Virulence médiatique et apologie de la répression

Liban : reprise du soulèvement

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

Depuis le 17 octobre 2019, le Liban vit au rythme d’un soulèvement visant autant la classe politique qu’un régime économique moribond. Comme ailleurs, la propagation du virus et les mesures d’urgences sanitaires ont d’abord mis provisoirement à l’arrêt la contestation. Le 21 mars, le média Megaphone publiait une vidéo intitulée « Tripoli : Attendez-vous à nous retrouver après le corona ». La détérioration extrêmeme de la situation économique et l’absence totale de ressources dans que rencontrent un grand nombre d’habitants suite au confinement ont finalement avancé ce pronostic. Malgré un confinement en vigueur jusqu’au 10 mai, les mouvements reprennent la rue, et ciblent une fois de plus les banques qui cristallisent le mécontentement. A nouveau la ville de Tripoli y occupe une place singulière, et ce depuis le début du soulèvement. Le 27 avril, l’armée qui participe largement à la répression y a tué un jeune homme, Fawaz Fouad Samman, dont la mort n’a fait qu’amplifier la colère populaire.

Virulence médiatique et apologie de la répression

Joseph Salloum
29 avril 2020 [1]

LBI : Décès d’un jeune de ses blessures à la suite des événements de Tripoli... Plusieurs blessés chez les civils et les militaires.
Al-Jadid : #Armée : 54 soldats blessés au cours de l’opération de réouverture des routes et arrestations de 13 individus.
Al-Nahar : Armée : 54 soldats blessés au cours de l’opération de réouverture des routes et arrestations de 13 individus.
OTV : Décès d’un jeune de ses blessures à la suite des événements de la nuit d’hier à #Tripoli.
MTV : Affrontements dans la nuit d’hier à Trioli

Voici comment les médias libanais ont rapporté les mouvements de contestations d’hier à Tripoli, au cours dequels Fawaz Fouad [Samman] est mort en martyr sous les balles de l’armée. Quelques minutes à peine d’images en direct, suivies d’un blackout médiatique afin de permettre aux forces de sécurité de réprimer ces mouvements qui ont eu lieu dans plusieurs régions du Liban, de Tripoli à Saïda, en passant par la Bekaa.

Les médias s’associent aux banques et aux bandes au pouvoir, comme ils en ont l’habitude, pour justifier la répression contre les habitants et adopter un ton virulent à leur encontre, jusqu’à inciter à les tuer, dans la manière dont ils présentent les protestations ayant lieu à Tripoli. Ces dernières sont ainsi uniquement qualifiés « d’affrontements » avec l’armée et les forces de sécurité, reprenant tel quel le récit du régime et de l’appareil sécuritaire dans les informations du matin, après une couverture lacunaire la veille. Ainsi la formule selon laquelle Fawwazz est mort de ses blessures, sans mentionner qui lui a tiré dessus, comme le rapportent aujourd’hui les chaînes d’informations, est une déformation de la vérité et une banalisation du meurtre. Quant aux qualifications des protestations qui ont eu lieu en termes de« guerre » ou d’affrontements, elles contribuent à justifier la répression de ces mouvements, ainsi que leur diabolisation.

Les espaces médiatiques libanais traditionnels excellent dans le travail policier, ces mêmes médias qui depuis leur création servent de porte-voix à la bande au pouvoir. Si déjà leur rôle était apparu au grand jour depuis le début du soulèvement du 17 octobre, celui-ici apparaît encore plus clairement avec les mesures de confinement imposées par le gouvernement libanais en réponse à la propagation de la nouvelle version du Corona virus.

Car les attaques meutrières et la répression que connaît Tripoli ne sont pas détachées de la virulence que déploient les médias depuis les débuts de la diffusion du virus, et des pratiques policières qu’elles mettent en œuvre contre la population.

Cette violence n’est que l’accumulation de cette animosité qui a été initiée par les présentateurs émissions d’informations désignant les gens comme des « écervelés », et les reportages se focalisant sur la manière dont les habitants enfreignaient les mesures de confinement dans les zones populaires. Les médias n’ont raté aucune occasion non seulement pour les fustiger, mais au point d’appeler à les punir, accompagnant notamment les descentes des forces de sécurité dans ces zones après l’entrée en vigueur du plan de confinement, et diffusant ces interventions en direct, afin de d’assurer que tous les citoyens soient bien enfermés chez eux.

Les médias sont devenus des dispositifs de surveillance, contrôlant les habitants dans leurs lieux de vie, comme dans les centres d’approvisionnement alimentaire et les commerces. Le tout en empiètant sur l’intimité des gens en pénétrant dans leurs maisons, toujours afin de s’assurer qu’ils se conforment aux mesures sécuritaires de l’État.

Les reporters se sont transformés en des agents policiers, qui veillent à ce que tous se soumettent aux mesures de confinement, interpellant les gens sur le port du masque, y compris lors des manifestations où les gens crient pour exprimer leur colère vis-à-vis de la situation économique et de la répression qu’ils subissent.

C’est ainsi que dès l’instant où ont recommencé les mouvements de protestations et les destructions de vitrines des banques, les discours sur les affrontements, les infiltrateurs et les troubles se sont élevés avec une véhémence redoublée dans les médias. Car les banques qui contribuent au financement de ces médias voient leur image blanchie par ces même médias lorsque le besoin s’en fait sentir et que leurs devantures volent en éclat.

Non seulement ces médias justifient l’assassinat des gens et l’emploi de la violence contre eux, mais ils n’hésitent pas dans le même temps à les utiliser afin de blanchir leur propre image. Depuis le début de la propagation du virus, les médias se sont jetés sur cette occasion afin de se refaire une réputation. C’est ainsi que chaque jour une équipe d’une émission vient apporter un colis d’aide recouvert du logo de l’émission dans une zone populaire, où vivent les mêmes habitants qui à peine quelques jours auparavant subissaient la répression des forces de sécurité et celle des médias. L’équipe pénètre chez une des familles pauvres, exploitant leur situation, filmant les enfants en pleurs, et ne s’en va qu’une fois s’être assurée que la famille s’astreint bien à ne pas sortir d’un pas en dehors de chez elle.

Le connard repu

Souhaib Ayoub
Paru le 22 avril 2020 [2]

Qu’est-ce qu’il a l’autre connard repu à me dire que la faim n’a qu’à patienter ?
Un manifestant, place al-Nour [Tripoli], le 18 avril 2020

Arrêtez de jouer les mendiants [à l’État], redescendez sur terre.
Un manifestant, place al-Nour, le 20 avril 2020

La révolution est en marche et on va vous défoncer.
Un habitant de Tripoli s’adressant aux politiciens, place al-Nour, le 20 avril 2020

Retour à la version sanglante de la révolution pour les habitants de Tripoli

Celle-là même dont les autorités ont su se jouer à certains moments, et stigmatiser à d’autres. Tôt le matin elles ont pris possession de sa tribune et l’ont défiguré avec ses appareils de sécurité et ses agents des renseignement [3]. Et voilà qu’avec la révolution numéro 2 elles utilisent tous ses moyens directs et indirects pour effrayer ses habitants : par les armes, en alignant des blindés tout autour de la place, par le bais des médias abjectes, d’un malin qui raconte ses bonimenteries, ou par les stéréotypes tout prêts au sujet des pauvres de la ville et de ses habitants. Ceux-là même qui contreviennent à toutes les convenances de la faim et à celles des temps de pandémie. Et cela comme si la révolution était l’origine non seulement de tous les problèmes, responsable de la faim d’aujourd’hui, de celle d’hier et de celle de demain, mais aussi quasiment comme si elle était la cause même du virus.

Ce retour de Tripoli fait aussi entendre un autre voix. Elle sort des ventres vides et des estomacs que ni les slogans, ni les aides, ni les rations alimentaires et les plans d’urgence ne peuvent remplir. Et naturellement la patience n’est d’aucun secours face à elle. La faim n’est pas mécréante [4], la faim est un chienne et une fille de chien. Elle a des crocs féroces. Et elle va sortir pour crever les yeux des politiciens et les dévorer. Alors que peuvent bien attendre les autorités dans cette période ? Est-ce que les politiques locaux et leurs conseillers sont assez myopes pour être réellement convaincus qu’un peu d’aide sociale en guise de tranquilisants peut constituer l’unique solution qui fera rentrer les gens chez eux ?

Nous sommes devant une révolution de la faim et des affamés. Nous l’avons vu de nos propres yeux. Une femme brandit un pain et crie sa faim, dans une ville qui a fermé ses fours à pain et dont les rues sont cernées par des convois militaires en application des mesures liées au Corona.

La faim est le virus de la ville, qui va émerger du plus profond des vieux marchés et des impasses oubliées vers les carcasses des politiciens, de la bourgeoisie et de l’oligarchie, pour s’insinuer jusqu’à leurs bouches et leurs maisons. Et rien ne pourra arrêter cette foule si elle sort.

Ce qu’ont exprimé les manifestants sur la place al-Nour, dont les autorités ont essayé d’effacer toutes les traces et les symboles de la contestation, est l’exact opposé de ce auquel s’attendait le gouvernement d’Hassan Diab et les hommes de Mohammed Fahmi [le premier étant le premier ministre et le second ministre de l’Intérieur, tous les deux en poste depuis janvier 2020]. Le langage de l’intimidation et de la terreur policière, les exactions, et les quelques tranquilisants de la municipalité de Tripoli, des associations et les miettes de certains gros poissons n’y feront rien. La faim ne laissera personne. Les affamés ne vont pas mourir entre leurs quatre murs de béton ou sur leur balcon, et ils ne vont pas se jeter des toits parsemés d’antennes en acier. Les affamés vont descendre sur la place, comme nous avons pu en être témoin depuis quelques jours. Et cela même si elle est fermée par des murs de séparation. Ils vont bondir et crier. Et ne dites pas que dans cette ville se trouvent des monstres. Il n’y a pas de montres, si ce n’est une classe, qui travaille nuit et jour pour réprimer les pauvres à côté desquels vont tôt ou tard sortir les enfants de la classes moyennes. Eux aussi auront faim sous peu. Il ne leur reste d’autre choix que de se soulever et de rejoindre les espaces qui sont au fond les leurs, et qui sont leur milieu d’origine.

Les pauvres affamés et les enfants de la classes moyennes qui sous peu auront faim se retrouveront ensemble. Peut-être à l’extrémité de la rue de la Liberté menant à la place al-Nour, à moins qu’ils ne descendent ensemble de la place al-Koura, qu’ils n’arrivent depuis la direction du café Roxy ou ne montent par la rue du boulevard ou la rue al-Maarad. Ils se rejoindront et face à eux se trouveront ceux les affament, tout autant que celui qui applaudit quand on les affame : les connards repus.

Ce même connard qui voyait plus la révolution comme une sorte de slogantisme (al-shi‘ârâtiyya). Qui veut une révolution accompagné de caviar et d’un narguilé, sans avoir particulièrement à lutter. Rien d’autre que quelques formules imprécises répétitives tournant autour de la vie commune dans la cité, tout en chantant : le Liban sera de retour.

Non, le Liban ne sera pas de retour s’il ne se soulève pas. La révolution numéro 1, celle que nous avons connue avec son folklore, ses rires et ses danses, est morte. Nous sommes devant une révolution des affamés. Qui verra se lever des majeurs éxténués, mais qui ne manquent pas de courage, à la gueule de tous les connards repus.

[3En référence à l’occupation de la place al-Nour, haut lieu de la contestation depuis le 17 octobre 2019.

[4En référence à une célèbre chanson de Ziad Rahbani qui dit notamment, en substance, « Le mécréant ce n’est pas moi, c’est la faim »

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