Entre la grisaille du monde et l’éclat des splendeurs fausses du capitalisme triomphant, on peine à entrevoir un peu d’espace pour que nos espoirs et nos joies trouvent à s’épanouir dans le temps et à se diffuser dans la foule. Les grands récits de changements heureux sont tombés et il ne nous reste, souvent, plus que les petits arrangements avec le réel mesquin pour espérer, simplement, vivre correctement. Même les artistes et gens de cultures, dont on pense si souvent qu’ils rêvent à de grands lendemains qui chantent, même eux, ne parlent plus que de taux de TVA, de cotisations retraite et de coupes dans les budgets. C’est dire si la douce utopie artistique ou la radicalité révolutionnaire des avants-gardes se sont évaporées face à la chape de plomb de l’époque…
Bien sûr, les artistes, et toutes celles et ceux qui collaborent aux mondes de la culture, ont raison de chercher à préserver les quelques menus moyens à leur disposition. On ne leur donnera pas tort non plus quand ils poussent un peu pour obtenir quelques conditions meilleures, par exemple en souhaitant étendre le régime de l’intermittence, ou en créant une sécurité sociale de la culture. Mais, nous qui sommes gardiens de nuit, enseignantes précaires, graphistes, imprimeurs, musiciennes, manutentionnaires parfois, partant du caractère composites de nos vies, ce sont d’autres désirs qui nous animent. Des désirs qui chamboulent et bouleversent, qui meuvent et soulèvent. Des désirs qui permettent de dépasser l’identité de métier et qui invitent tout le monde à se lier dans le bonheur de créer pour autrui.
Organiser une série de petits chantiers-écoles pour dessiner et réaliser des vitraux afin de décorer un hangar associatif. (en cours dans un hangar associatif à Locquirec)
Ce que nous voulons ce ne sont pas des miettes, mais les meilleures pâtisseries, ce ne sont pas de vagues allées enherbées mais des jardins grandioses et nourrissant, ce ne sont pas des appartements passoires mais des cabanes-palais pour toutes les manières d’habiter. Ce que nous voulons c’est l’excellence, et l’excellence pour tout le monde.
CE QUE NOUS VOULONS C’EST LE LUXE COMMUNAL
Entendons-nous bien, le luxe communal, qui a été pensé une première fois par la fédération des artistes pendant la commune de Paris de 1871, n’a pas qu’une forme. Il peut consister en une fête grandiose et inhabituelle pour les gens du bourg, en la construction d’une salle commune avec des matériaux nobles pour abriter des assemblées de quartier, en la réalisation d’une fresque extérieure pour raconter en image l’histoire glorieuse de la population d’une ville. Mais il peut aussi prendre la forme d’une attention partagée largement à l’amélioration forte et subite de l’existence, comme l’a été la généralisation de l’enseignement de la lecture, de l’écriture et du calcul en son temps, et comme pourrait l’être aujourd’hui le développement d’une éducation sentimentale, en particulier des jeunes garçons. En somme, le luxe communal consiste en un déploiement considérable — parfois une débauche — d’énergie, de moyens et de savoir-faire soit pour quelque chose de non nécessaire mais terriblement désirable soit pour quelque chose qui représente une amélioration forte de la qualité de la vie.
Grande fête des fiertés pauvres réalisée grâce à la cotisation de personnes
au RSA pour offrir une fête à tout le monde. (idée née à Lyon en attente de réalisation)
Il importe de ne pas oublier qu’aucune forme de luxe n’est permanente et universelle. Pensez seulement à ces idiots qui, n’ayant aucune imagination, décident de plaquer d’or leur salle de bain. Ce qui leur semble être l’expression audacieuse du luxe et de la débauche de richesse, nous paraît, à nous, la preuve de la sécheresse de leurs désirs et l’immensité de leur bêtise égotique. Les chiottes en or, c’est vulgaire et ringard en plus d’être arrogant et mesquin. Les perruques blanches poudrées de la noblesse du XVIIe siècle, ou les fraises au col des nobles du XVIe siècle revêtent pour nous le même caractère de ridicule, quand bien même ils étaient des signes de luxes raffinés en leur temps. Forts de savoir cela, nous considérons qu’il n’est pas question de définir fermement ce que doivent être les formes du luxe communal et que seule la diversité des tentatives sera féconde.
QUE CENT FLEURS S’ÉPANOUISSENT, QUE CENT ÉCOLES RIVALISENT
Il est, cependant, des choses que le luxe communal ne peut pas être à terme. Parmi celles-ci, il ne peut pas être un simple élargissement des codes du luxe propriétaire, du luxe des riches. Car celui-ci se construit sur sa capacité à se distancier de la foule grouillante que nous formons. Comme quelques proches l’avaient écrit il y avait quelques années :
« Le luxe communal ne se définit pas par un élargissement des bénéficiaires de ce luxe propriétaire ; le luxe communal, c’est autre chose.
Les représentations des grévistes de l’opéra de Paris ou les 350 musiciens jouant Dvorák à Nuit Debout ? Cela est beau comme une culture d’élite qui se donne à voir à tous — ou à tout le moins une culture d’une classe sociale qui se pense et agit comme une élite. Le signe principal que ces gestes renvoient est qu’une culture déliée des objectifs mondains de représentation sociale pourrait, peut-être, être une culture qui s’offre au regard de tous, une forme de socialisation de l’exigence formelle bourgeoise mais aussi, et cela a son importance, de ses codes ankylosés et de ses traditions mesquines. […] Car ce qui distingue le luxe communal du luxe propriétaire c’est 1. son ouverture à celles et ceux « qui ne savent pas »,2. la transmission, en vertu de cette ouverture, des capacités techniques et pratiques de l’exigence commune et 3. l’accueil de possibles transformations des exigences portées par la grâce de ces nouvelles rencontres [2] . »
Sur ce principe on pourrait sans doute regrouper une méthode propre au travail pour le luxe communal : faire à plusieurs, se former, avoir de l’exigence, se donner les moyens de ces ambitions et dépasser le groupe affinitaire.
Ce dernier point nous semble d’ailleurs particulièrement important. Il est indéniable que les premières fêtes, ou les premières occasions d’appliquer gratuitement un savoir-faire nouvellement acquis concernent en premier lieu les cercles proches, amicaux ou familiaux. On va d’abord embellir le départ à la retraite de son père, ou on va d’abord faire une tête de lit en chêne massif pour sa meilleure amie, avant même de penser aux voisins que l’on connaît à peine ou aux inconnus de l’autre bout de la ville. Il n’y a aucun mal à ça. Mais le luxe communal consiste justement à penser ce que l’on fait pour dépasser ce cercle proche. Si la communauté des proches est le lieu où s’affirment les amitiés et l’intensité des liens, l’échelle de la commune, là où on ne connaît pas tout le monde, est l’endroit de la générosité désintéressée autant que l’assurance de ne pas s’enfermer dans un esprit clanique qui voit l’inconnu et le méconnu comme un problème. C’est aussi cette attention à l’ouverture qui permet la confrontation à des mondes auxquels on n’est pas habitués et à des réalités qui nous échappent. Ce qui est luxueux dans la porosité des mondes, c’est la capacité à faire se confronter des imaginaires, et par là, à enrichir les siens. Il y a même une manière de jouer d’une fausse concurrence amusée entre les différentes formes de vie dont le seul objectif est l’amélioration du niveau général pour le bonheur de tout le monde.
Organiser une école de pâtisserie d’une semaine et réaliser des centaines de petits gâteaux pour les offrir lors de l’anniversaire de la victoire contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. (réalisé en 2020)
Les tentatives vers le luxe communal doivent se penser matériellement, et la contrainte économique ne doit pas être un frein à l’aboutissement de ce qui est souhaité. Nous avons le droit à du beau papier, à des bons vêtements, à des lieux grandioses, à des outils, à des aliments fins, etc. Ce droit n’est pas négociable et il n’a pas à dépendre de notre position sociale. Par conséquent, œuvrer pour le luxe communal c’est essayer d’organiser la réalité de l’application de ce droit. Si on ne peut pas acheter tous ces biens : on les fabrique, on les détourne, on les réquisitionne, on les occupe, bref, on se donne, ensemble, les moyens de pouvoir exercer ce droit à l’excellence et à son partage. La mise en commun des moyens, la mutualisation des outils et la transmission des savoir-faire est une condition de la possibilité de cette forme partageuse du luxe. C’est aussi le seul moyen qui permet à toutes celles et ceux qui auront participé de s’approprier une parcelle de la fierté collective. La seule limite à l’expression de ce droit est l’attitude nihiliste qui consiste à se foutre des potentielles conséquences néfastes du geste collectif. Le mur climatique implique une réflexion non pas sur la nécessité de la sobriété mais sur les bons arbitrages dans l’engagement des ressources pour ne pas être dans la prédation et l’extraction forcenée des matières. Le luxe communal ne peut être pas une décadence de fin du monde. Si la recherche de l’excellence est centrale, sa mise en partage doit rester l’exigence première. On le voit, l’attention au contexte est cruciale. Il serait fâcheux, alors, d’oublier le rapport de force que nous vivons : jamais les classes supérieures ne nous laisseront construire sans s’opposer à nous, encore moins si ce que nous bâtissons est une source de désir et de plaisir qui les met sur la touche. Le luxe communal peut aussi se penser comme un de nos outils dans ce contexte conflictuel. D’abord en nous assurant des espaces de désirs qui dépendent de la mise en commun et s’affranchissent des logiques commerciales ; ensuite, en pensant des formes offensives qui s’attaquent au pouvoir symbolique des dominants ou à leur capacité matérielle de verrouiller nos existences, à la manière des carnavals d’hier et d’aujourd’hui qui moquent les puissants. Il faut garder à l’esprit que la richesse des riches existe parce que nous travaillons et parce que nos savoir-faire sont exploités. Jamais Arnault n’a dessiné ni cousu un sac Vuitton, jamais Pinault n’a réalisé une œuvre d’art. Leur capacité à prescrire ce qu’il faudrait aimer ou faire est fondée sur l’usurpation de notre travail. Mettons celui-ci au service du plus grand nombre à chaque fois que c’est possible et sapons leur autorité autant que faire se peut.
Construire une maison du peuple et la monter sur une place publique lors d’une manifestation (1re tentative à Nantes en 2017)
En revanche, la culture de la conflictualité n’a pas à s’étendre massivement entre nous. Ce qui fait la générosité du luxe communal c’est aussi notre capacité à penser l’altérité, à composer avec la diversité des désirs et l’intuition qu’il ne faut pas chercher à réconcilier toutes les contradictions.
CE QUI COMPTE AVANT TOUT C’EST LA LIBRE CONFRONTATION DES TENTATIVES GÉNÉREUSES
Le débat et les juxtapositions improbables sont certainement plus fécondes que les définitions strictes de ce qu’il faut faire. D’autant plus que le luxe communal nous apparaît comme un vaste chantier, un moteur désirable pour nous mettre en marche et arracher un espace pour rêver de nouveau. Nous avons la conviction qu’aucune expérience immédiate ne sera parfaite, mais que notre exigence constante portée à l’amélioration de nos capacités à frôler l’excellence et à la partager nous rendra palpable la multitude des choses que la révolution rend lointaine.
Organiser des chantiers-écoles pour apprendre la charpente traditionnelle et construire une halle commune. (Quartier libre des Lentillères à Dijon).
1.
Le luxe communal est un déploiement simultané et conjoint vers l’excellence et vers autrui.
2.
Le luxe communal a plusieurs formes qui ne s’excluent pas nécessairement :
— ce qui est le fruit d’une débauche d’énergie non- nécessaire mais néanmoins terriblement désirable.
— ce qui améliore subitement et fortement la qualité des formes de l’existence.
3.
Le luxe n’a pas de valeur permanente et universelle.
4.
Le luxe communal ne saurait être ni la généralisation, ni la démocratisation, ni nulle autre simulacre de l’actuel luxe propriétaire.
5..
Seul ce qui excède l’échelle de la communauté est de l’ordre du luxe communal. Il est objet du dépassement de celle-ci et de son épuisement.
6.
Aucun mode d’acquisition n’est à négliger tant qu’il contribue à la mise en partage de l’excellence.
7.
Ni ce qui amoindri l’excellence et sa mise en partage, ni ce qui participe de la prédation ne peuvent se réclamer du luxe communal.
8.
Il y a des dimensions offensives du luxe communal, comme dans les registres de la profanation et du retournement symbolique.
9.
Les formes de l’excellence s’imposent moins par le rapport de force des parties prenantes que par l’accueil de leurs sensibilités multiples et parfois contradictoires.
10.
Le luxe communal est une perspective en travail qui peut être parfaitement aboutie mais qui rend palpable et immédiat ce que l’horizon garde lointain.