Vers une Haggadah de Pessakh déterritorialisée

Elias Preszow

paru dans lundimatin#378, le 11 avril 2023

C’est lundi de Pâques. Férié. Depuis mercredi dernier, et jusqu’au jeudi 13 avril, c’est Pessakh qui commémore l’exode hors d’Egypte. Nous avons reçu ce texte dans lequel se rassemblent une méditation sur l’exode ainsi que sur le sens d’une tradition en perpétuel mouvement. D’une remémoration de la sortie d’Egypte sous la conduite de Moïse, le texte s’interroge, sur ce qui nous reste de printemps, sur la situation des personnes exilées, et des formes de résistance et d’hospitalité qui s’organisent pour leur ouvrir les portes.

Tout d’abord, cette phrase, lue dans un article de Cesare Pavese datant de 1941, sur le roman Moby Dick, d’Herman Melville :

…Car avoir une tradition n’est pas suffisant, c’est seulement en la cherchant qu’on peut la vivre. [1]

Une tradition, en somme, qui pour être vivante serait toujours à reprendre, et à réinventer…
Et puis, cet autre passage, lu ailleurs, comme pour se rappeler de quoi il sera ici question :

Laissant son peuple dans la vallée, Moïse était monté sur le mont Horeb pour recevoir la Torah, la ’loi’. Il s’était attardé. Il redoutait maintenant son retour au campement, se demandant comment l’accueilleraient ces centaines de milliers d’esclaves libérés du joug égyptien, ce peuple fruste et violent, endurci par des siècles d’esclavage. C’est alors que Moïse a demandé à Dieu : 
« Je vais revenir vers le enfants d’Israël. Je leur dirai que le dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. Ils me demanderont : "Quel est son nom ?" Que leur dirais-je alors ? »
Et Dieu répond à Moïse :
« "Je suis celui qui est." C’est cela que tu répondras aux enfants d’Israël. "Je suis" m’a envoyé vers vous. »
(Exode, 3, 13-14)

Tobie Nathan, ethnopsychiatre juif égyptien, précise le sens de sa traduction, dans ses Secrets de Thérapeute :
En hébreu : Ehyeh asher ehyeh, que j’ai traduit par « Je suis celui qui est. »

Et il commente :

« Que l’on pourrait aussi traduire : "Je suis celui que je serai" ou encore "Je suis celui que je suis", du fait que le verbe "être", du reste très peu utilisé en hébreux, a la même forme au présent et au futur. J’ai choisi cette traduction car elle fait ressortir le sens immédiat. Il est double : 1) Je suis celui qui est... à la différence de vous autres, humains, qui ne pouvez être que ce que l’on a fait de vous... telle est la première signification de cet énoncé, la complétude de son être. La seconde est apophatique, c’est une dérobade. "Vous ne connaîtrez jamais le nom de Dieu. Il restera un mystère à jamais pour vous. Alors si on vous demande qui est votre Dieu, vous n’avez qu’à répondre : "Notre Dieu ? C’est celui qui ne souhaite pas révéler son nom". » [2]

Ce même passage à présent, d’Henri Meschonnic, poète et traducteur, dans sa traduction de l’Exode, intitulée Les Noms :

Et Moïse a dit / vers le Dieu // voilà moi je viens // vers les fils d’Israël // et je leur dirai // le Dieu de vos pères // m’a envoyé vers vous
// Et ils me diront quel est son nom // que dirai-je vers eux //
Et Dieu // a dit // vers Moïse // je serai // que je serai //
Et il a dit // ainsi tu diras // aux fils d’Israël// je serai // m’a envoyé vers vous
Henri Meschonnic, Les noms, traduction de l’Exode, Desclée de Brouwer, 2003, p.40

Meschonnic commente ainsi son choix pour rendre compte de la spécificité du futur tel qu’il l’emploie ici :

Ehiè/acher èhiè. Je traduis : « je serai/que je serai ». (…) C’est un inaccompli. Cependant il n’est pas exact de poser que l’inaccompli, qui est un aspect et pas un temps, couvre à la fois le présent et le futur, de manière indifférenciée. Sinon que j’y lis l’arrière-pensée de maintenir le ego sum qui sum de la Vulgate, « Je suis qui je suis ». En tout cas, c’en est l’effet. Parce que le contexte indique s’il s’agit d’une durée permanente, et le présent convient, ou bien d’une projection dans le futur, et le futur est alors l’équivalent pour rendre l’idée d’un résultat qui n’est pas encore là, qui se projette dans l’avenir, et qui est l’idée de l’inaccompli. Ibid., p.9

Un « résultat qui n’est pas encore là », une tradition à reprendre, à réinventer, c’est un aspect du temps à traduire, à construire. En commun. Celui d’une certaine mémoire du passé comme celui d’un avenir possible. Le sens de la sortie. Vers où, vers quoi ? De l’aspiration à la liberté ; de la fin du pouvoir pyramidal et de l’esclavage. Celui-là même qui lance le mouvement vers la terre promise, où, comme chacun sait : coule le lait et le miel. Ou, pour le dire dans la traduction de Meschonnic : « vers une terre bonne // et vaste // vers une terre // qui coule de lait et de miel ».

Mais avant d’atteindre cette utopie biblique, il y a un espace à parcourir : le désert, pendant quarante ans. Ce temps, c’est celui de la servitude de l’histoire. Temps confus, s’il en est. Brouillard, déluge, inondations, incendies. Météo mauvaise. Avis de tempêtes. Mais, c’est aussi le temps du souvenir : la catastrophe, l’esclavage, la destruction, la galère... tout ce dont nous serions sorti. Mais il suffit de regarder par la fenêtre, c’est encore et toujours le temps qu’il fait aujourd’hui : la catastrophe, l’exploitation et la domination, la destruction, la galère… Tout ce dont nous ne parvenons pas à sortir. Le même temps. Toujours la même histoire, la même servitude inlassablement recommencée. Pourtant, regardé autrement, un nouvel aspect se révèle peut-être.

Cela même qui nous étouffe, est-ce aussi ce qui nous délivre ?

Ya Basta ! Il est grand temps que cela change, disons-nous ! Et pourtant, y croyons-nous vraiment ? Rien ne change, tout empire. Et nous n’avons pour conseil à nos amis que celui de « prendre soin d’eux » lorsque nous les voyons épuisés, à bout… Le temps des révolutions et des indépendances est loin derrière nous. Il n’en reste que des cendres, des os, des cadavres… Des cimetières à perte de vue. Le gaspillage. Les déchets. Le gâchis. Le silence impossible, le bruit incessant. Le désastre à toute vitesse. L’angoisse, le doute. L’impuissance, la peur. La honte, le dégoût, l’indifférence...

Malgré tout voilà que revient aussi le temps de se réunir, d’être ensemble, les uns avec les autres, à l’écoute de ce qui nous arrive. Un autre temps dans le temps, celui de la rencontre et de la présence au présent. Je serai/ que je serai. Promesse d’un je en train de devenir autre chose, de se métamorphoser, de se transformer, de grandir, de se surmonter, de se renouveler. De renaître. Cet aspect du temps qui traverse un je à l’épreuve du nous, qui s’articule pas à pas, en apprenant à marcher au fur et à mesure des expériences. Le printemps, comme une porte lumineuse qui s’ouvre vers demain et nous fait passer de l’hiver à l’été.

Voilà ce qu’est Pessakh.

Ainsi, la tradition serait comme un lieu où penser ce devenir, ce cheminement, cette métamorphose. Lieu en mouvement, et mouvement du lieu. Colère de l’injustice et joie des retrouvailles. Expérience de la dispersion et dispersion de l’expérience. De la migration. De l’exil et de l’errance. Expérience du passage et passage de l’expérience. Aller-retour incessant entre ces lieux qui font liens pour lutter contre la fragmentation de soi et du monde dans un questionnement permanent. La tradition comme manière de rythmer ce questionnement : comment se rassembler, où se retrouver ? A quelle adresse se donner rendez-vous ? Il s’agit de penser, de repenser à chaque fois et toujours à nouveau, la violence du déracinement ainsi que la puissance de l’exil. Le tien, le mien, le nôtre. Il s’agit de méditer la beauté de cette promesse. Un ancrage pour l’année prochaine. L’espérance d’une habitation, quelque part, là-bas. Je serai/que je serai. Et dans cet appel à soi, dans ce retour sur soi, autant que sur un peuple et une communauté passée et à venir, une ouverture à l’autre, comme un saut vers l’inconnu. Une plongée vers le futur qui nous attend. Et qui est déjà là, tangible, entre nous dans l’amour et l’amitié que nous éprouvons les uns pour les autres.

Une tradition vivante porte cela lorsqu’elle se met à l’épreuve du vide des origines et qu’elle réapprend à parler au présent. Quand elle assume de ne rien avoir, de ne rien savoir, et qu’il faut seulement se remettre en route. Exode, désert, fuite, sortie, arrachement. Oubli. Remémoration. Résistance. Et correspondance entre le fini et l’infini, l’accompli et l’inaccompli de la condition humaine. Un temps à construire en commun : à la croisée du personnel et du collectif, de la solitude et de la communion. Entre la halakha et la aggada [3], entre la loi et le récit. Entre les mers et les continents. Entre les êtres d’ici et d’ailleurs, entre l’esclavage et la libération. D’un désert à l’autre. Ce temps qui n’appartient à personne mais qui nous habite au plus profond de notre appartenance au monde et nous fait avancer de l’avant, de lieu en lieu, d’une oasis à une autre. Ce vent de liberté intraduisible qui nous pousse à donner des noms aux êtres et aux choses pour qu’ils trouvent une existence digne à nos yeux. Ce vent qui nous pousse à rechercher des noms pour se dire et pouvoir vivre avec le soleil de l’inconnu en faveur d’une terre autre qui coule de lait et de miel.

C’est peut-être cette terre autre que Pasolini cherchait lui aussi, en avril 1960, conversant avec sa propre mort comme avec un fantôme, ou avec une amie très chère, lorsqu’il écrivait dans ses Poesie incivili - poésies inciviles, à la fin d’un poème intitulé Frammento alla morte – Fragment à la mort :

Ho avuto tutto quelle che volevo, ormai :
sono anzi andato anche piu in là
di certe speranze del mondo : svuotato,
eccoti li, dentro di me, che empi
il mio tempo e i tempi.
Sono stato razionale e sono stato
irrazionale : fino in fondo.

E ora… ah, il deserto assordato
dal vento, lo stupendo e immondo
sole dell’Africa che illumina il mondo.


Africa ! Unica mia
alternativa

J’ai eu tout ce que je voulais, désormais :
je suis même allé plus loin
que certains espoirs du monde : dévidé,
te voilà ici, en moi, qui remplis
mon temps et les temps.
J’ai été rationnel et j’ai été
irrationnel : jusqu’au bout.
Et maintenant… ah, le désert
assourdi par le vent, le superbe et immonde
soleil d’Afrique qui illumine le monde.

Afrique ! Ma seule
Alternative [4]

Quelle Afrique imaginaire Pasolini avait-il à l’esprit ? Nous ne le savons pas. Une Afrique, comme la tradition selon Pavese, toujours à inventer. Par le poème. Par le cinéma. Par la littérature, ainsi que Gilles Deleuze la comprenait, qui créer sans cesse une ligne de fuite :

Partir, s’évader, c’est tracer une ligne. L’objet le plus haut de la littérature, suivant Lawrence : « Partir, partir, s’évader… traverser l’horizon, pénétrer dans une autre vie… C’est ainsi que Melville se retrouve au milieu du Pacifique, il a vraiment passé la ligne d’horizon. » La ligne de fuite est une déterritorialisation. (…)Tout y est départ, devenir, passage, saut, démon, rapport avec le dehors. Ils créent une nouvelle Terre, mais il se peut précisément que le mouvement de la terre soit la déterritorialisation même. » [5]

Une littérature décoloniale pour une terre affranchie.

C’est ainsi que je comprends le sens de cette tradition du Seder de Pessakh, comme une fête qu’il nous appartient de réinventer ici et maintenant. C’est-à-dire une lutte sans cesse à reprendre et qu’il dépend de nous seuls de mener, comme Martin Luther King la considérait par-delà toute attente d’une intervention divine, par-delà toute prière vers le ciel.

Quelqu’un m’a dit : « Je crois à l’intégration raciale, mais je sais qu’elle ne se réalisera que si Dieu le veut. Vous, les Noirs, feriez mieux de cessez vos manifestations et de vous mettre à prier. » Je suis sûr que nous devons demander à Dieu son aide et sa direction dans cette lutte pour l’intégration, mais nous nous tromperions lourdement en pensant que le combat sera gagné par la seule prière. Dieu, qui nous a donné des intelligences pour penser et des corps pour travailler, irait à l’encontre de ses propres desseins s’il nous permettait d’obtenir par la prière ce qui peut nous venir par le travail et l’intelligence. La prière est un supplément merveilleux et nécessaire à nos faibles efforts, mais c’est un substitut dangereux. Lorsque Moïse entreprit de conduire les Israélites vers la Terre promise, Dieu montra clairement qu’il ne ferait pas pour eux ce qu’ils pourraient faire eux-mêmes. « L’Eternel dit à Moïse : Pourquoi ces cris vers moi ? Parle aux enfants d’Israël ; et qu’ils marchent. » (Exode 14, 15)
Martin Luther King, La force d’aimer, traduction de l’américain par Jean Bruls, Casterman, 1963, p.200-201

Ce qu’Henri Meschonnic traduit comme suit :

Et Adonaï // a dit // vers Moïse // qu’est-ce que tu hurles
Vers moi //
Parle aux fils d’Israël // et ils partiront [6]

Pessakh, fête de la sortie, du passage et de l’exil.

A cette occasion, comment ne pas penser à la situation qu’endurent les exilés d’aujourd’hui sur le continent européen ?

Un livre publié récemment nous en donne un portrait terrifiant. Dans La Battue, L’Etat, la police et les étrangers, Louis Witter analyse la stratégie de « zéro point de fixation ». En quatrième de couverture, on peut lire une brève description de ce dont il s’agit :

De Calais à Dunkerke, c’est l’expression employée par les autorités pour définir la politique de la France en matière d’immigration à la frontière franco-britannique. Caractérisée par des battues ou chasses à l’homme organisées toutes les 48 heures, cette stratégie de gestion policière des campements d’exilés a pour but de dissuader les personnes de s’installer et de se regrouper. Une manière de gouverner par l’image, l’exemple et la violence.

Louis Witter, La Battue, L’Etat, la police et les étrangers, Seuil,2023

En page 67 de ce premier livre qui fera date, espérons-le, le photojournaliste nous livre une analyse plus concrète encore des conséquences de cette doctrine stratégique :

On aurait du mal, comme les associations mobilisées sur le littoral, à ne pas employer le terme de « harcèlement » en détaillant les ressorts de cette politique. Selon le Larousse, harceler signifie : « soumettre quelqu’un, un groupe à d’incessantes petites attaques ». Il n’y a pas de définition plus claire et plus limpide que celle-ci pour décrire le quotidien des personnes exilées à Calais et Grand-Synthe. Remis en perspective sur l’année 2021, on compte plus de trois expulsions par jour.

Ainsi, depuis 2016, les hommes et les femmes en transit sur le littoral sont perpétuellement confrontés à la police : lors de leurs expulsions des campements, lorsqu’ils tentent de grimper dans les camions en partance pour les ferrys ou quand ils essaient de prendre la mer sur des embarcations de fortune. La stratégie de non-fixation, en lien étroit avec le Royaume-Uni qui finance une petite partie des moyens sécuritaires déployés, est également une stratégie de non-passage. S’il faut empêcher les personnes de se « fixer » à Calais, il faut surtout les empêcher de traverser la frontière.
Ibid., p.67

Et une page plus loin, encore :

Cette politique du « zéro point de fixation » censée servir les deux Etats en empêchant les exilés aussi bien de rester que de partir ne fait alors que les maintenir dans l’errance, dans la précarité et de fait dans un état constant de vulnérabilité physique et psychologique.
Ibid., p.68

Face à l’inhumanité de ces politiques, la question éthique fondamentale redevient celle de l’accueil. Ou, plus exactement encore, celle de l’hospitalité.

Jacques Derrida écrivait dans une intervention destinée au premier congrès des « villes-refuges » qui se tint les 21 et 22 mars 1996 au Conseil de l’Europe à Strasbourg : « L’hospitalité, c’est la culture même et ce n’est pas une éthique parmi d’autres. »  [7]

Pessakh, fête du printemps et de l’hospitalité.

C’est ce souffle indispensable pour tenir face à l’insupportable, face à l’invivable que nous trouvons sous la plume de Cédric Herrou, agriculteur, hébergeur, et désormais compagnon d’Emmaüs Roya, plaidant en faveur d’une Terre Commune :

Le printemps s’est levé, on ne parle plus beaucoup de préfet, ni même de politique. Les graines semées à l’automne ont germé. Nous avons passé l’hiver à travailler à la récolte des olives. Le désir de construire ensemble, de cultiver ensemble et de rêver ensemble est né. Ce bosquet d’idées semées prendra le nom d’Emmaüs Roya. Une façon à nous de manifester notre opposition au système politique qui nous est imposé. Nous sommes les précaires qui inventent. Se donner le droit d’être utopiques, de rêver, d’inventer, quitte à être à contresens. Apprendre, se faire confiance. S’engager pour de bon, le temps des rêves est révolu, construire maintenant un modèle où nous pourrons faire vivre nos idées. La tâche est rude. Nous ne savons pas par où commencer. Le démarrage du printemps est confus et désorganisé : trouver un lieu où nous pourrons loger dans des conditions plus dignes et confortables, construire un nouveau poulailler, ouvrir de nouvelles restanques pour la plantation de légumes, préparer la terre pour le millier de fraisiers que nous avons commandés durant l’hiver. Nous travaillons sans relâche. Nos mains se crevassent pendant que les légumes poussent. La mission la plus lourde est désormais de trouver le financement de nos projets. Nous avons la richesse des idées, à nous de trouver ceux et celles prêtes à les financer. Pas facile d’être aidés quand on aide des « migrants ». Il aurait fallu aider les chiens errants ou les canards boiteux, mais aider les gens de façon inconditionnelle, c’est plus compliqué. Notre choix se limite aux entreprises et aux particuliers qui partagent nos valeurs. Le soir après le lourd labeur, le temps est consacré au montage des dossiers, aux coups de fil aux amis militants. La question est posée : où trouver l’argent ? La France regorge de ressources, les contacts se créent, des gens sont là, prêts à aider, et grâce à cet élan de solidarité, nous pouvons enfin acheter ce lieu dont nous rêvions. Macron s’était engagé à ce que plus personne ne dorme dans la rue. A ce jour, jamais autant n’y ont dormi. La boîte mail d’Emmaüs Roya ne désemplit pas. Des dizaines de messages de demandes de places, des personnes seules mais également en familles. Je me rends compte de l’ampleur de l’abandon de l’Etat. Nous appelons les communautés Emmaüs voisines, puis d’autres. Le constat est identique, la précarité se bouscule à leurs portes, les communautés Emmaüs sont surchargées, le 115 est également saturé. Depuis l’appel de l’abbé Pierre durant l’hiver 1954, la précarité a changé de cible, les SDF sont dorénavant aussi des sans-papiers abandonnés de toute solidarité nationale. Elles se font marginaliser sous contrainte car travailler leur est interdit. Plus de 90% des demandes que nous recevons proviennent d’exilés sans aucune ressource. Or nous sommes complets, et beaucoup continueront donc à dormir dehors, hommes, femmes, enfants sans distinction. Je pense souvent à l’avenir de ces dizaines de milliers d’enfants qui vivent dans des hébergements d’urgence et ces milliers de gamins qui dorment dans une bagnole, sous un pont, dans un parking. Comment pourront-ils se construire ? »
Cédric Herrou, Une terre commune, Seul, libelle, 2023, p.30-p.33

La figure de Cédric Herrou ainsi que sa forme de résistance, nous fait penser à celle d’Eliahou. Ainsi que le raconte la tradition, telle qu’elle nous est transmise dans l’haggadah de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique [8], comme s’il fallait que la terre devienne enfin commune pour qu’elle puisse être considérée promise à l’humanité dans son ensemble :

Au neuvième siècle avant Jésus-Christ, un petit cultivateur se leva pour s’opposer à la domination de l’élite dirigeante et dénoncer la corruption et le gaspillage de la Cour royale. Eliahou donna le coup d’envoi à un puissant mouvement populaire et créa ainsi une légende qui inspira les gens du peuple pendant des générations. Avant de mourir, Eliahou déclara qu’il se réincarnerait une fois par génération en la personne d’un pauvre ou d’une victime de l’oppression, et qu’il se présenterait aux portes des maisons. Selon le traitement qui lui serait réservé, Eliahou saurait si la population avait atteint un niveau d’humanité lui permettant de participer à l’aube de l’âge messianique [9]

Et c’est pourquoi, comme nous le disons durant la cérémonie du Seder de Pessakh : Eliahou doit nous rejoindre brièvement dans la soirée pour déguster le vin. L’enfant le plus jeune remplit ce verre et le place derrière la porte, car Eliahou n’aura pas le temps de rentrer dans toutes les maisons.

Dans un texte de jeunesse, publié une première fois en roumain dans Lumea evree le 14 février 1920, et traduit en français sous le titre Dans le cimetière juif de Jassy, le poète Benjamin Fondane évoque aussi cette tradition et le sens qu’il en reste :

A Pâques (je me rappelle bien), le soir, pendant le repas, l’on ouvre la porte. Peut-être pour que le vent entre. Peut-être pour qu’Elie entre. Et mon père chantait trop bien en hébreu, pour qu’Elie ne fût pas venu boire. Le verre - c’est un verre bleu comme un vitrail- l’attendait, rempli de vin. Et Elie venait. Nous, les enfants, avions les yeux petits de sommeil, comme les ont parfois les hirondelles. Nous tremblions peut-être et nos âmes étaient pleines de la douceur duveteuse des nids. D’abord venait le vent. Ensuite nous fermions la porte. Et nous savions bien que ce souffle, c’était Elie. [10]

[1Cesare Pavese, Œuvres, dans l’introduction de Martin Ruef, Laocoon monolithe, Quarto Gallimard, 2008, p.55 – Cesare Pavese, Herman Melville, traduit de l’italien, préfacé et annoté par Manuel Esposito, Editions de la variation, 2022, p.64

[2Tobie Nathan, Secrets de thérapeute, L’iconoclaste, 2021, p.196

[3Hayyim-Nahman Bialik, Halahka et Aggada, éditions de l’éclat, 2017

[4Pier Paolo Pasolini, La religion de mon temps, traduit de l’italien, annoté et préfacé par René de Ceccatty, édition bilingue, rivages poche, petite bibliothèque, 2020, p.292-295

[5Gilles Deleuze et Claire Parnet, De la supériorité de la littérature anglaise-américaine », Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, p.47-48

[6Henri Meschonnic, Les noms, traduction de l’Exode, Desclée de Brouwer, 2003, p.87

[7Jacques Derrida, Cosmopolitique de tous les pays, encore un effort !, Galilée, 1997, p.42

[9Haggadah de l’Union des Progressistes juifs de Belgique, Grand Seder Décolonial,p.9

[10Benjamin Fondane, Comment je suis né, textes de jeunesse, traduits du Roumain par Marlena Braester, Hélène Lenz, Carmen Oszi, Odile Serre, présenté par Monique Jutrin, p.50

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