Visite guidée de la maison d’arrêt de Lyon-Corbas : La nasse blindée

Kamel Daoudi

paru dans lundimatin#260, le 25 octobre 2020

Comme nous l’avions annoncé dans nos pages, Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis plus de 12 ans, a écopé d’une peine de 12 mois de prison ferme à la suite d’un retard de 30 minutes sur son couvre-feu quotidien. Plutôt que de s’indigner du traitement judiciaire et extrajudiciaire ahurissant que M. Daoudi et sa famille subissent depuis bientôt 20 ans, il nous apparaît plus opportun de laisser place au témoignage et à l’enquête. Cette semaine, il nous fait donc visiter sa cellule du quartier d’isolement de la maison d’arrêt de Lyon-Corbas.

La cellule, oui la cellule et non, ma cellule porte le numéro 218. Elle se trouve au quartier d’isolement de la maison d’arrêt de Lyon–Corbas. Il y aurait tant à dire sur le vocabulaire concentrationnaire, oui concentrationnaire : ce mot est vieilli pourtant il sonne plus juste que maison d’arrêt. Une cellule ne sera jamais une maison... Une cellule est au mieux une tombe pour mort vivant. Amie lectrice, ami lecteur, je vais te décrire cette cellule.

Tu y entres comme si tu sortais de chez toi. Le simple fait que la porte blindée de la cellule s’ouvre comme si l’intérieur était l’extérieur et l’extérieur était l’intérieur devrait être la première chose qui te frappe. Ceci signifie clairement que ton intimité se réduit à peau de chagrin. Le maton peut venir te guetter à l’oeilleton qu’il actionne de l’extérieur à tout moment du jour ou de la nuit. De même lorsqu’il ouvre la porte, par le simple système inversé d’ouverture de la porte, tu te retrouves à l’extérieur enfermé dans une pièce recluse et lui se trouve à l’intérieur d’une coursive. Tu deviens étranger, visiteur, demandeur et cette simple distorsion d’une habitude conditionne beaucoup de choses. Face à cette porte blindée qui coute plusieurs milliers d’euros, trône une fenêtre massive d’environ 1m30 de hauteur et 90 centimètres de largeur munie de 3 gonds. Elle est verrouillée par deux loquets qui viennent se glisser en pivotant à 90 degrés sur deux crochets rivés au cadre. La vitre est blindée et faite en verre sécurit.
Dans l’encadrement de la fenêtre apparaissent 5 barreaux verticaux en acier inoxydable trempé, séparé chacun d’à peine 10 centimètres. Derrière le barreaudage, une grille est plaquée aux montants extérieurs de la fenêtre. Chaque maille d’environ 4 cm de hauteur sur 3,5 cm de largeur est soudée indépendamment. Le tout est maintenu par 6 gros rivets.
Au-delà de la fenêtre, à environ 1m80 du mur extérieur du bâtiment une barrière de grilles épaisses d’environ 2m20 de hauteur est fixée sur des petits poteaux et orientée à 45 degrés de la verticale.
Ces grilles ont des mailles d’environ 5 cm de hauteur sur 1cm de largeur.
Inutile de te dire que pour distinguer le moindre objet, il faut coller tes globes oculaires aux barreaux. Mais malgré cela ton champ de vision est moiré par ces deux grilles munies de mailles suffisamment fines pour t’interdire de regarder le paysage plus de 20 secondes.
Regarder la vue extérieure équivaudrait à admirer le paysage en te plaquant deux feuilles de papier millimétré transparentes juste devant les yeux.

Et en guise de paysage qu’y a-t-il ? Un mat d’une trentaine de mètre, surmonté de câbles formant un filin anti-hélicoptère, un mirador énorme à gauche et quelques entrepôts gris en face. Rien de bien ragoutant !
En clignant des yeux et en faisant un effort pour accommoder ta vue, tu peux apercevoir quelques arbres (des peupliers, je crois) dont les cimes s’élèvent au dessus du blockhaus formé par la prison, quelques grues jaunes de chantier et à l’horizon des bâtiments gris et blancs dessinant les contours de Vénissieux qui servaient de camp de triage en 1942 pour les juifs raflés par la milice française. C’est là-bas qu’une centaine d’enfants avaient été exfiltrés et placés dans des familles ou des institutions religieuses pour échapper à leur funeste sort. En prison, le rapport au temps est différent et tu peux sans trop de peine t’imaginer que cette époque, c’était la semaine dernière.
Cette cellule spartiate de 9m2 composée t d’un lit métallique, d’une table d’écolier, d’une armoire, le tout rivé au sol et d’un coin toilette où tu peux aussi prendre ta douche, recèle comme seule marque d’embourgeoisement : un téléviseur et un petit réfrigérateur. L’isolement, tu y es enfermé 22 h/24 et depuis les dernières mesures anti-covid : 23h/24 car la cellule de musculation et la cellule bibliothèque sont désormais placées en quarantaine.

Ami lecteur, amie lectrice, voici le tour du propriétaire. Dans ce décor, tu as largement le temps de jouer les pénitents pendant que les gardiens de la classe dirigeante distribuent des éternités de contrition, des millénaires de mortification, des siècles d’ascétisme. Mais « Chaque œil qui lit les phrases que j’écris, chaque voix qui répète mon nom est comme un petit nuage qui me prend pas la main et m’emporte dans le ciel pour survoler les plaines, les sources et les forêts, les rues, les fleuves et les mers. Et je m’invite sans un bruit dans les maisons, les chambres, les salons. » [1]

Kamel Daoudi, à Corbas le 9 octobre 2020 repris le 18/10.

[1Je ne reverrai plus le monde, Ahmet Altan, textes de prison, Actes Sud.

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