Vers une politique de l’amour… - Note sur la sexualité féminine

Par Ivan Segré (chercheur associé au LAAA)

Ivan Segré - paru dans lundimatin#57, le 18 avril 2016

« En leur temps, les scribes étaient essentiellement occupés des premières crises que traversait l’idéologie royale. Ils continueront à l’être à longueur de siècles. Et l’on devinera de très sérieuses raisons pour que les scribes hébraïques mettent au féminin la question de la fonction royale à l’origine de leur histoire… »
Jean Zacklad ; Pour une éthique. L’être au féminin

« Et pourtant, nul doute qu’un désir féminin existe, et qui ne va pas vers des bananes. Il reste qu’à le référer non pas à son objet, mais à sa cause, le désir est le même quel que soit le sexe. »
Mustapha Safouan ; La sexualité féminine dans la doctrine freudienne

Une remarque orpheline, dans le cours d’une analyse critique, suscite, ici et là, des interrogations inquiètes... Elle touche à « la sexualité féminine » et, à sa manière, à la dynamique insurrectionnelle, dont on sait qu’elle existe, et qui ne va pas vers des bananes. J’ai volontairement différé l’explication, de sorte que les esprits s’échauffent et, une fois mis en branle, s’épuisent à ne pouvoir trouver accès à la jouissance, sauf à être plus étroitement relié au champ du discours de l’Autre. Mon explication, en effet, consiste à dire qu’en dernière instance le passage de la haine à l’amour est à l’image, matricielle, de la bascule du pôle blanc de la réaction au pôle noir de l’anarchisme dans les formules de la sexuation chez Safouan.

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Dans Fragile absolu. Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ? (2000), Slavoj Zizek, propose de théoriser la différence entre judaïsme et christianisme à partir des formules de la sexuation chez Lacan. C’est au terme de l’ouvrage, chapitre 15, qu’après avoir évoqué bon nombre de questions annexes, il entre enfin dans le vif du sujet :

« Notre réponse consiste à dire qu’en dernière instance le passage du Judaïsme au Christianisme est à l’image, matricielle, de la bascule du pôle ‘masculin’ au pôle ‘féminin’ dans les formules de la sexuation chez Lacan. »

Puis, s’appuyant sur « la distinction entre la jouissance des pulsions et la jouissance de l’Autre », il explique :

« D’un côté, nous avons un circuit pulsionnel fermé, solipsiste, qui trouve sa satisfaction dans l’activité masturbatoire auto-érotique, en tournant perversement autour de l’objet petit a en tant qu’objet de la pulsion. De l’autre côté, nous retrouvons des sujets pour lesquels l’accès à la jouissance est relié plus étroitement au champ du discours de l’Autre : elle dépend de la manière dont ce n’est pas tant eux qui parlent que eux qui sont parlés. Disons que le plaisir repose sur la parole séductrice échangée avec l’amant, c’est-à-dire sur la parole elle-même, et non sur l’acte proprement dit. (…) Cette opposition entre jouissance des pulsions – masculine, phallique et masturbatoire – et jouissance féminine de l’Autre se trouve bien illustrée dans Breaking the waves de Lars von Trier. Cloué dans son lit d’hôpital, Jan demande à Bess de coucher avec d’autres hommes et de lui raconter ensuite ses expériences en détail. C’est ainsi qu’elle maintiendra le désir de vivre de Jan ; elle fera physiquement l’amour avec d’autres hommes, mais leur conversation à eux deux sera le lieu de l’érotisme réel… La jouissance de Jan est clairement d’ordre masturbatoire, solipsiste, phallique : il utilise Bess comme l’écran fantasmatique dont il a besoin pour s’y livrer ; Bess, elle, trouve sa jouissance chez l’Autre (l’ordre symbolique), c’est-à-dire dans ses mots : la source de satisfaction ne réside pas dans les actes sexuels en eux-mêmes (elle s’y conduit d’ailleurs de façon purement mécanique, l’impression est celle d’un sacrifice nécessaire), mais dans la manière de les rapporter à Jan. »

Zizek distingue donc deux types de jouissance, l’une masculine, l’autre féminine, à partir desquelles il théorise la différence entre judaïsme et christianisme : la jouissance judéo-masculine s’exerce dans « un circuit pulsionnel fermé, solipsiste » et prend la forme d’une « activité masturbatoire auto-érotique » » (où l’on reconnaît l’identité close sur elle-même qui caractériseraient le judaïsme) ; à l’autre pôle, la jouissance christiano-féminine dépend d’un circuit non-pulsionnel, ouvert, relationnel, où « l’accès à la jouissance est relié plus étroitement au champ du discours de l’Autre » (conformément cette fois au désir d’universalité qui caractériserait le christianisme).

Ceci étant posé, Zizek, en cinéphile avisé, trouve de sa théorisation une heureuse illustration dans Breaking the waves de Lars von Trier. L’histoire est la suivante : un homme et une femme se marient, ils s’aiment, ils sont heureux ; hélas, peu après leur mariage, l’homme est victime d’un accident de travail (en mer, étant pêcheur) et se retrouve paralysé ; cloué au lit, il ne peut plus aimer physiquement sa femme. Il conçoit alors une nouvelle manière de l’aimer : la femme se donne mécaniquement à des inconnus, puis relate à son mari l’acte charnel. Zizek reconnaît dans le personnage du mari le propre de la jouissance judéo-masculine, « d’ordre masturbatoire, solipsiste, phallique : il utilise Bess comme l’écran fantasmatique dont il a besoin pour s’y livrer » ; dans le personnage de la femme il reconnaît le propre de la jouissance féminine : « la source de satisfaction ne réside pas dans les actes sexuels en eux-mêmes (elle s’y conduit d’ailleurs de façon purement mécanique, l’impression est celle d’un sacrifice nécessaire), mais dans la manière de les rapporter à Jan ».

Autrement dit, la jouissance judéo-masculine voit en l’autre (en l’occurrence la femme) le moyen de sa propre jouissance, « d’ordre masturbatoire, solipsiste, phallique », au fond mécanique, tandis que la jouissance christiano-féminine ne trouve à se réaliser que dans la relation parlée à l’autre (en l’occurrence le mari), ce qui dessine une configuration relationnelle où l’autre (le mari), sujet de la parole dialoguée, n’est précisément plus un moyen, mais une fin : « la source de satisfaction ne réside pas dans les actes sexuels (…), mais dans la manière de les rapporter à Jan ». Faisons un pas de plus, et nous appuyant à présent sur la métaphysique des mœurs d’Emmanuel Kant, on aura reconnu dans la jouissance judéo-masculine la maxime selon laquelle tu dois toujours considérer l’autre (la femme) comme un simple moyen, jamais comme une fin, et dans la jouissance christiano-féminine la maxime contraire, à savoir la seconde formulation de l’impératif catégorique : toujours considérer l’autre (le mari) comme une fin, jamais comme un pur moyen. Ainsi la femme, Bess, dont le nom est en résonnance avec l’anglais God bless you, est une sainte dans Breaking the waves  ; le mari, Jan, étant lui un pêcheur.

A l’évidence, Zizek trouve une partie de son inspiration dans le cinéma de Lars von Trier, dont il épouse en l’occurrence la conception mystique de l’amour, éminemment sacrificielle. Et Zizek n’aura pas manquer de l’observer : la manière dont la femme se donne mécaniquement à des inconnus s’exhausse sous la forme, finale, d’une sainte crucifixion, soulignée dans le film par le son des cloches. Autrement dit, « l’impression est celle d’un sacrifice nécessaire ». Et l’analyse étant d’une logique imparable, il se trouve donc que le sacrificateur, le mari, s’il occupe pour une part (spirituelle) la place de Dieu le Père, qui donna son Fils, incarne pour une autre (littérale) la jouissance judéo-masculine. De fait, les juifs ont crucifié le Christ, comme chacun est supposé savoir.

De l’analyse de Zizek, comme du film de Lars von Trier, il faut s’empresser de dire qu’ils ne reflètent pas le christianisme, mais une orientation chrétienne, portée sur la jouissance du « sacrifice nécessaire », de la mort et, incidemment, de l’antijudaïsme. Zizek écrit son livre sous le haut patronage d’un grand philosophe, expliquant dès l’introduction vouloir emboîter le pas de « l’ouvrage décisif qu’Alain Badiou a consacré à saint Paul ». Il n’est cependant pas sûr qu’il lui soit absolument fidèle, Badiou s’efforçant précisément, lorsqu’il philosophe, de tirer un autre fil, celui d’une formule glorieuse de l’Epître aux Romains : « la victoire produit l’espérance ». Tâchons, à notre modeste niveau, de suivre ce fil et, par la même occasion, de vaincre l’impression d’un sacrifice nécessaire.

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Mustapha Safouan est un psychanalyste freudo-lacanien né en 1921 en Egypte. Il a produit une œuvre théorique importante, voire incontournable, et traduit en arabe L’interprétation des rêves de Freud. L’un de ses écrits s’intitule : La sexualité féminine dans la doctrine freudienne (Seuil, 1976). Dans une courte introduction, il expose l’enjeu de son étude et ses premiers mots sont les suivants : « Réviser l’Œdipe consiste, en considérant la nature des vœux inconscients que l’expérience psychanalytique met en lumière, à penser l’immanence de la loi de la prohibition de l’inceste au désir. »

Que la loi soit immanente au désir était déjà l’argument de son opuscule Le structuralisme en psychanalyse (Seuil) paru quelques années plus tôt, en 1968 : « Ou bien la loi s’oppose au désir, et la discordance dans la doctrine psychanalytique sera insurmontable, ou bien le désir est la Loi, comme nous le montrerons ». C’est un argument qui, aussi paradoxal que cela puisse paraître, situe l’analyste de l’Œdipe dans une heureuse proximité avec les auteurs de L’anti-Œdipe, Deleuze et Guattari, comme il le situe dans une heureuse proximité avec Spinoza, dont l’éthique est ex amore, « depuis l’amour », et non ut Legem, « pour la Loi ». Car il y a « Loi » et « Loi » : selon que la loi est immanente au désir, ou qu’elle s’y oppose, la majuscule du mot « Loi », et le mot lui-même, prennent un autre sens, et le désir une autre voie…

Un texte paru récemment dans Lundimatin citait, au sujet de la dynamique insurrectionnelle, une phrase de Mille plateaux : « c’est un trait fâcheux de l’esprit occidental, de rapporter les expressions et les actions à des fins extérieures ou transcendantes, au lieu de les estimer sur un plan d’immanence d’après leur valeur en soi ». Voilà la formule d’une insoumission radicale au cinéma de Lars von Trier comme aux théorisations de Zizek, dont les conceptions de l’amour sont sans nul doute un « trait fâcheux de l’esprit occidental ».

Mais revenons, pour l’heure, à l’Œdipe. L’immanence de la loi au désir, c’est donc de nouveau l’argument de Safouan dans La sexualité féminine, et d’emblée il dit pourquoi il choisit d’aborder la question par ce biais : « Aucun thème mieux que celui de la sexualité féminine ne permet la saisie de cette immanence ». C’est apparemment aussi une intuition de Zizek : aucun thème mieux que celui de la sexualité féminine ne permet de saisir la différence entre judaïsme et christianisme. Mais tandis que Zizek, s’appropriant les formules lacaniennes de la sexuation, expose la différence entre un judaïsme « d’ordre masturbatoire, solipsiste, phallique » et un christianisme où « l’accès à la jouissance est relié plus étroitement au champ du discours de l’Autre », puis vérifie la pertinence de sa distinction dans le récit imagé d’un sacrifice, Mustapha Safouan, lui, au terme de sa brève introduction, annonce un tout autre chemin, une tout autre couleur, qu’on qualifiera volontiers de noire : « Cette loi du désir, qui constitue selon nous ce que Lacan appelle non sans raison ‘castration symbolique’, varie aussi peu selon les sexes que la loi de non-contradiction ». Et certes, l’exaltation blanche de l’altérité féminine, sous la plume réactive de Zizek, prend vite une tournure nauséabonde… Disons qu’y plane comme une odeur de banane.

L’universalisme analytique de Safouan, qui sut mieux qu’un autre relayer le retour à Freud de Lacan, et nous aviser de l’intelligence politique du désir, est en regard de celui de Zizek non seulement sérieux, donc, mais salutaire. Disons que le camarade Mustapha nous invite à goûter le fruit, plutôt que glisser dessus.

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Que la loi soit immanente au désir, c’est ce qu’il importe en effet d’expérimenter, à deux dans la relation amoureuse, à plusieurs dans la relation politique. Qu’on soit homme ou femme, juif, chrétien, musulman ou bouddhiste, debout la nuit ou caché le jour, blanc ou noir, cette loi varie aussi peu selon les sexes, les races et les cultures que la loi de non-contradiction. Qui l’expérimente victorieusement produit l’espérance : « Parce que ce qui y a été vécu brille d’un éclat tel que ceux qui en font l’expérience se doivent d’y être fidèles, de ne pas se séparer, de construire cela même qui, désormais, fait défaut à leur vie d’avant » [1].

[1Comité invisible ; A nos amis.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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