Une semaine de bonté

Le 3e « roman » surréaliste de Max Ernst

paru dans lundimatin#455, le 11 décembre 2024

Après avoir publié, en 2016, La Femme 100 têtes (1929), puis, trois ans plus tard, Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel (sorti originellement en 1930), les éditions Prairial nous offre, avec Une semaine de bonté ou Les sept éléments capitaux (1934), le troisième et dernier « roman-collage » réalisé par Max Ernst (1891-1976). Artiste allemand issu du mouvement dadaïste à Cologne, Ernst est, dans l’entre-deux-guerres en France, où il a rejoint le groupe surréaliste. Ces trois ouvrages inventent pratiquement un genre basé sur le détournement du roman feuilleton. [1]

La plupart des images de ces trois livres sont tirées de revues de vulgarisation scientifique, de magazines, de gravures de Gustave Doré, d’encyclopédies et, surtout, de romans populaires de la fin du dix-neuvième siècle. Ainsi, Une semaine de bonté, reprend nombre d’illustrations de trois romans à « quatre sous » des années 1880 : Les Damnées de Paris de Jules Mary, le « roi des feuilletonistes », Martyre ! d’Adolphe d’Ennery et les Mémoires de Monsieur Claude, Chef de la police de sûreté sous le Second Empire, attribuées à Théodore Labourieu et qui paraissent en dix volumes entre 1881 et 1885. Mais ces images sont réagencées, complétées et « corrigées » par l’ajout d’éléments étrangers (ailes, têtes d’animaux, photographies de femmes atteintes de crise à l’hôpital de la Salpêtrière, etc.), la substitution de décors, la collusion de réalités distinctes. Ernst prolonge de la sorte la pratique du collage qu’il avait mise en œuvre alors qu’il participait à Dada au tournant des années 1920, mais en prenant soin cette fois de gommer les « coutures » des images assemblées pour mieux les fondre dans un travail narratif. Ces trois ouvrages se calquent ainsi sur la logique du roman feuilleton : crimes, passions, figures romanesques, suspense, récit à rebondissement. Cependant, loin de suivre un récit linéaire, ils ne cessent de dérouter par les effets de ruptures, de libre association, de changements abrupts de plans et de personnages.

L’unité de chacun de ces romans-collages, ainsi que leurs convergences tiennent dès lors dans leurs emprunts à l’univers du romanesque populaire, décrié comme « littérature industrielle », ainsi qu’aux détournements érotiques, à la saturation d’oiseaux qui traversent ces pages et à la charge anticléricale (Ernst est aussi l’auteur du tableau, La Vierge corrigeant l’enfant Jésus devant trois témoins). Si La Femme 100 têtes peut se lire comme une contre-Genèse, Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel tourne en dérision le culte de Thérèse de Lisieux (canonisée en 1925), tandis qu’Une semaine de bonté ou Les sept éléments capitaux, ponctués de fléaux bibliques (dont le déluge) et d’apparitions du messie, fait voler en éclats la notion de charité chrétienne. À la différence des deux précédents livres cependant, les images y sont sans légende et l’humour bien moins présent. En outre, comme l’éditeur le relève dans les notes à la fin de l’ouvrage, les scènes répétées de violence sur les femmes sont pour le moins problématiques, et on lira en contrepoint le recueil-collage Dons des féminines (1951) de Valentine Penrose. De manière générale, Une semaine de bonté est plus sombre, plus menaçant, plus violent que les deux précédents romans-collages. Sûrement faut-il y voir un écho de l’ombre qui s’abat sur l’Europe, avec l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933.

La partie qui ouvre Une semaine de bonté est peut-être la plus mordante, la plus chargée politiquement. La semaine commence en effet par le dimanche, le « jour du Seigneur », dont l’élément est « la boue » et l’exemple, « Le lion de Belfort ». Cette sculpture patriotique, classée monument historique en 1931, est, dès la première image, piégée : un homme à tête de lion, en uniforme, bardé de médailles, regarde avec déférence une reproduction de Napoléon. S’ensuivent scènes de la vie bourgeoise, crimes, orgies, condamnation à la guillotine, dont les protagonistes sont des hommes à tête de lion qui incarnent souvent une figure de l’ordre. Cette première partie se clôt sur un paysage crépusculaire, de tempête, de destruction et de mort, dans lequel s’enfuit un personnage tenant à chaque main un crâne humain. Les dernières images rompent avec ce code narratif ; forme d’épilogue où s’opère la jonction entre un psaume célébrant les dimanches et « Le lion de Belfort ». Pour dérisoire que soit cette configuration de la religion et du patriotisme, elle n’annule pas sa violence. Au contraire même.

Les romans-collages de Max Ernst s’inscrivent dans la double culture populaire et médiatique qui émerge au tournant du 20e siècle avec comme points d’acmés les livres et illustrations de Jules Verne (1828-1905), dont les œuvres sont adaptées au théâtre et surtout au cinéma, les couvertures de romans et les films de Fantômas (réalisées par Louis Feuillade en 1913–1914). Enfants fascinés par ce que Robert Desnos nommait l’« imagerie moderne », les surréalistes, au croisement du traumatisme de la Première guerre mondiale et des espoirs soulevés par la révolution russe, cherchèrent dans la vie quotidienne et dans la collecte sauvage de cet « art mineur », faits d’images « idiotes » [2], de clichés et de lieux communs, à la fois un antidote à l’art et un moyen de le bouleverser.

Outre la puissance narrative des images détournées, l’un des attraits de La Femme 100 têtes, de Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au Carmel et d’Une semaine de bonté ou Les sept éléments capitaux est donc de rejeter l’opposition toute faite entre avant-gardes et culture populaire, en nous invitant à redécouvrir les romans populaires à travers les lunettes surréalistes et à repenser le surréalisme au regard de cette littérature industrielle.

Frédéric Thomas


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[1On feuillettera quelques extraits de l’ouvrage sur le site de l’éditeur.

[2« J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs ». Arthur Rimbaud, « Alchimie du Verbe » dans Une Saison en Enfer.

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