« Va donc falloir reprendre nos vies et appeler ça des existences »

Leïla Chaix

Leïla Chaix - paru dans lundimatin#275, le 15 février 2021

Va donc falloir reprendre nos vies et appeler ça des existences. Tu vas pouvoir sortir dehors, mais tout en gardant tes distances. Je vais pouvoir zoner en publique, ré-exposer mon désespoir. Mon corps va pouvoir s’actionner, et se promener sans ordonnance. Malgré mon devenir-pudique, et mon statut non-salarié, malgré mes six kilos en + et mes habitudes avariées. Oui ça y’est la sieste est finie, c’est la rentrée, l’heure de la grande désillusion. J’m’appelle Daisy, Daisy Fusion.

L’un dit « on va se mettre super cher », l’autre dit non. Lundi 11 Mai, ma fainéantise fait un bond. Va falloir sortir les mouchoirs, et puis refaire ses ablutions. Mon coeur est là, dans un tiroir, « vas le reprendre » me dit Martine, « et pourquoi faire ? » je lui réponds, « la vie reprend, on s’déconfine ! »

J’regarde dehors, des petites pelotes de laine grise tombent du ciel. « Je me sens mal, j’ai mal au vide. » Faute de frappe. « Tu voulais dire j’ai mal au bide ». C’est décidé, lundi matin je vais mimer d’aller au boulot, j’irai pointer dans une église ou bien dans un supermarché ; on est devenus des vidéos, l’empathie nous a transformés. C’est pas que je manque d’esprit d’équipe, je me rend bien compte qu’on se prépare à un acte assez athlétique : celui d’accoucher de nous-mêmes. Seulement voilà, j’ai le Baby Bloom, et je sais toujours pas quoi faire. « Va chez le coiffeur » me dit Martine, et moi j’lui dis d’fermer sa gueule. Elle me dit qu’elle dit ça pour moi, que j’fous le cafard et que j’ressemble à ma grand-mère. En soi c’est vrai, j’suis un gros thon et j’ai l’air vieille, et pourtant j’en n’ai rien à foutre. J’regarde dehors, les rues d’en bas, les gens se promènent, les secondes passent longuement. La laine continue de tomber, elle surfe doucement. Martine s’épile, elle se prépare. Et moi, le ghost, quand Martine se retourne vers moi, je tord la peau de mon visage pour qu’il exprime l’hostilité. Elle doit penser que j’ai envie de chier. L’orage éclate, tout devient sombre. J’observe mes concitoyens depuis le god-mode du balcon. On est sous vigilance orange. Un éclair flash et la grêle commence à tomber. Des éclats de verre.

Les consommateurs printaniers accélèrent légèrement le pas, les sacs sont lourds, les roues des cadis crissent au sol. La lumière est épileptique, un flash ré-éclaire la rue. On dirait que le ciel balance des petites billes de pistolet et qu’un paparazzi mitraille. Ça a l’air super douloureux de les recevoir dans le creux du cou. Martine me rejoint, et on regarde. Vus d’ici nos concitoyens ressemblent un peu à des insectes qui se dépêchent consciencieusement sous le fouet d’une urine céleste. Hallucinant le bruit que ça fait, du verre pilé qui se déverse. Les éclairs craquent et au passage éclatent les yeux et les tympans. Personne ne court ni ne s’arrête, les corps continuent leur chemin. C’est fou c’que ça peut endurer, un être humain ... C’est à peu près à ce moment là que Martine fit un commentaire journalistique, qui signa son arrêt de mort. Je peux à peine écrire cette phrase. Comprenez-moi j’avais juré tuer quiconque qui prononcerai encore ce mot, ce mot de merde masse- médiatique qu’on entend partout et tout le temps ! J’avais juré devant le Franprix que je butterai n’importe qui prononcerait ce mot maudit. Ce fut Martine, malheureusement. Les gens d’en bas continuaient docilement, dessous la pluie en verre pilé qui trouait les sacs en plastique. Et là dans je n’sais quel élan post-littéraire Martine a dit, les paupières closes, « c’est une image de RÉSILIENCE ». D’un coup tout est devenu flou, y’avait beaucoup d’bruit dans ma tête, l’angoisse était devenue trop grande un goût de métal m’envahissait ( je pleurais déjà à moitié, des gouttes de sang, de colle, de haine) mon eczéma me démangeait et la casserole en fonte noire que j’avais déjà empoignée alla se fracasser sur sa tempe. Son corps s’écroula sur le sol et le sang des veines de sa tête — ce sang épais, pourpre et sucré, qu’après tout on a en commun — est venu rejoindre lentement, mes dix orteils, indifférents, sur le carrelage bleu de la cuisine. On est dimanche, il est seize heures, j’ai tué ma soeur à quinze heures, et après je vous ai écris. C’est la première fois depuis des mois que je respire, et c’est intense. Va donc falloir reprendre nos vies et appeler ça des existences.

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