
 -Walter Benjamin

Quels seront les fruits du labeur de Mueller ?
La masse des démocrates ne comprend toujours pas le fonctionnement du pouvoir. Le crime n’est pas la violation des règles mais la stigmatisation de ceux qui enfreignent les règles sans avoir le pouvoir de les créer. (Comme on dit : « Qui vole 25 $ finit en prison, qui vole 25 millions finit au Congrès »). Au plus fort du règne de Gengis Khan, il aurait été vain d’accuser le célèbre tyran d’avoir violé les lois de l’empire mongol ; tant qu’une proportion suffisante de gens à Washington protègera les arrières de Trump, il en ira de même pour lui. Les lois n’existent pas dans quelque royaume transcendant. Elles ne sont que le produit de luttes de pouvoirs au sein de l’élite - sans parler de la passivité des gouvernés - et elles sont appliquées en fonction du rapport de force qui prévaut. Fétichiser la loi, c’est accepter que la puissance définisse la justice. Cela signifie renoncer à la responsabilité de faire ce qui est éthique indépendamment de ce que s’avèrent être les lois.

Dans la lutte pour contrôler les appareils législatif et exécutif du gouvernement américain, ni les démocrates ni les républicains n’ont obtenu une solide majorité. Ils demeurent dans une impasse. L’explication la plus plausible au retard de Mueller est qu’il attend son heure, dans l’attente de voir si l’équilibre des pouvoirs au sein du gouvernement américain changera suffisamment pour que son rapport puisse avoir la moindre conséquence.
 

The wait
The wait
The wait
The wait
 
The wait
The wait
The wait
The wait
 
-Killing Joke, “The Wait”

Ironiquement, la seule chose qui puisse garantir que le rapport Mueller aura un effet est que l’impasse actuelle soit perturbée par des forces extérieures aux sphères du pouvoirs - par exemple, par un véritable mouvement social utilisant l’action directe. Si des millions de personnes descendaient dans les rues pour empêcher le gouvernement Trump de mettre en œuvre son programme, les lobbyistes de Washington envisageraient de le sacrifier pour préserver le statu quo. En restant en retrait, dans l’expectative, affirmant par là même l’autorité du FBI et du Congrès pour résoudre les problèmes, les fans de Mueller diminuent la probabilité que son enquête constitue une menace sérieuse pour l’administration. La masse des démocrates fixe ses écrans, observant l’équivalent bureaucratique de la roue multicolore qui tourne à l’infini sur un Mac planté.
Dans ce cas, plus on applaudit, et moins la Fée Clochette existe.
 

I’m in the waiting room
I don’t want the news—I cannot use it
I don’t want the news—I won’t live by it
 
But I don’t sit idly by
I’m planning a big surprise
I’m gonna fight for what I wanna be
And I won’t make the same mistakes
Because I know how much time that wastes [4]
 
-Fugazi “Waiting Room”

Le cours de l’histoire est long, mais il n’a qu’une seule direction : la mort. Il n’y a pas de bonne excuse pour repousser les choses. C’est la façon dont nous utilisons aujourd’hui qui déterminera comment demain nous utilisera.


Que signifierait cesser d’attendre ?
Cela impliquerait de ne plus attendre des autres qu’ils résolvent nos problèmes, de ne plus laisser à toute sortes de petits tyrans ou bonimenteurs, — présidents, représentants de la chambre, directeurs du FBI ou candidats à la présidentielles—, le loisir de jouer au good cop / bad cop avec nous.
Cela impliquerait de prendre au sérieux les catastrophes produites par la présidence de Trump plutôt que de s’en remettre à la médiation d’autres figures de l’autorité. Il s’agirait alors de construire un mouvement social suffisamment puissant pour s’opposer à la construction d’un mur à la frontière, libérer les enfants enfermer dans les centres de rétention pour migrants, ou encore nourrir les plus pauvres et soigner les malades sans attendre l’aval du pouvoir législatif quant à ce que nous choisissons de faire des ressources qui sont quotidiennement à notre disposition.
Souvenons-nous lorsqu’au moment de l’élection de Trump, nous avons fait fermer la plupart des aéroports du pays. C’était certainement l’un de nos moments les plus glorieux. Ne plus attendre, c’est s’engager dans plus d’actions de ce type plutôt que de dépendre des politiciens et des bureaucrates. Depuis, nous nous sommes affaiblis en nous laissant distraire par tout l’éventail de ceux qui jouent des coudes pour nous représenter : éditorialistes ou candidats à l’investiture démocrate. Autant de substituts à notre propre puissance.

Ne tuons plus le temps. Ou plutôt, ne laissons plus le temps nous tuer.

« Nous vivons provisoirement toute notre vie », dit-il. « Nous pensons que pour l’instant les choses vont mal, qu’il faut en tirer le meilleur parti et s’adapter ou s’humilier, mais que tout n’est que provisoire et qu’un jour la vraie vie va commencer. Nous nous préparons à la mort en nous plaignant que nous n’avons jamais vécu. De tous les gens que je connais, pas un ne vit dans le présent. Personne n’a de plaisir dans ce qu’il fait tous les jours. Personne n’est en me sure de dire ce jour-là, à ce moment là, ma vie a commencé. Croyez-moi, même ceux qui ont le pouvoir et qui en profitent sont affligés d’angoisses et dégoûtés par la stupidité dominante. Eux aussi vivent provisoirement et passent leur vie entière à attendre. »

« Ceux qui fuient le pays passent aussi leur vie à attendre » dit Pietro. « C’est le problème. Mais il ne faut pas attendre, il faut agir. Il faut dire : "À partir d’aujourd’hui, c’en est assez." »

« Mais si vous n’avez pas la liberté d’agir ? » répondit Nunzio.
« La liberté n’est pas une chose que l’on peut recevoir en cadeau », dit Pietro. « Vous pouvez être libre, même sous une dictature, à la simple condition de lutter contre elle. Une personne qui pense avec son propre esprit et qui ne se corrompt pas est libre. Une personne qui lutte pour ce qu’elle croit être juste est libre. Vous vivez peut-être dans le pays le plus démocratique du monde, mais si vous êtes paresseux, insensible et servile, vous n’êtes pas libre - malgré l’absence de violence et de coercition, vous êtes un esclave. La liberté n’est pas une chose qu’on peut quémander aux autres. C’est à toi de t’en emparer, par tes propres moyens et dans la mesure du possible. »
-Ignazio Silone, Bread and Wine

[1Quand on s’est effondré sur la chaussée ;
Et qu’on git sous la pluie ;
Et qu’ils demandent comment ça va,
Bien sûr qu’on dit : “Ça peut aller”,
Et s’ils cherchent à nous faire parler,
C’est là qu’il faut faire l’idiot,
Dire qu’on attend juste, là,
Que le miracle, que le miracle advienne.

[2Ndt : « Miller Time », slogan publicitaire du brasseur américain Miller servant à désigner le moment où, après une rude journée de labeur, les travailleurs américains sont invités à se réunir autour d’un canette de mauvaise bière.

[3Ndt : Refrain de « The Preacher and the Slave », Joe Hill.

[4Je suis dans la salle d’attente
Je ne veux pas entendre les nouvelles—Je ne peux rien en faire
Je ne veux pas entendre les nouvelles—Impossible de vivre avec

Mais je ne reste pas assis paresseusement
Je prépare une grosse suprise
Je vais me battre pour ce que je veux être
Et je ne ferai pas les mêmes erreurs
Parce que je sais combien de temps ça fait perdre.

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