Une perversion de la raison : les Gilets Jaunes comme cause du Mal !

« Les GJ sont-ils aussi responsables de la forte consommation d’anxiolytiques en France, de l’arrestation de Julian Assange ou encore du trou dans la couche d’ozone ? »

paru dans lundimatin#187, le 16 avril 2019

Un incompréhensible masochisme me pousse encore à lire et regarder les médias à la solde du pouvoir et ce que l’on peut entendre est inadmissible ! Mais peut-être ce masochisme n’est-il pas la seule raison, peut-être s’agit-il aussi de m’informer sur la position de mes ennemis, de me renseigner sur la ligne de front ?

« Il n’y a pas d’erreur plus dangereuse que de confondre l’effet avec la cause : j’appelle cela la véritable perversion de la raison. »

F. Nietzsche, Le crépuscules des idoles, 1888

J’apprends donc que les Gilets Jaunes sont accusés de l’augmentation des chiffres de la délinquance en France (et pourquoi pas dans le monde ? Ou encore des agressions de vieilles dames ? Ah non, ça c’est la police, désolé…). Est-ce une blague ? Non, le sinistre Castaner vient de le déclarer à la radio : en même temps que les manifestations « hébergent des brutes » (il persiste), leur répétition éreinte les policiers, les pauvres, qui ne peuvent plus poursuivre les méchants délinquants. Des « brutes » qui encouragent la délinquance, voilà les Gilets Jaunes ! Un Ministre qui insulte ces concitoyens, qui les traite comme on traite un ennemi, voilà notre gouvernement !

Ne voit-on pas (mais si, on voit ! Et les raisons de feindre l’ignorer sont bien plus sournoises et souterraines que ne saurait l’expliquer la bêtise) que c’est confondre la cause et l’effet  ? Cette erreur, ou plutôt cette tromperie, est de la même espèce que celle qui consisterait à considérer que, par exemple, les essuie-glaces d’un véhicule sont la cause de la pluie. On dirait : il pleut parce que les constructeurs ont équipé les voitures avec des dispositifs pour améliorer la vision des conducteurs pendant l’orage…

Remettons donc les choses dans l’ordre (mince, habituellement, c’est pas nous les champions du désordre ?) : les causes de la délinquance sont les conditions matérielles indignes dans lesquelles les gens vivent. Les Gilets Jaunes et la délinquance sont, bien sûr, l’effet de cette crise sociale et économique que nous traversons. Sur ce même principe, cette même inversion à laquelle nous sommes habitués mais qui ne laisse pas de surprendre à chaque fois, on fait du chômeur la cause du chômage : ce n’est pas l’absence de travail qui cause le chômage mais c’est parce que le bas peuple est fainéant, manque d’ambition et de courage, qu’il ne daigne pas « traverser la rue » comme l’a déclaré le président Macron, qu’il ne trouve pas de travail.

Les médias devraient informer en portant un jugement de fait du type : « la délinquance augmente » pour ensuite, éventuellement, proposer des pistes permettant d’en révéler les causes pour les combattre (et non pas les perpétuer…). Au lieu de cela, certains se perdent en interprétations oiseuses, élaborant des mises en rapport douteuses (voire complices) entre Gilets Jaunes et délinquance. Les GJ sont-ils aussi responsables de la forte consommation d’anxiolytiques en France, de l’arrestation de Julian Assange ou encore du trou dans la couche d’ozone ?

Cette nouvelle tentative de rendre le mouvement impopulaire, ne contribuera, je le souhaite, qu’à l’amplifier.

Mais ce n’est pas tout. On dit aussi qu’ils sont jaloux. Jaloux des richesses des autres hommes, de ceux qui ont travaillé pour « en arriver là », pas comme eux, ces ’’grosses feignasses’’. De plus, les GJ ne seraient au fond pas contre le système capitaliste mais simplement jaloux de ne pas en profiter. Ils agiraient, s’ils avaient eu les capacités et le mérite d’ « en arriver là », comme ceux qu’ils critiquent. Leurs actes ne seraient que la légitimation du capitalisme, en confirmeraient le caractère indépassable.

Or, on assiste ici à la même inversion que celle dénoncée précédemment dans l’ordre de la cause et de l’effet. La convoitise est un effet de l’organisation sociale viciée, pervertie plutôt que la cause magique de la lutte entre les hommes (ou de la « lutte des classes ») que l’on trouverait dans une jalousie innée, substantielle.

Le GJ n’est pas jaloux. Le GJ ne veut pas autant que le riche, il veut suffisamment pour vivre dignement (ce qu’il faudrait définir relativement à un lieu, une époque…). Mais à la fois, il sait aussi que pour avoir suffisamment, il est nécessaire que les autres n’aient pas autant. En dernière analyse, pour avoir suffisamment, peut-être faut-il que nous ayons tous autant  ? Accepter d’avoir autant, ou aussi peu, c’est refuser et combattre la société actuelle comme organisation de la concurrence, lutte continuelle des uns envers les autres, compétitivité. Accepter de ne pas faire de l’autre mon rival, ne pas attendre de lui qu’il me reconnaisse comme son maître, comme supérieur à lui.

L’idée qu’au fond nous désirons tous la même chose, à savoir une richesse maximale, le plus de profit et ceci à tout prix, est fausse et au service de ceux qui organise la lutte parce qu’ils en sont les vainqueurs. Cette conception essentialiste de l’homme (un péché capital la convoitise !) relève de l’idéologie des dominants. Son objectif est évidemment de se donner les moyens de punir afin de préserver ses avantages, punir le méchant GJ qui décide librement d’être jaloux en étant la cause de son propre désarroi, de sa propre misère : « Les hommes ont été considérés comme libres, pour pouvoir être jugés et punis, pour pouvoir être coupables : par conséquent toute action devait être regardée comme voulue, l’origine de toute action comme se trouvant dans la conscience. » (Nietzsche, Le crépuscule des idoles, 1888)

Contre cette conception, il faut tenir qu’en amont de tout calcul rationnel, avant toute brutalité verticale et coercitive, avant toute organisation de cette brutalité, bref, avant tout État qui organise la séparation des individus et leur conflit futur, une unité originaire, une solidarité première et pré-rationnelle entre les hommes.

Ce rapport pré-réflexif, nous pouvons par exemple le trouver dans ce que nous révèle les arts et notamment dans ce que révèle la musique qui selon Nietzsche encore, est : « [...] l’extase délicieuse que la rupture du principe d’individuation fait monter du fond le plus intime de l’homme, ou même de la nature, une vue de l’essence du dionysiaque que l’analogie de l’ivresse nous rendra plus proche encore. [...] Ces émotions abolissent la subjectivité jusqu’au plus total oubli de soi. »

De par ce dessaisissement de soi, est découverte « l’harmonie universelle, non seulement chacun se sent uni, réconcilié, confondu avec son prochain, mais il fait un avec tous, comme si le voile de Maya s’était déchiré et qu’il n’en flottait plus que les lambeaux devant le mystère de l’Un originaire. »(La naissance de la tragédie, 1872)

Cette musique est celle du mouvement Gilet Jaune, elle relie les gens. Elle précède la représentation, l’image, bref, la chose constituée et c’est ce qu’elle nous apprend : c’est l’image qui sépare, qui délimite le contour des choses, et c’est elle l’objet de toute convoitise, elle qui pervertit l’être en paraître.

Et c’est l’État qui produit les images, la machinerie du Spectacle, c’est lui qui en est la cause. L’origine du Mal ?

Koubilichi

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